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Scolies
16 mai 2012

CCXXIII

Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.

– Honoré de Balzac

BalzacMagicSkin01

Dans La peau de chagrin, le concept du bonheur du vieillard se fonde sur l'idéal de l'ἀταραξία, c'est-à-dire sur l'absence de troubles. L'essentiel ici, du point de vue conceptuel, est qu'il s'agit d'une conception négative du bonheur : comme nous sommes en bonne santé lorsque nous ne souffrons de rien, nous sommes heureux dès lors que nous ne sommes pas malheureux. À partir de là, ce concept spécifique du bonheur se déploie d'une manière particulière, à savoir en développant les moyens qui nous permettent d'éviter autant que faire se peut le malheur, dont l'analyse révèle que sa source se trouve dans l'inadéquation entre les désirs toujours trop élevés des hommes et leur incapacité à satisfaire dans la réalité ces désirs superflus ; et ce d'autant plus que même si cette satisfaction était toujours possible, l'homme ne serait pas moins dans la situation d'Ixion emporté par le mouvement sans fin de sa roue enflammée, ou dans celle des Danaïdes condamnés à remplir un tonneau percé, métaphores de l'homme occupé à satisfaire ses désirs sans jamais trouver le repos ; toujours il est piqué par un nouveau désir qui l'empêche d'être dans un état de sérénité et de plénitude, états qui caractérisent l'homme heureux négativement. Nous comprenons pourquoi, si nous avions cette conception du bonheur, nous nous méfierions des mauvaises conséquences du désir, que nous chercherions à contrôler en lui posant des limites ; nous nous contenterions des plaisirs que nous donne spontanément notre nature, sans essayer de la dépasser, et nous serions déjà trop heureux si aucun événement ne venait interrompre ce paisible repos. Il s'agit donc d'une conception modeste du bonheur, fondé sur un art du renoncement : il faut ne pas vouloir et ne pas pouvoir afin de n'être pas brûlé et détruit, pour parler comme le vieillard de Balzac. On pourrait reprocher à cette vision du bonheur d'être peu courageuse, de refuser le danger présent dans le déploiement du désir, et préférer ainsi une vie ennuyeuse et fade à une vie tourmentée mais excitante ; vivre dans l'absence de troubles, n'est-ce pas vouloir vivre comme une statue de marbre et refuser le mouvement naturel de la vie ? Renoncer à la satisfaction de ses désirs, n'est-ce pas déjà insérer la mort dans la vie ?

À l'inverse, le concept du bonheur de Raphaël est clairement positif, c'est-à-dire que pour lui le bonheur n'est pas seulement le silence du malheur, mais bien un sentiment qui exprime concrètement une supériorité par rapport à un état neutre ; lorsque nous sommes heureux, nous nous sentons sans doute mieux que lorsque nous souffrons, certes, mais également mieux que lorsque nous sommes dans un état neutre et quelque peu ennuyeux. On le voit bien, cette conception du bonheur ne peut que s'opposer à celle précédemment exposée, puisqu'elle fera du désir un moteur : c'est par la puissance de mon désir, et ma faculté à accomplir celui-ci, que je peux, au moins momentanément, être joyeux. Il n'est donc pas question de renoncer à satisfaire ses désirs, bien que l'on sera attentif à ceux-ci, et que l'on ne se jettera évidemment pas, tels de vulgaires et inconscients pourceaux d'Épicure, dans les inconsistants délices de Capoue. De fait, ce bonheur est nécessairement moins stable que le bonheur négatif dans la mesure où il s'appuie sur des moments privilégiés, et non sur un état stable, état qu'il ne cherche d'ailleurs pas puisqu'il préfère le mouvement au repos. Pour les partisans de ce bonheur, le désir ne provoque pas tant un douloureux sentiment de manque, qu'une tension nécessaire pour mettre l'homme en branle, pour le pousser à l'activité, laquelle est la véritable source du bonheur humain : c'est en déployant sa force, en triomphant des obstacles se présentant à lui, en se rendant plus puissant qu'on augmente notre joie et favorise notre bonheur. On comprend ce que suppose une telle conception du bonheur : une vie tranquille dans laquelle il n'y aurait pas de ces moments forts où l'on sent son être intensément vibrer, où l'on ne serait jamais traversé par ces tensions fécondes, où, en somme, on se contenterait de laisser doucement la vie quitter notre corps – cette vie là ne mériterait pas d'être vécue. À choisir entre la vie longue, paisible, quelque peu ennuyeuse, et une vie dangereuse, brève, mais riche de moments de joies intenses, Raphaël se décide pour la dernière solution ; ce qui, assurément, est un choix intéressant, mais est également un choix risqué : à vouloir saisir la joie, on peut finir par étreindre le malheur et regretter la tranquillité passée en se demandant si on aurait pas dû choisir le moindre mal. Il semble que tout le monde ne soit pas capable de désirer adéquatement, et que c'est pour cette raison que l'on se méfie tant du désir, se trompant peut-être ainsi de cible.

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