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Scolies
31 mai 2012

CCXXXVIII

Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d'avance les hommes méchants et toujours prêts à déployer ce caractère de méchanceté.

– Machiavel

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Machiavel, avec son réalisme politique, ne prône pas une amère misanthropie, mais défend une sorte d'hypothèse de travail du législateur. Le réalisme politique ne s'affirme qu'en réaction face à l'angélisme politique, fruits dangereux des rêveries des belles âmes, et ce d'autant plus lorsque ces dernières ont, de surcroît, la mauvaise manie d'être systématiques. Les théories, avec leur cases toutes bien rangées, modelant le réel à leur guise, font disparaître les premières nécessités du politique, qui sont de réguler et ordonner les mouvements humains. Ceci n'est possible que si l'on part du besoin concret des hommes à s'organiser, en ne fermant pas les yeux sur l'âcreté de la nature humaine ; commencer par l'idée abstraite d'un ordre parfaitement rationnalisé et par le rêve d'une société entièrement dénuée d'injustice, c'est rater l'humain. Le grand Machiavel est là pour nous aider à le retrouver. Il vaut mieux aller du vice à la vertu que l'inverse, comme si souvent dans les trop sérieux songes politiques.

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30 mai 2012

CCXXXVII

La conscience, tourmentée d'un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n'aperçoit la réalité qu'à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental.

– Bergson

autoportrait

La science, en partant de la diversité des objets donnés, regroupe, condense cette multiplicité en y trouvant des caractéristiques communes précises afin d'énoncer des règles générales sur les objets en question ; elle unifie le divers ; elle subsume le particulier à travers des concepts, des lois, des fonctions qui permettent d'opérer une synthèse : c'est dire qu'elle n'a pas pour vocation de rendre compte de l'unicité des objets de ce monde, mais, bien au contraire, d'énoncer ce qu'il y a de commun dans les objets de ce monde ayant la même nature. La science ne cherche pas à montrer ce qui fait la spécificité de tel ou tel chêne, de tel ou tel chat précis, de tel ou tel être humain unique, mais bien plutôt tente de distinguer, en observant la variété des chênes, des chats, des êtres humains, les caractéristiques qui sont communes à l'ensemble diversifié que ces types d'êtres constituent. Or, s'il est aisé de trouver des caractères communs à ce qui est directement visible, et donc identifiable, il est forcément plus difficile d'accomplir cette recherche avec des éléments qui, s'ils existent, ne sont pas observables et identifiables directement. Notre expérience émotionnelle semble précisément être de ce dernier ordre puisque cette expérience est intime, même si elle peut prendre la forme d'expression corporelle : l'essentiel se trouve en nous, et, de ce fait, les informations dont nous aurions besoin pour établir une science de notre expérience émotionnelle sont considérablement limitées. Le problème s'aggrave si nous prenons en compte le fait que notre expérience émotionnelle semble ce qu'il y a justement d'unique en chacun de nous, si unique qu'il serait difficile d'unifier en des règles scientifiques générales la multiplicité des expériences émotionnelles des différents êtres humain. D'où cette question : le caractère intime de notre expérience émotionnelle est-il un obstacle insurmontable à ce qu'elle puisse être objet de science ? Autrement dit : est-il possible, malgré l'unicité et l'intériorité de notre vie affective, de faire la science de cette dernière ? Il s'agit, pour y voir plus clair en ce problème, d'approfondir la nature des obstacles qui peuvent se présenter à la réalisation d'une telle entreprise, et, pour cela, d'analyser en premier lieu les rapports qu'entretiennent notre expérience émotionnelle avec le langage ; puis de voir en détail ce qui semble empêcher du fait des moyens propres à la science positive d'aborder la vie affective, d'aboutir à des résultats satisfaisants ; et enfin, les obstacles connus, de chercher non pas à dépasser ces obstacles mais à les contourner, en nous intéressant aux potentialités d'une science qui ne serait pas purement positive.

Il n'est pas évident que le langage soit un instrument adéquat pour rendre compte de notre émotionnelle, le premier étant réducteur et la seconde si complexe qu'elle ne peut être réduite. Faire une science de notre expérience émotionnelle, cela revient à trouver les mots qui permettent d'exprimer adéquatement, et non de façon approximative, ce que nous ressentons ; cela revient à dire la vérité de notre vie affective à travers un discours à la fois complet et précis, rigoureux. Or, il n'est pas sûr que le langage, même en exploitant toutes ses capacités à élaborer différents discours s'adaptant à l'objet visé, puisse accomplir une telle tâche. Nous pouvons trouver une raison de cette incompatibilité possible entre le langage et l'expression adéquate de notre expérience personnelle dans la finalité que semble avoir le langage. Dans l'aphorisme 354 du Gai Savoir, Nietzsche met en évidence les limites du langage compte tenu de sa vocation éminemment pratique : il explique, en effet, que l'homme développa la raison et le langage car, animal inférieur aux autres, il avait besoin de communiquer avec ses semblables de façon élaborée afin d'organiser sa survie, d'organiser des tâches de travail pour être efficace, pour être plus qu'une faible bête de proie ; en quoi l'on voit la finalité pratique, utilitaire du langage. Or, ce qui est utile aux hommes, ce qui peut être communiqué, c'est précisément ce qu'il y a de plus commun ; nos mots sont condamnés à exprimer le général car sel ce qui est général et non particulier est utile pour la communication avec les autres hommes : ce qu'il y a d'unique dans ce monde, ce qui est irréductiblement singulier, ne pourra jamais être réellement exprimé. Autrement dit, nous n'avons pas accès au coeur de notre expérience émotionnelle ; nous ne pouvons pas voir les profondeurs de notre vie affective, mais uniquement ce qu'il y a de superficiel en nous, ce qu'il y a de plus pauvre, de plus banal, de plus commun, de moins essentiel. Si cette part profonde de nous-même est cachée et qu'elle ne peut être exprimée avec des mots, comment une science véritable de notre expérience émotionnelle serait-elle possible ? Nous pourrions, à la rigueur, essayer de bâtir une science sur les parts de notre expérience émotionnelle les plus utiles et communicables, qui seraient relatifs à nos instincts de survie ; nous pourrions comprendre et fixer les règles générales, les mécanismes à l'oeuvre dans des émotions telle que la peur, mais cela ne suffirait assurément pas à rendre compte de la complexité de notre expérience émotionnelle.

