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Scolies
19 février 2012

CXXXVI

Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j'en fais un arbre, et je passe. Cette colère, je la nie ; cette envie, je la réprime à coups de botte. Cette mélancolie, je ne l'entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d'une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l'homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes.

– Alain

Les_ombres_port_es_dans_la_peinture_9

Il n'est pas facile de s'attaquer au problème de la rêverie, parce que notre entendement est empli d'images romantiques qui nous empêchent d'aborder de front ce sujet difficile ; il faut donc commencer par se débarrasser de toutes ces visions béates, de rejeter l'insupportable tête de Chateaubriand regardant niaisement l'horizon, et tâcher, en somme, de ne pas rêver la rêverie, de ne pas traiter le flasque par du flasque. Car la rêverie est flasque nécessairement ; ce qui la caractérise, c'est un flux libre d'inconsistantes pensées éparses, c'est une ondoyante ligne qui monte et qui descend sans ordre et qui ne conduit à rien de précis, de clair, de distinct, de solide. Comme les ombres lorsque nous essayons de les attraper, les plus belles rêveries s'enfuient dès que notre entendement se réveille et que nous jugeons le monde, ce qui est le vrai métier de l'homme ; tout passe, tout s'efface après la rêverie, nous n'en retenons rien, si ce n'est un souvenir confus et donc infructueux précisément parce que ce qui est fructueux, c'est l'idée opératoire, l'idée solide, l'idée claire, à laquelle aucune rêverie ne mène. C'est pourquoi il faut repousser violemment et sans appel cette idée dangereuse, répandue et si confortable de l'artiste rêveur, comme si c'était en se laissant paresseusement aller à ses libres pensées qu'il construisait son oeuvre ; au contraire, toujours il faut se souvenir que l'artiste, c'est d'abord l'artisan, le travailleur, ce que la considération du sculpteur fait davantage voir que celle du poète, quoiqu'il s'agisse, au fond, de la même chose. L'art, c'est la mise en forme ordonnée, donc contraignante et rationnel, de l'idée, rendue absolument claire et disctincte, exprimée par les moyens propres à l'artiste, selon qu'il travaille avec le marbre, la peinture, les notes ou les mots. C'est parce que les artistes arrogants ont oublié cette vérité évidente si l'on y pense un peu qu'ils se sont baignés dans la boue stérile du non-sens et du désordre  au XXème siècle, s'attirant à juste titre les foudres des sceptiques de cet art fier de se proclamer absolument moderne et contemporain.

L'homme rêve ; c'est un fait, c'est une nécessité de sa nature, et il serait donc stupide de condamner le rêve comme on condamne l'avidité ou la paresse ; mais de même que le désir excessif de manger est un vice en tant qu'il est une exagération d'un penchant naturel et qu'on qualifie de goinfres de telles personnes, nous pouvons appeler rêveurs ces hommes qui rêvent plus qu'il ne le faudrait, rêvant quand il faudrait être éveillé et se plaisant trop longuement dans ce stérile état de mollesse intellectuelle ; et l'instituteur a raison de marquer "rêveur" sur le bulletin de ces mauvais élèves ne sachant pas apprécier le savoir consistant. Il y a des rêveries tristes et des rêveries joyeuses, et chacun sait discerner les unes des autres ; nul besoin de s'attarder dessus ; il faut juste dire qu'il est absurde de penser que toutes les rêveries sont joyeuses, puisque ces effrayantes pensées que nous formons parfois lors de nos nuits d'insomnie, songeant aux formes obscures rodant dans notre chambre, imaginant la mort de nos proches ou chatoyant l'idée de notre néant, sont incontestablement tristes. Le plus important est qu'il y a un temps, un lieu et un état pour le rêve : la nuit, dans un lit, dans la fatigue ; tout le reste est occupation d'hommes demi-éveillés, c'est-à-dire d'hommes inactifs. 

Il est évident que rêver ce n'est pas voir le monde tel qu'il est, mais le transformer, l'adapter à ses désirs, ses fantasmes ; beau passe-temps si l'on veut, mais l'homme debout, l'homme digne de ce nom, l'homme qui avance, a autre chose à faire que de passer le temps et qu'à transformer le monde dans sa petite tête ; il veut le transformer positivement, déployer sa puissance vers un objet réel, et tout de suite. L'homme qui met les mains dans le cambouis du réel ne rêve pas, il affronte le monde résistant ; au contraire, rien ne résiste au rêveur, tout se plie, je ne dis pas à sa volonté, mais aux caprices de son imagination enfantine ; et Rousseau dit très bien que dans la rêverie on n'est point actif ; les images se tracent dans le cerveau, s'y combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté. L'idée où je veux en venir est que l'homme actif, qui est le véritable homme heureux, n'est jamais rêveur ; ce sont les oisifs qui rêvent, et ce n'est qu'en dépensant ses forces activement que l'on entre dans un heureux processus d'épanouissement. 

Rêvons, et apprécions nos rêves, mais uniquement lorsque Morphée nous couvre de son doux manteau ; car quand le soleil brille, nous avons mieux à faire, nous devons abandonner le rêveur dans son monde flasque, nous avons à faire notre métier d'homme, nous avons à penser, juger, construire, travailler, agir. 

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