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Scolies
25 mai 2012

CCXXXII

C'étaient de braves gens fort prudents qui avaient réuni 12 ou 15000 francs d'appointements ou de rente par un travail ou une adresse assidus, et qui ne pouvaient souffrir de me voir allègre, insouciant, heureux avec un cahier de papier blanc et une plume, et vivant avec pas plus de 4 ou 5000 francs.

– Stendhal

28stendb

L'écrivain, plus encore que les autres artistes, vit sa passion et fait son bonheur avec trois fois rien. Aussi pauvre qu'il soit, il aura toujours de quoi avancer dans son art. Un cahier et une plume, on en manque guère ; tandis qu'il est fréquent qu'un sculpteur peine à se procurer du marbre, ou qu'un musicien désespère de voir un jour jouer sa musique. Cervantès, dit-on, écrivit Don Quichotte en prison ; et Schopenhauer a raison de se servir de cet éloquent exemple pour faire voir à quel point le bonheur est affaire d'intériorité. Aussi, l'homme aimant écrire peut être heureux partout et quand il le souhaite. Peu importe qu'il soit talentueux ou non, l'essentiel est qu'il désire s'accomplir dans une activité, et qu'il a toujours les moyens de le faire ; toujours il a les moyens pour forger des phrases. L'absence de volonté forte peut entraver l'écriture, mais jamais l'absence des matériaux nécessaires. À la fin de sa vie, Rousseau aimait se promener en écrivant ses pensées sur des cartes à jouer : belle image de la liberté de l'écrivain. On n'imagine guère Poussin peignant en se gambadant gaiement dans les bois.

L'écriture est l'art le plus abstrait, et c'est pourquoi il est à la fois le plus dangereusement libre, et le plus indépendant des ressources matérielles. L'histoire de la littérature montre les grands écrivains soucieux des questions d'argent, et, sur ce point, il n'y a rien de plus drôle que les périlleuses aventures financières de Balzac. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ses préoccupations d'argent ne l'ont pas du tout empêché de construire son oeuvre immense ; son chantier jamais ne fut interrompu. Il en va autrement pour les cinéastes, eux qui sont presque toujours limités dans leur puissance créatrice à cause de la grande question des moyens financiers. Ce fut la malédiction d'Orson Welles. Le Don Quichotte avorté de Terry Gilliam a le mérite de montrer l'énervante dépendance du cinéaste aux circonstances, aux producteurs, aux financiers. Un film ambitieux, pour être réalisé, doit être désiré par de grands possédants qui se moquent bien de l'art. Il est peu probable qu'on eût accepté de financer un projet tel que La Recherche du temps perdu. Mais l'écrivain est toujours libre, même enfermé dans sa chambre, même si personne ne le soutient. Il façonne son bonheur dans les joies de ces solitudes qui sont peuplées par mille personnages. Proust, couché dans son lit, aidé par sa chère Céleste, je ne le vois pas seul du tout ; il est avec Swann, Albertine, Charlus, et son propre reflet ; son art le fait dialoguer avec lui-même, et la conversation qu'il tient est la plus passionnante et variée de toute, faisant jeter au loin les balivernes des mondains. Le meilleur exemple de cette idée simple mais si intéressante de la liberté de l'écrivain en toutes circonstances, c'est sans doute le marquis de Sade, qui écrivit l'essentiel de ses fantaisies de génie enfermé en prison. Peut-être même était d'autant plus libre qu'il était en prison ; derrière des barreaux, la nécessité de l'écriture s'imposait à lui. Et cette nécessité est libératrice. 

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