Un autre problème doit être pris en compte : notre expérience émotionnelle n'est pas faite d'états purs, c'est-à-dire qu'elle n'est pas faite d'éléments hétérogènes décomposés en nous, mais, au contraire, elle est un tout dans lequel les émotions sont mélangées : lorsque nous éprouvons quelque chose, nous n'éprouvons pas une émotion précise, pure, que l'on pourrait désigner avec un mot, et l'on ne peut désigner adéquatement un sentiment comme l'on désignerait le mécanisme d'un ordinateur. Là encore, le langage se révèle inadéquat pour saisir notre vie affective dans la mesure où les mots réduisent ce qui est désigné, alors que notre expérience émotionnelle, toujours composée et jamais pure, ne peut être ainsi réduite avec un énoncé, aussi précis que celui-ci cherche à être. Sans même aller aussi loin que certaines conclusions de l'école analytique, qui, en étudiant la logique formelle, montre l'incapacité du langage à répondre à un problème souvent dénué de sens, nous pouvons dire que notre expérience émotionnelle ne pourra jamais être connue que de façon imparfaite, puisque l'usage des mots, conventions arbitraires qui ne permettent pas d'aller dans le fond du signifié, distingue et décompose ce qui est profondément uni et impossible à décomposer. Le langage et la vie affective présentent une incompatibilité relative qui empêche une science d'entrerdans les profondeurs complexes et composés de notre expérience émotionnelle ; mais ce n'est pas seulement le langage, ce sont les procédés mêmes de la science, mis en rapport avec notre vie affective, qui font obstacles.

La science, et l'intelligence en général, fonctionne en distinguant et en fixant les objets ; or, l'individu semble, quant à lui, être en un perpétuel mouvement qui ne saurait être immobilisé de la sorte. Analyser les procédés de la science et ses moyens permet de mettre en évidence le fait qu'elle n'est pas nécessairement apte à connaître réellement intime. Bergson insista beaucoup sur ce point, dès son Essai sur les données immédiates de la conscience. En effet, le propre de l'intelligence et de la science est de séparer, distinguer, isoler, et surtout, spatialiser. La science fige en des énoncés fixe la réalité mouvante : elle utilise des formules, des lois pour rendre compte de la réalité : tout se passe comme si la connaissance rationnelle ne pouvait passer par d'autres moyens que ceux de l'espace. Le problème vient du fait que, pour Bergson, en spatialisant le devenir, nous perdons la durée, qui est la réalité se faisant en permanence, qui fait que le monde, et donc comme nous-même, se modifie sans cesse ; bref, en essayant de penser le réel en se focalisant sur l'espace, nous négligeons l'essentiel, qui est de l'ordre du temps. Là aussi, c'est du fait que notre intelligence a une fonction pratique qu'elle ne peut permettre d'accéder à l'essentiel ; il faut une véritable conversion de son monde de pensée pour parvenir à saisir les choses dans ce qu'elles ont d'essentiel, pour penser en prenant en considération la durée concrète. Tant que nous n'opérons pas cette conversion, nous pourrons certes développer des moyens de spatialiser, de déterminer, de fixer avec davantage de précision les états de chose de notre vie affective, mais nous ne pénétrerons jamais dans le coeur de notre expérience émotionnelle. Cette vie affective, en effet, est un flux continu, une sorte de mélodie ininterrompue qui ne saurait être divisée en état distincts, sans être trahie. En somme, faire une science de notre expérience émotionnelle reviendrait à artificiellement figer ce qui est mouvant.

D'autant plus qu'on ne voit pas comment la science pourrait prendre en compte la vie d'un individu dans sa totalité et son idiosyncrasie : la science ne peut qu'arrêter le flux mouvant d'un individu pour en former un état fixe et le comparer à un autre état fixe, figé plus tard ; elle néglige de considérer la passé d'un individu, ce qui fait sa particularité et son unicité ; elle fait comme si tous les individus étaient les mêmes, elle ne peut pas, du fait de sa nature même, pénétrer dans la singularité de chaque être. Elle pourra certes trouver des points communs dans les réactions des individus dans des situations précises, mais, d'une part, cette généralisation ne prendra pas en compte l'histoire, la personnalité, le caractère des différents individus singuliers, et, d'autre part, cette généralisation ne sera efficace que pour les émotions les plus communes.Or, si nous prenons l'expression "expérience émotionnelle" dans son sens large, à savoir comme un synonyme de l'ensemble vécu de la vie affective, et non pas comme notre expérience de certains états bien précis, correspondant à des secousses, à des chocs brusques. Après tous les obstacles que nous avons évoqué, il semble tout à fait impossible pour notre expérience émotionnelle intime d'être l'objet d'une science positive satisfaisant à toutes les exigences que l'on est en droit d'avoir dans le domaine de la connaissance de notre vie intérieure, profonde, singulière. Si nous voulons avancer, nous sommes contraints de délimiter un cadre à ce qui pourrait être une science de notre expérience émotionnelle.

