CXLVI
M. Albert Menard Lacoste, industriel nanti d'une immense fortune et officier de la légion d'honneur, était en droit, en effet, de se dire le plus honnête homme du monde. Il ne s'en privait pas, du reste. Et cette qualité négative, puisqu'elle consiste en somme à ne pas se conduire malhonnêtement ; oui, cette qualité le dispensait à ses yeux de toutes celles qui font qu'un homme est agréable à vivre. Tant et si bien qu'en l'observant, il est une réflexion de Joseph de Maistre qui vous vient tout de suite à l'esprit ; cette réflexion est la suivante : "Je ne sais ce qu'est la vie d'un coquin, je ne l'ai jamais été, mais celle d'un honnête homme est abominable."
– Sacha Guitry
Dans La vie d'un honnête homme, petite merveille parmi tant d'autres du grand Sacha Guitry, est révélée la misère d'une existence purement honnête, comme Lars Von Trier qui, dans Dogville et Manderlay, pousse la belle âme, avec une violente ironie, jusqu'au bout de ses dangereuses contradictions. La vie bourgeoise d'Albert Menard Lacoste est insipide : sa femme est ennuyeuse et cupide, ses enfants manquent de caractère ; il n'a rien connu des plaisirs insouciants de la jeunesse et ne s'est presque jamais détourné de son chemin monotone ; fier, il y a fort longtemps, de ne pas avoir volé 10 000 francs alors qu'il en avait l'occasion, il semble fonder sur cette simple inaction sa supériorité et sa qualité d'honnête homme ; réglé, droit, son avenir est tracé d'avance, et son aigreur semble croître à mesure qu'il prend conscience qu'il s'est enfermé dans un mode de vie sans surprise, fade, stérile ; un oppressant sentiment de dégoût l'envahit progressivement tout entier. Il ne peut s'empêcher d'être jaloux d'Alain, son frère jumeau, dont il découvre la vie facétieuse, riche en aventures et en belles difficultés, ainsi que cette légèreté souriante, ce bonheur simple découlant du noble sentiment d'indépendance ; le chien envie le loup. Cherchant à se débarrasser de son être, qu'il méprise tellement au fond de lui-même, et souhaitant se dépouiller de son entravante honnêteté, il imitera médiocrement Alain grâce à une farce qui ne lui ressemble pas, pour finalement se retrouver enchaîné aux mêmes poteaux fades, goûtant malgré tout de l'insolite de sa situation inattendue, jusqu'à ce que, inévitablement, son masque tombe. La pièce est vive et parsemée de répliques spirituelles, comme toujours chez Sacha Guitry ; mais le ton est remarquablement grave ; l'atmosphère est lourde de lassitude et d'amertume. Ce film dégoûte de l'honnête vie rangée du bourgeois, vie de soumis, vie de larve, vie gâchée. Une petite dose des Oiseaux de passage :
Oh ! vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ;
Ca lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps.
Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : " C'est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir. "
Elle a fait son devoir ! C'est à dire que oncque
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.
Elle ne sentit pas lui courir sous la plume
De ces grands souffles fous qu'on a dans le sommeil,
pour aller voir la nuit comment le ciel s'allume
Et mourir au matin sur le coeur du soleil.