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24 avril 2012

CCI

Non duae naturae contrariae in homine confligunt inter se, sed eadem anima non tota voluntate interdum vult.

– Saint-Augustin

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Saint-Augustin, ainsi qu'il le raconte lui même dans les Confessions, quoiqu'il connût le bien et quoiqu'il n'ignorât point la voie à suivre pour obtenir son salut, hésita longtemps avant de se convertir pleinement au christianisme et de quitter son ancienne manière de vivre pour adopter le mode de vie chrétien. Il s'est donc personnellement confronté au problème de la réalisation du bien, constatant que la raison et la connaissance du bien ne suffisaient pas pour faire le bien ; et l'originalité de Saint-Augustin, notamment par rapports aux anciens philosophes grecs, vient de ce qu'il met en jeu la volonté pour résoudre ce problème classique de la philosophie morale. Ce problème est le suivant : comment se fait-il que les commandements de la volonté sur l'âme, contrairement à ceux qui s'exercent sur le corps, font naître de la résistance, et d'où vient cette résistance que la volonté faible ne parvient pas à surmonter ? Pour répondre à ce grave problème, tout en évitant, d'une part, la division manichéenne du moi en deux âmes distinctes, et, d'autre part, la théorie pélagienne accordant une trop grande puissance à la volonté en négligeant ainsi les réelles difficultés qui se posent lors de la réalisation du bien, Saint-Augustin pose l'unité de l'âme, la faiblesse naturelle de la volonté, dont la caractéristique est l'absence de totalité ; il s'agit, en somme, pour Saint-Augustin, de montrer que la difficulté à faire le bien provient d'un manque au sein de la volonté. 

C'est par l'étonnement, un étonnement teinté de crainte, que Saint-Augustin aborde la différence problématique entre la volnté appliquée au corps, qui provoque un effet immédiat, et la volonté appliquée à l'âme, où une résistance est visible : unde hoc monstrum ? Et quare istuc ?  Cette différence est source du malheur de l'homme, des poenarum hominum, et elle ne semble pas naturelle, car elle est infligée aux fils d'Adam ; autrement dit, c'est le péché originel de l'homme, dont est accablé, depuis la chute, tout le genre humain, qui est la cause profonde de ce fait monstrueux, de cette anomalie, de cette punition, de ce châtiment. Avant la chute, l'homme était également libre de choisir ou le bien ou le mal ; depuis qu'il a choisi le mal, l'homme ne dispose plus que d'une volonté corrompue et infirme, rendant l'accomplissement du bien beaucoup plus difficile. La différence entre l'exercice de la volonté sur l'âme et sur le corps s'avère être, pour Saint-Augustintin, le prix à payer de la faute commise par Adam et Eve, donnant à cette différence l'apparence d'un poids, d'un fardeau à porter, et même d'une épreuve à passer ; en effet, notre théologien adoré, dans La cité de dieu, affirme que les Justes, après la résurrection, jouiront d'une autre forme de liberté, d'une volonté nécessairement bonne, une volonté incapable de mal agir. Mais pour arriver à cet état de béatitude après la mort, l'homme doit  accepter sa condition et parvenir à faire le bien malgré les obstacles provenant de la nature corrompue de sa volonté.

Mais quelle est précisément la nature de cette différence et en quoi consiste t-elle ? Cette différence est aisément observable, elle est un fait de l'expérience : si je veux lever ma main, spontanément, elle se lève ; il n'y a pas de retard entre le commandement que mon âme donne à ma main, et sa réaction ; l'obéissance est immédiate ; nulle résistance ne se manifeste ; la volonté correspond parfaitement à l'action. Il est vrai qu'il se peut que mon corps ne puisse pas se mouvoir tel que je l'ordonne, mais ceci est toujours dû à une incapacité physique, comme lorsque je veux mouvoir ma jambe quand elle est cassée ; mais dans cette situation, la volonté n'y est pour rien, puisque c'est une absence de pouvoir qui fait l'impossibilité de l'action. Il en va tout autrement lorsque l'âme commande à l'âme : en effet, je peux vouloir être généreux avec mon prochain, et rester avare ; je peux vouloir être courageux au combat, et me révéler pleutre devant l'ennemi ; je peux vouloir être chaste, et céder aux attraits d'une femme séduisante ; je peux, en somme, après avoir déterminé le bien, vouloir le réaliser, sans pour autant que mon âme parvienne nécessairement à s'avancer jusqu'au but fixé. Et même lorsque je parviens à faire ce que j'ai voulu faire, ce n'est jamais spontanément, immédiatement, sans résistance ; je ne fais pas une bonne action comme je lève ma main ; il y a toujours, dans l'exercice de la volonté sur l'âme, une résistance engendrant un retard, une hésitation, une irrésolution, dont la longueur du temps que Saint-Augustin mit à se convertir réellement est sans doute un parfait exemple.