Il convient donc de restreindre la notion vaste d'expérience émotionnelle intime afin de déterminer ce que peut nous apporter la science positive ou une forme de savoir non positif. Tout porte à penser que le coeur de notre vie affective, que ce quise déroule, plus ou moins inconsciemment en nous, que ce qui fait que nous agissons de telle manière dans les situations complexes de la vie réelle et impossible à restituer dans une expérience scientifique, ne peut être l'objet d'une science satisfaisante : tout cela ne saurait être l'objet de règles générales, de lois, de descriptions adéquates. Puisque la science fonctionne en distinguant et en isolant, il faut fixer à la science comme objet non pas le flux mouvant de notre être, mais des émotions précises qui n'impliquent pas une connaissance de la totalité de notre vie psychique. Ce ne sera plus l'intimité, la spécificité, de notre expérience émotionnelle prise en tant que flux ininterrompu que la science visera, mais ce qui est vraiment commun et général ; elle n'essayera pas de connaître les sentiments complexes et notre moi profond, mais les émotions, qui, en tant qu'elles suscitent des modifications dans notre corps, peuvent être observables et identifiables grâce aux progrès des sciences cognitives. Les neurosciences permettent en effet d'isoler dans le cerveau, d'identifier des processus neuronaux, des phénomènes qui apparaissent lorsque nous éprouvons certaines émotions. Car, de fait, ce qu'il y a de commun à tous les individus, lorsqu'ils éprouvent des émotions assez caractérisées pour être observées, ce sont les conditions matérielles de l'apparition des émotions. Les neurosciences nous apportent des informations, un savoir positif, fondé sur des faits, concernant ce qui se passe matériellement dans le cerveau et son rapport avec le corps lorsque nous éprouvons une émotion précise. Récemment, et notamment depuis l'apparition du courant des neurosciences affectives, des scientifiques ont pu proposer des hypothèses concernant la localisation des parties du cerveau permettant l'expression des émotions, et ce, notamment grâce à l'étude de cas pathologiques ayant eu des lésions cérébrales, comme le cas de Phinéas Gage ou d'Eliott, cité par Antonio Damasio dans L'erreur de Descartes. Ces études ont pu permettre d'avancer dans la recherche des causes de nos actions, mettant en avant le rôle des émotions dans la prise de décision. Ces apports de la science positive, aussi importants qu'ils soient, ne semblent toutefois pas permettre d'acquérir un savoir réellement satisfaisant sur notre expérience émotionnelle intime dans la mesure où elles permettent uniquement de connaître les causes matérielles, aboutissant à un savoir détaché de l'aspect existentiel, de l'aspect vécu de notre vie affective.

Il n'est de toute façon pas question pour les sciences positives de s'intéresser à l'aspect réellement vécu, à ce qui est subjectif, dans l'expérience émotionnelle de l'être humain. Il faudrait donc trouver la voie d'une science non positive qui pourrait néanmoins s'appuyer sur les informations que la science positive apporte afin d'acquérir un savoir satisfaisant sur notre vie affective. Or, la phénoménologie semble permettre d'avancer dans ce chemin. Sartre a posé quelques éléments correspondant à ce nouveau chemin dans son Esquisse d'une théorie des émotions : en montrant les vertus de la méthode phénoménologique, il tente d'ébaucher un début de connaissance dans l'expression des émotions en tant que réellement vécues par un sujet. Il dit ainsi : "Éprouver des émotions, c'est transformer le monde", en essayant de montrer le rôle magique, incantatoire, et effectivement pratique de l'expression des émotions. Il analyse ainsi la peur comme l'incantation magique du sujet pour trouver un refuge, s'évader d'une situation, et voit dans la joie l'expression d'une impatience et donc la possession magique de ce qui n'est pas encore à nous. Ces pistes peuvent être fécondes, et, quoiqu'elles ne puissent constituer une science positive et complète de la complexité de notre expérience émotionnelle intime, elles peuvent être considérées comme étant révélatrices de potentialités qui gagneraient à être exploitées en dialogue avec les neurosciences affectives. Ainsi, la philosophie peut former un savoir sur notre expérience émotionnelle, comme le font d'ailleurs également depuis longtemps, selon leurs manières propres, les arts et tout particulièrement la littérature.

29 mai 2012

CCXXXVI

L'amour, dans l'anxieté douloureuse comme dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce que l'on ne possède pas tout entier. 

– Proust

L'amour est un mouvement et une recherche de mouvement. Par l'amour, l'homme se fait actif ; et non seulement il contemple l'évolution, toujours imprévisible, de ses sentiments, mais aussi il travaille à son amour employant ces outils de l'amour que sont le serment, l'élégie, la célébration, le retour sur soi et sur l'aimée, ou encore, signe sans équivoque de la puisssance motrice de l'amour, la volonté de conquête. Il n'y a peut-être pas de mouvement amoureux sans cette tendance, souvent problématique et tumultueuse à posséder l'autre. Qu'est-ce que peut bien vouloir dire la conquête d'un être qui nous aime déjà et qui montre déjà par plusieurs signes répétés qu'il nous appartient ? L'amoureux veut toujours plus : il veut plus de l'autre, c'est à dire plus de signes de la possession de l'autre. Sa quête ne s'arrête point ; car s'il s'arrête, c'est qu'il n'est plus amoureux. 

