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Scolies
10 décembre 2011

LXV

Lorsque viendra le jour où on me lira, on trouvera que ma philosophie est comme la Thèbes aux cent portes : on y peut pénétrer par tous les côtés, et chaque porte mène directement au centre.

Schopenhauer

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Le monde comme volonté et comme représentation est une œuvre belle. S'il est aussi absurde de réfuter le système spinoziste ou hégélien que de réfuter la Pieta de Michel-Ange ou la Barcarolle de Chopin, il est tout aussi illusoire de donner son jugement sur La République de Platon ou sur les Méditations Métaphysiques indépendamment de la forme propre de ses œuvres. L'habitude de découvrir les systèmes philosophiques par des intermédiaires divers, par la leçon d'un professeur, d'un vulgarisateur ou d'un commentateur quelconque, fussent-ils doués, contribue à nous faire occulter les œuvres même des philosophes, en négligeant le style, la structure de celles-ci, comme si, parce qu'un auteur emploie des concepts, on pouvait ainsi tout à fait ignorer la dimension formelle et non purement conceptuelle de ces œuvres ! Mais l'on ne peut comprendre un philosophe si l'on ne le lit pas directement et il est somme toute assez bizarre que cette remarque de bon sens ne soit pas évidente pour tous les amateurs de philosophie. La meilleure bibliothèque de philosophie est rarement celle qui contient le plus de livres, et il faut se méfier des érudits qui passent leur temps à lire des glossateurs. Il est plus fécond pour l'esprit de passer toute une année avec l'Éthique que de dépenser en vain son énergie à découvrir et lire les centaines de commentateurs ennuyeux de Spinoza qui détournent de la compréhension véritable de l’œuvre, de la sensation directe du lecteur avec le texte même. Les lecteurs de philosophie devraient lire et relire toujours les mêmes textes plutôt que s'intéresser à des livres inutiles au style bidon ou faire des fiches laborieuses qui font parfois oublier que les grands livres de philosophie valent infiniment mieux que tous les résumés du monde. Aimer un philosophe, c'est moins être en accord avec un ensemble d'idées que sentir la puissance émanant d'un système et la force de son expression, qui ne font en réalité qu'un et qui ne sont qu'artificiellement séparées. Ainsi, il n'y a rien de stupide, bien que cette idée passe pour saugrenue, à ne pas apprécier un philosophe par goût ; et il n'y a rien de contradictoire dans le fait de trouver pertinentes les idées d'un philosophe tout en le négligeant, voire en le méprisant, au nom de son style détestable ou de la structure tordue de ses bouquins. Alors qu'en littérature ou en musique il est rare qu'on exige des justifications à telle ou telle prise de position en faveur d'un artiste, il est presque inconcevable, en philosophie, de montrer son dédain pour un texte sans formuler de fastidieuses critiques argumentées ; mais si la forme, qui est plus que l'habit de la pensée, est jugée insupportable, à quoi bon légitimer son dégoût par un discours inutile ?

Le grand livre organique de Schopenhauer est un modèle inégalé d'architecture philosophique. Du fait que la totalité de son système renvoie, comme le titre même de l’œuvre l'indique, et à la conception idéaliste du monde et à l'intuition de la Volonté, toutes les idées exprimées, dans n'importe quel chapitre, rappellent le cœur du système ; d'où les émouvants échos rencontrés à chaque page, vagues envoûtantes qui, je crois, contribuent beaucoup au charme violent de l'ouvrage. J'en connais peu qui, l'ayant une fois goûté, ont pu se détacher entièrement de son emprise ; car s'il y a bien un livre qui marque à jamais, c'est celui-là. Encore n'est-il ici question que de la structure de l'ouvrage ; il faut également faire remarquer que rares sont les philosophes à avoir écrit des lignes aussi indélébiles, comme si elles étaient marquées du sceau de la nécessité. À la réflexion, toute belle page de philosophie possède ce caractère de fermeté, et même les pages si gouleyantes et fluctuantes de Montaigne donnent le sentiment de lire un texte inébranlable comme l'est une sculpture de Michel-Ange. 

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