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Scolies
22 mai 2012

CCXXIX

Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noir intérieure dont l'entrée est condamnée tant qu'on voit du monde.

– Proust

chambrenoire


Ainsi les joies de la vie s'étendent dans le temps, se divisent en étapes distinctes, et se savourent comme des lignes continues à développer en solitude. Le plaisir n'est pas un simple point, et la jouissance n'est pas d'un moment seulement. Cette vue, trop peu aperçue, mais révélée tout au long de la Recherche, pousse loin la considération de nos bonheurs. On ne se lasse point de se morfondre sur la trop rapide disparition de nos instants de plaisirs, qui s'évanouissent aussitôt ressentis et dont nous avons à peine le temps de prendre conscience, comme si nous n'étions que des bêtes, nécessairement condamnés au moment présent, vouées à une limitée perception actuelle du monde. Mais l'homme se construit des plaisirs qui passent par de longues médiations, il ressasse le moment vécu, et de nouvelles joies naissent de ce jeu du souvenir se mêlant aux méditations présentes. La sensation par elle-même n'est pas grand chose ; la mémoire et l'imagination doivent faire leur travail. Le retour sur le moment du plaisir est un autre plaisir, plaisir nouveau tout comme l'être que nous sommes ; car c'est l'évolution permanente de notre être qui permet d'ouvrir de nouvelles voies vers le passé. Tant que ces voies ne sont pas empruntées, on peut dire que l'on a pas épuisé le bonheur d'un moment. Le bonheur d'un baiser peut s'étendre sur des décennies, avec toujours cette teinte différente au fil du temps, rendant la considération du baiser toujours nouvelle : là est toute la magie du retour sur soi. Le plaisir changeant que donne une correspondance amoureuse fait voir cette étendue mouvante du bonheur plus que tout autre plaisir : la première lecture, impatiente, rapide, inquiète, donne un tout autre plaisir que les lectures répétées longtemps après, lentement, avec de douces pensées nostalgiques.Heureux celui qui, seul dans sa chambre, repense au baiser qu'il a donné la veille, la semaine dernière, ou il y a dix années, puis le développe par son imagination dans toutes ses sens possibles, multipliant les interprétations et les joies du souvenir ; en quoi l'on voit que le temps essentiel de l'amour est peut-être moins celui qu'on passe en compagnie de l'aimé, source sans pensée de notre bonheur, mais celui qu'on passe seul, avec sa mémoire et son imagination, pour méditer, cultiver, et faire croître son amour, riche de pensées infinies.

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