Pour l'amoureux, il y a toujours quelque chose de nouveau à conquérir ; c'est son intériorité qui explique ses poursuites extérieures vers celle qui n'est pas lui, vers celle qu'il ne pourra jamais posséder totalement. D'où l'on voit que l'androgyne de Platon n'est point une simple rêverie ; tous les amoureux sont androgynes en ce désir de se lier par le corps et par l'âme à l'être aimée et en cette recherche sans fin d'une communion impossible avec l'âme-soeur. Au départ, l'amoureux n'exige qu'un simple signe de réciprocité amoureuse ; il attend impatiemment le  "moi aussi, je t'aime". Ces simples paroles bientôt ne suffisent plus, et progressivement le désir naît de s'approprier des parcelles de plus en plus importantes de l'être aimée. Et bientôt, la présence même de l'être aimée ne contente plus l'amoureux : il craint ses moindre sorties et jusqu'aux petites pensées qui ne sont pas dirigées vers lui ; il veut être au coeur de l'être aimée, il veut être absoluement tout pour elle. C'est pourquoi ces rêves irréalisables d'ubiquité amoureuse tournent presque inévitablement au drame et à la souffrance, comme on le voit dans la malheureuse histoire d'Albertine et du narrateur de la Recherche.

28 mai 2012

CCXXXV

La représentation porte en elle la détermination de l'universel, et, à la différence de l'isolement naturel, ce qui procède d'elle acquiert déjà, pour cette raison, le caractère de l'universalité.

– Hegel

pont

L'art élève la perception personnelle, informe et incommunicable, jusqu'à la représentation universelle, ordonnée selon l'homme et pour l'homme. Un regard singulier sur le monde qui ne s'objective et n'universalise pas à travers des mots ou des formes humaines est condamné à ne demeurer qu'une rêverie éphémère, rapide défilement d'images ne laissant aucune trace. Pour prendre forme, pour ne pas qu'elle se laissent envoler, nos perceptions singulières du monde doivent être représentées. Le tout de l'art est dans la représentation, et l'art ne sortira jamais de la représentation, malgré les tentatives vaines de certains modernes ; ils peuvent tout au plus jouer avec les mots, spécialité des théoriciens littéraires pédants. Ainsi l'art personnel n'existe point, pas plus que l'art non représentatif. 

27 mai 2012

CCXXXIV

Pour décider, il faut de la force ; la raison n’a jamais que de la lumière. 

– Comte

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Ainsi voit-on que des hommes ayant tous les caractères de l'intelligence s'avèrent incapables de déployer les pouvoirs de leur raison aux moments opportuns. Et sans doute c'est à tort que nous leur accordons l'intelligence, car qu'est-ce qu'une intelligence dénuée de force ? Une intelligence abstraite n'est rien du tout. La raison nue ne vaut rien. Au contraire, être intelligent, c'est être capable de se servir de sa lumineuse raison lorsqu'elle s'avère nécessaire ; c'est appuyer sa raison sur l'expérience ; c'est faire servir les vertus de l'abstraction pour agir sur le monde concret. La raison en action est concrétisation ; sinon, ce qu'elle dort, qu'elle demeure passive, assise, inactive, dans son coin. 

Napoléon n'est certainement pas un être dont la raison est supérieure à celle des autres humains. D'ailleurs, si l'on étudie son caractère, on remarquera, dépoussiérant le vieux mythe, qu'il n'a rien de surhumain. En revanche, il était réellement intelligent, c'est-à-dire que sa lumière naturelle n'était pas purement décorative, comme elle l'est pour un si grand nombre de pédants, mais qu'il la faisait se déployer, avec une force qui en imposait ; telle est la vertu de l'homme de pouvoir, toujours opportuniste en quelque manière. Ajoutez à cela une chance hors du commun, et vous avez un grand homme. 

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26 mai 2012

CCXXXIII

Voyez comme elle s'enfle et d'orgueil et d'audace,

Ses yeux ne sont que feu, ses regards que menace.

– Corneille

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Lorsqu'une femme enfle ainsi, soudain devenue Médée sauvage, dangereux paquet ambulant de cris et de larmes, surtout, ne jamais essayer de l'affronter. C'est une règle de vie qui, si elle était appliquée, épargnerait aux couples de nombreuses disputes déplaisantes. Il n'y a rien de plus stérile qu'un violent combat entre Médée et Achille. Deux colères ensemble redoublent la colère. L'indifférence totale entraîne colère aussi. Au contraire, l'attitude calme, avec l'apparence de la sollicitude et de la compréhension, sans affectation d'indifférence, apaise la colère, et tend à retenir le mouvement colèrique de l'autre. Il faut toujours avoir à l'esprit qu'une femme emportée par la colère ne montre pas son vrai visage ; c'est le visage de Médée, non le sien. La meilleur attitude consiste donc à faire preuve de patience, car le terrifiant mouvement passionné finit toujours par cesser, et à tenter, au moyen d'un comportement exemplaire, de favoriser l'apaisement des passions. Reconnaître Médée, et subrepticement la chasser, pour retrouver le beau visage de l'aimée.

25 mai 2012

CCXXXII

C'étaient de braves gens fort prudents qui avaient réuni 12 ou 15000 francs d'appointements ou de rente par un travail ou une adresse assidus, et qui ne pouvaient souffrir de me voir allègre, insouciant, heureux avec un cahier de papier blanc et une plume, et vivant avec pas plus de 4 ou 5000 francs.