Il y a là un important paradoxe : lorsque la volonté s'exerce sur le corps, c'est-à-dire lorsque l'âme commande le corps, puisque la volonté appartient à l'âme, elle s'exerce sur ce qui, par nature, est différent d'elle : l'âme, qui est de l'ordre de l'esprit, agit sur le corps, qui est de l'ordre de la matière. À l'inverse, lorsque la volonté s'exerce sur l'âme, lorsque l'âme donne un commandement à l'âme, elle à affaire avec ce qui est semblable à elle ; animus est animus. Il paraît donc étrange, prodigieux, monstrueux, que la volonté ait davantage de puissance sur ce qui diffère de sa nature, à savoir le corps, et qu'elle en ait beaucoup moins sur ce qui est pourtant de la même nature qu'elle ; la volonté est bloquée dans son propre monde ; l'âme ne parvient pas à faire obéir l'âme, à faire réellement vouloir l'âme, quoiqu'elle le commande. Il s'agit bien là une anomalie, d'une pathologie, de la marque d'un châtiment, car il eût été naturel que l'âme commande sans résistance à elle-même.

Il y a une équivalence entre le commandement et la volonté ; commander l'âme, c'est exercer sa volonté sur elle : nam in tantum imperat, in quantum vult, et in tantum non fit quod imperat, in quantum non vult. Pourquoi alors peut-on se commander de vouloir ? Cela vient de ce que le vouloir de l'âme n'est pas total, autrement dit, que la volonté ne s'exerce pas entièrement sur un seul objet, mais qu'elle s'éparpille vers d'autres objets, des objets tentateurs, qui empêchent la volonté d'être totale, et, par suite, d'être efficace. Quand nous nous commandons de vouloir, nous nous exhortons à vouloir entièrement, à chasser de notre esprit la multitude des objets qui paralysent notre volonté ; ainsi, notre cher Saint-Augustin s'efforça longtemps de vouloir aimer Dieu et d'embrasser la religion catholique, mais ne le put pas avant d'avoir cessé d'aimer les plaisirs de la chair, auxquels il était attaché, et avant d'avoir fait taire les différentes objections qui se présentaient à son esprit et l'empêchait de concentrer toute sa volonté sur Dieu et la religion. Si la volonté était toujours totale, il serait absurde de se commander de vouloir, car alors l'exercice de la volonté serait toujours efficace, suivi d'un effet immédiat ; se commander de vouloir, c'est reconnaître qu'il y a un non-être au sein de la volonté qu'il faut s'efforcer de combler.

Si un homme connaît le bien, veut le faire, et n'y parvient pas, c'est donc qu'il y a une carence dans sa volonté, qu'elle manque de quelque chose, ce qui fait sa faiblesse. Une volonté forte est une volonté totale, pleine ; elle n'est pas divisée. Il y a quelque chose de maladif, de pathologique dans l'absence de plénitude de la volonté ; c'est qu'elle est non seulement corrompue par le péché originel, mais que, de surcroît, un ensemble de mauvaises habitudes prises par l'homme le détournent, le perturbe, l'empêchant ainsi de se concentrer : il ne veut qu'à moitié, se retrouve dans un flottement, un entre-deux désagréable et stérile, ce qui a fait croire à certains, et notamment aux manichéens, qu'il y avait en l'homme deux âmes, l'une bonne et l'autre mauvaise. Par là, Saint-Augustin s'oppose également à Platon qui concevait plusieurs parties dans l'âme en lutte avec elles-mêmes. En vérité, l'âme est une, mais la volonté corrompue a tendance à se diviser, à vouloir plusieurs choses à la fois ; la multiplicité s'introduit insidieusement dans la volonté, ce qui rend cette dernière inefficace. Par l'examen de l'âme maladive dont la volonté est divisée en plusieurs objets, ce qui la rend faible, on peut facilement comprendre ce qu'est une volonté forte, une volonté efficace, une volonté qui ne permet pas seulement de vouloir à moitié le bien en surchargeant l'âme de velléités. Une telle volonté est marquée par la concentration et la précision dans la détermination de son objet. Pour ne pas dire, comme Ovide, video meliora proboque deteriora sequor, il faut être capable de vouloir le bien, comme le dit Platon, ξὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ.

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