– Stendhal

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L'écrivain, plus encore que les autres artistes, vit sa passion et fait son bonheur avec trois fois rien. Aussi pauvre qu'il soit, il aura toujours de quoi avancer dans son art. Un cahier et une plume, on en manque guère ; tandis qu'il est fréquent qu'un sculpteur peine à se procurer du marbre, ou qu'un musicien désespère de voir un jour jouer sa musique. Cervantès, dit-on, écrivit Don Quichotte en prison ; et Schopenhauer a raison de se servir de cet éloquent exemple pour faire voir à quel point le bonheur est affaire d'intériorité. Aussi, l'homme aimant écrire peut être heureux partout et quand il le souhaite. Peu importe qu'il soit talentueux ou non, l'essentiel est qu'il désire s'accomplir dans une activité, et qu'il a toujours les moyens de le faire ; toujours il a les moyens pour forger des phrases. L'absence de volonté forte peut entraver l'écriture, mais jamais l'absence des matériaux nécessaires. À la fin de sa vie, Rousseau aimait se promener en écrivant ses pensées sur des cartes à jouer : belle image de la liberté de l'écrivain. On n'imagine guère Poussin peignant en se gambadant gaiement dans les bois.

L'écriture est l'art le plus abstrait, et c'est pourquoi il est à la fois le plus dangereusement libre, et le plus indépendant des ressources matérielles. L'histoire de la littérature montre les grands écrivains soucieux des questions d'argent, et, sur ce point, il n'y a rien de plus drôle que les périlleuses aventures financières de Balzac. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ses préoccupations d'argent ne l'ont pas du tout empêché de construire son oeuvre immense ; son chantier jamais ne fut interrompu. Il en va autrement pour les cinéastes, eux qui sont presque toujours limités dans leur puissance créatrice à cause de la grande question des moyens financiers. Ce fut la malédiction d'Orson Welles. Le Don Quichotte avorté de Terry Gilliam a le mérite de montrer l'énervante dépendance du cinéaste aux circonstances, aux producteurs, aux financiers. Un film ambitieux, pour être réalisé, doit être désiré par de grands possédants qui se moquent bien de l'art. Il est peu probable qu'on eût accepté de financer un projet tel que La Recherche du temps perdu. Mais l'écrivain est toujours libre, même enfermé dans sa chambre, même si personne ne le soutient. Il façonne son bonheur dans les joies de ces solitudes qui sont peuplées par mille personnages. Proust, couché dans son lit, aidé par sa chère Céleste, je ne le vois pas seul du tout ; il est avec Swann, Albertine, Charlus, et son propre reflet ; son art le fait dialoguer avec lui-même, et la conversation qu'il tient est la plus passionnante et variée de toute, faisant jeter au loin les balivernes des mondains. Le meilleur exemple de cette idée simple mais si intéressante de la liberté de l'écrivain en toutes circonstances, c'est sans doute le marquis de Sade, qui écrivit l'essentiel de ses fantaisies de génie enfermé en prison. Peut-être même était d'autant plus libre qu'il était en prison ; derrière des barreaux, la nécessité de l'écriture s'imposait à lui. Et cette nécessité est libératrice. 

24 mai 2012

CCXXXI

Poenitentia virtus non est, sive ex ratione non oriture ; sed is, quem facti poenitet, bis miser, seu impotens est.*

– Spinoza

ParisSJdHP28

Ressasser sa faute ne peut que faire diminuer sa puissance, et c'est le sens de la formule scandaleuse de Spinoza, qui déconseille le repentir au sage. Si on lit la scolie de la proposition LIV de la quatrième partie de l'Éthique, on verra que le subtil Baruch légitime malgré tout l'utilisation des affects de Repentir et d'Humilité, pour des raisons pragmatiques : les hommes ne sont pas tous rationnels, et, prenant acte de ce fait, nous devons diriger les hommes par les moyens les plus efficaces possibles. Or, l'exhortation au repentir permet au moins de faire honte aux hommes injustes, et ainsi d'inhiber un peu leurs mauvais instincts : c'est une utile chaîne intérieure.

Plaçons-nous du point de vue du sage. Le sage commet des fautes à l'égard d'autrui, comme tout le monde ; mais ce qui le démarque des autres hommes, c'est qu'il va apprendre de sa faute, et sans se repentir, c'est-à-dire sans laisser sa conscience morale l'affliger, le mordre à répétition. Pour autant, le sage tente de réparer sa faute, en commençant par s'exuser. La question venant directement à l'esprit est de savoir s'il est possible de s'excuser sans se repentir, d'exprimer sa honte d'avoir mal agi sans ressentir une douloureuse honte intérieure ; autrement dit : peut-on s'excuser d'un acte en l'assumant mais sans douloureusement le regretter ?

Oui, ceci est possible, et nous devons nous efforcer de rendre ceci possible. Faisons le raisonnement spinoziste depuis le commencement pour gagner en clarté. Il n'y a aucun intérêt à se repentir, dans le sens où la repentance revient à contempler sa faute et sa tristesse et à la ressusciter sans cesse ; au contraire, être vertueux, c'est-à-dire augmenter sa puissance, consiste à apprendre de sa faute, à comprendre en quoi le rapport que nous avons eu avec tel objet extérieur était source de diminution de puissance, et à l'éviter dans le futur. Il est important de bien définir les mots : il faut dire qu'assumer, ce n'est pas revendiquer, légitimer ou être fier d'une action, mais c'est porter en soi l'action en reconnaissant que notre être est à la source de celle-ci ; c'est être responsable dans le sens étymologique, à savoir que nous répondons d'une chose, ce qui ne signifie pas nécessairement que nous tâchons par tous les moyens sophistiques de nous défendre ou de nous légitimer, mais bien plutôt que nous essayons de faire comprendre l'origine de notre action. De même, par s'excuser, il ne faut pas entendre repentance ou remords (beau mot si parlant, comme si la peine re-mordait l'âme) ; non ; dans l'acte de présenter ses excuses, il faudrait plutôt voir l'expression et l'explication, devant l'intéressé, des raisons ayant conduit à la faute, ce qui présuppose la pleine compréhension de l'erreur qu'on a commise. Puis, aux excuses adressées à une personne qui nous est chère suit une promesse de ne plus reproduire faute semblable.

Il y a un beau et utile mot qu'on n'emploie guère : la résipiscence, qui vient du latin resipisco, redevenir sage. Ainsi, dans une situation de faute à l'égard d'autrui, la meilleure attitude à avoir est peut-être de faire preuve de résipiscence, c'est-à-dire non seulement promettre, mais montrer dans les actes que nous avons appris de notre faute, que nous reconnaissons avoir failli, et que, désormais, pour notre bonheur et celui de nos semblables, nous nous dirigeons dès à présent vers davantage de sagesse.

*Le repentir n'est pas une vertu, autrement dit, il ne naît pas de la raison ; mais qui se repent de ce qu'il a fait est deux fois malheureux, autrement dit impuissant.

23 mai 2012

CCXXX

J'ai vu les couronnes sacrées de la gloire profanées sur un front vulgaire.

– Schiller

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L'usurpation de la gloire n'est pas une exception, elle est la norme. Aussi, les couronnes de la gloire n'ont pas grand chose de sacrées, puisque ce ne sont que des signes extérieurs, aisément manipulables et soumis aux pouvoirs, de la valeur d'un individu. La gloire n'est que l'habit du génie, utile sans doute pour mieux le reconnaître, mais qui n'a pas de signification profonde, l'essentiel étant précisément ce que recouvre l'habit. Le génie exprime sa puissance par lui-même, de l'intérieur ; la gloire qu'il obtient par l'expression de sa puissance n'est qu'un apparat, un bel ornement, à peine une récompense. Un génie ignoré, un génie sans couronne, sans l'habit de la gloire, n'en demeurerait pas moins un génie : Vivaldi n'a pas cessé d'être génial plusieurs siècles, ce n'est pas son génie qui a ressuscité, mais les oreilles du monde.

La gloire ne se confond pas avec le juste mérite. Christophe Colomb n'était sans doute pas le meilleur navigateur de son époque.  Ceci est très visible dans les concours sportifs, où l'on voit que c'est rarement les meilleurs qui sont couronnés. Les Nuées, chef-d'oeuvre d'Aristophane, n'avait remportée que le troisième prix. Ainsi, le trophée ne va pas nécessairement au plus grand, mais plutôt à celui qui sait le mieux joindre le talent aux circonstances faborables. La couronne est de contingence, alors que le génie est de nécessité toute. La puissance intérieure ne ment jamais, mais les signes de puissances extérieures presque toujours, car c'est rarement pour de bonnes raisons qu'un grand homme est célébré. Connaître les grands homme, c'est d'abord retirer leurs habits trompeurs pour voir ce qu'ils sont vraiment ; connaître Schopenhauer, c'est d'abord y trouver autre chose qu'un plat pessimisme, comme on le fait habituellement. 

Flaubert sentait le vide de la gloire mieux que personneet Louise Colet, qui au contraire ne comprenait rien à ces idées là, en a fait les frais dans une admirable lettre : "Tu veux que je sois franc ? Eh bien je vais l'être. Un jour, le jour de Mantes, sous les arbres, tu m'as dit "que tu ne donnerais pas ton bonheur pour la gloire de Corneille." T'en souviens-tu ? Ai-je bonne mémoire ? Si tu savais quelle glace tu m'as versée là dans les entrailles et quelle stupéfaction tu m'as causée ! La gloire ! la gloire ! mais qu'est-ce que c'est que la gloire ! Ce n'est rien. C'est le bruit extérieur du plaisir que l'art nous donne. "Pour la gloire de Corneille "! – mais pour être Corneille ! pour te sentir Corneille ! Je t'ai toujours vue mêler à l'art d'autres choses, le patriotisme, l'amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui loin de l'agrandir à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu'il y a entre nous. C'est toi qui l'as découvert et me l'as montré."

22 mai 2012

CCXXIX

Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noir intérieure dont l'entrée est condamnée tant qu'on voit du monde.

– Proust

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Ainsi les joies de la vie s'étendent dans le temps, se divisent en étapes distinctes, et se savourent comme des lignes continues à développer en solitude. Le plaisir n'est pas un simple point, et la jouissance n'est pas d'un moment seulement. Cette vue, trop peu aperçue, mais révélée tout au long de la Recherche, pousse loin la considération de nos bonheurs. On ne se lasse point de se morfondre sur la trop rapide disparition de nos instants de plaisirs, qui s'évanouissent aussitôt ressentis et dont nous avons à peine le temps de prendre conscience, comme si nous n'étions que des bêtes, nécessairement condamnés au moment présent, vouées à une limitée perception actuelle du monde. Mais l'homme se construit des plaisirs qui passent par de longues médiations, il ressasse le moment vécu, et de nouvelles joies naissent de ce jeu du souvenir se mêlant aux méditations présentes. La sensation par elle-même n'est pas grand chose ; la mémoire et l'imagination doivent faire leur travail. Le retour sur le moment du plaisir est un autre plaisir, plaisir nouveau tout comme l'être que nous sommes ; car c'est l'évolution permanente de notre être qui permet d'ouvrir de nouvelles voies vers le passé. Tant que ces voies ne sont pas empruntées, on peut dire que l'on a pas épuisé le bonheur d'un moment. Le bonheur d'un baiser peut s'étendre sur des décennies, avec toujours cette teinte différente au fil du temps, rendant la considération du baiser toujours nouvelle : là est toute la magie du retour sur soi. Le plaisir changeant que donne une correspondance amoureuse fait voir cette étendue mouvante du bonheur plus que tout autre plaisir : la première lecture, impatiente, rapide, inquiète, donne un tout autre plaisir que les lectures répétées longtemps après, lentement, avec de douces pensées nostalgiques.Heureux celui qui, seul dans sa chambre, repense au baiser qu'il a donné la veille, la semaine dernière, ou il y a dix années, puis le développe par son imagination dans toutes ses sens possibles, multipliant les interprétations et les joies du souvenir ; en quoi l'on voit que le temps essentiel de l'amour est peut-être moins celui qu'on passe en compagnie de l'aimé, source sans pensée de notre bonheur, mais celui qu'on passe seul, avec sa mémoire et son imagination, pour méditer, cultiver, et faire croître son amour, riche de pensées infinies.

21 mai 2012

CCXXVIII

Son regard était une chose claire mais attachante. Attachante dans son vrai sens. C'était comme l'appel d'une corde qui serait nouée autour de votre échine et qui vous lierait les bras et le corps, et puis, à l'autre bout de la corde quelqu'un tirerait à petits coups : "Allons, viens, allons, approche-toi de moi."

– Jean Giono

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Tel est le charme. Le charme attache ; il force le lien. Les rats suivent, charmés, le joueur de flûte de Hamelin ; ils sont conduits par ce lien invisible ; mais ce charme imposé est de volonté, il est recherché, il est calculé. Les hommes véritablement charmants attachent à eux sans arrière-pensée. Leur charme émane de leur être tout entier ; charmant non d'un jeu éphémère et prémédité, mais en permanence ; ils sont ce qu'ils sont, et c'est leur être qui fascine, non leurs costumes, apparats, attraits artificiels. Le charme d'une célébrité n'est pas le charme d'un être, mais d'une apparence ; ce sont des formes vides, devant lesquels les foules idolâtres se prosternent ; le vide célèbre le vide. L'aura supposée d'une célébrité est factice, car elle n'est que le reflet de la célébrité, fragile figure, bientôt évanouie.

Les êtres réellement charmants sont ailleurs, cachés, heureusement cachés. Les êtres extraordinaires marchent avec les gens ordinaires. Tel est Bobi, dans le roman de Giono. Il y a des hommes qui imposent le respect du premier coup d'oeil et qui envoûtent à force de les considérer ; et l'on trouve curieux que les autres ne soient pas davantage fascinés par cet être dont on ne peut oublier un instant la présence. Ils sont comme ces lents crépuscules qui nous font contempler droit dans les yeux le soleil, toujours attirant le regard, avec nos petits yeux trop contents de pouvoir admirer la source de toute lumière sans se brûler. Car l'on s'étonne que ces hommes charmants ne brûlent pas nos yeux ; ils semblent tellement au-dessus de nous, et si humains pourtant, forts d'une humanité exceptionnellement rayonnante. Devant eux, on prend honte de sa bassesse, et l'on retient ses mauvais instincts : on veut être digne de les suivre, on craint de s'attirer leur dédain. Ce lien invisible qui nous a attaché subitement à eux, nous l'aimons, et nous ne voulons pour rien au monde le briser ; d'où un changement conséquent de comportement, et une tension féconde vers cet être qui nous élève. Aussi, le plus grand professeur est le professeur le plus charmant, qui attache ses élèves à lui, et, partant, élève jusqu'au savoir qu'il enseigne. Brassens, indépendamment de sa célébrité, était, parait-il, de ces êtres là, auxquels on s'attache fortement, comme si on en tombait amoureux. En vérité, ces cordes qui nous attachent sont des liens de liberté, guides de grandeur et de joie.

20 mai 2012

CCXXVII

Outre l’avenir métaphysique (dont je me fous parce que je ne puis croire que notre corps de boue et de merde dont les instincts sont plus bas que ceux du pourceau et du morpion renferme quelque chose de pur et d’immatériel quand tout ce qui l’entour est si impur et si ignoble), outre cet avenir-là il y a l’avenir de la vie.

– Flaubert

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Voilà le Flaubert que je vénère, non le Flaubert appliqué, laborieux, se torturant corps et âme par idolâtrie pour la perfection de l'Art, mais le Flaubert fougueux, terrible et grossier jusqu'au sublime. Ce Flaubert là vit, et ne le cache pas ; il le clame, il le gueule, sous la forme d'un cynisme sauvage et d'un humour diabolique. J'entends le cri, et le prends dans tout son sens, qui est large : outre l'avenir métaphysique, il y a l'avenir de la vie. Autrement dit, ne nous laissons pas assaillir par de vains questionnements qui dépassent notre présent et notre portée ; ne nous obstinons pas à chercher de stupides tracas en pensant à notre mort future, ni en imaginant mille théories tordues assurant l'éternité à notre ego égoïste ; au contraire, jetons au large ces pompeuses pensées, et jouissons franchement de rappeler notre nature matérielle, impure, périssable. La pensée de la vanité nous ramène à la réalité. L'expression de la vanité est violente chez Flaubert ; c'est qu'il avait une âme romantique qui lui a fait naître d'immenses rêveries,  comme en témoignent ces admirables textes de jeunesse. Un si enthousiaste empressement vers les hauteurs devait aboutir à ce cynique retour à la terre. Il est agréable, après tout, de se faire réveiller par un Flaubert lançant ses sales descriptions de l'humanité ; là, en sa correspondance, elle viennent plus directement à nous que dans ses romans ; elle sautent à nos coeurs. Cet impétueux rabaissement de l'homme cache son élévation. Il faut parfois abaisser pour mieux vanter. Chez Flaubert, c'est par l'Art que le réhaussement se fait, après la chute grotesque : Homais, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, ces héros et héraults de la bêtise, sont sublimés par la force du génie, sans quoi ils seraient intolérables, même en papier.

19 mai 2012

CCXXVI

Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. 

– Pascal

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La raison est impuissante dans ces situations là, mais ce qu'on oublie presque toujours de dire, c'est que ce n'est certainement pas là son rôle. Les contempteurs de la raison ont beau jeu d'accuser la raison de manquer des vertus qu'elle n'a jamais prétendu posséder. Tout se passe comme si l'on voulait prendre la raison comme une faculté magique dont la capacité à engendrer certaines pensées pouvait suffir à dissiper tous les maux causés par notre capricieuse imagination. Mais ce n'est point la raison qui guérit des troubles de l'imagination, mais l'action, et tous ceux qui sont régulièrement confrontés au problème de la peur imaginaire le savent très bien. Pour surmonter la peur de couler, il est évidemment absurde de raisonner sur cette peur, de démontrer par mille raisonnement variés que cette peur n'est pas fondée, ou de se répéter les théories permettant de comprendre en quoi consiste la nage ; non, il faut faire taire la raison comme l'imagination, et se jeter à l'eau. Le comédien souffrant du trac se guérit en jouant et en cessant d'entretenir sa peur par la pensée. Pour se guérir du vertige, il faut monter l'échelle, mettre en mouvement ses membres, et s'élever sans y penser. Les impuissants ne bandent pas parce qu'ils pensent trop ; ils ne parviennent pas à suffisamment se laisser aller à leurs instincts ; ils sont trop préocuppés par le doute de soi-même ou la contemplation de l'amour sacré pour s'abandonner à leurs pulsions. L'élève craignant la page blanche est guérit lorsqu'il se force à écrire une première phrase, même médiocre : la stérile attente de l'inspiration est un mal imaginaire, comme tant d'autres, et comme tant d'autres, il se guérit par l'action. Il n'y a peut-être aucun mal imaginaire qui ne résiste au pouvoir de l'action. À l'amoureux transi qui souffre de l'indifférence de l'aimé, je lui recommande l'action, quelle qu'elle soit ; car en agissant, il avancera, et sera obligé d'arrêter de ressasser les mêmes mauvaises pensées. Aussi, l'on a pas tort de recommander aux mélancoliques de pratiquer un sport quelconque, et d'acculer les peureux, avec peut-être un peu de violence, afin de les pousser à l'action. Et le plus grand philosophe du monde n'aura point peur sur sa planche en bois, car il aura su faire taire sa raison au moment opportun pour laisser agir son corps, libre de toute pensée superflue. La force de la raison est de savoir s'éclipser lorsque les circonstances l'exigent. Qui raisonne bien ne raisonne pas toujours.

18 mai 2012

CCXXV

L'absence diminue les médiocres passions et augmente les grandes, comme le vent éteint les bougies et allume le feu.

– La Rochefoucauld

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Il y a une absence qui est une absence physique et mentale, c'est-à-dire une absence qui finit par se confondre avec une disparition de pensées, et il y a une autre absence, féconde en pensées de toutes sortes, bien connue des amoureux, qui est une absence physique seulement, laquelle fait briller avec éclat la présence mentale et spirituelle. Ici, l'amour de l'absent n'est pas sans rapport avec l'amour de Dieu, en cette présence invisible aux yeux qui paraît saugrenue pour quiconque ne partage point cet amour ; ici, le dévot et l'amoureux sincère sont tous deux ridiculisés, pour des raisons ironiquement semblables. La différence est que le dévot joint les mains pour prier, alors que l'amoureux prend un stylo pour écrire. 

Les médiocres passions finissent rapidement par s'évanouir, parce que seule la présence physique de l'objet faisait tendre l'attention vers celui-ci ; aussitôt que les yeux ne sont plus occupés de lui, les pensées roulent vers mille objets divers qui favorisent encore l'oubli. Loin des yeux, loin du coeur : ce proverbe ne sera jamais vrai que pour ces médiocres passions, qui constituent, il est vrai, la grande majorité des passions. Mais jamais cette sentence pessimiste ne s'avèrera vraie pour les grandes passions, lesquelles sont toutes dirigées vers l'esprit, domaine impérissable. Le lecteur n'a pas besoin de terminer le roman de George Sand pour savoir avec certitude qu'Albert n'a point oublié Consuelo. Pour l'amoureux passionné, l'absence de l'aimé est un moyen de cultiver son amour, de favoriser son développement ; les sentiments vivent et s'agitent, comme en témoignent les rêves obsédants ; et l'on pourrait dire, pour résumer l'attitude de cet amoureux en face de sa passion : loin des yeux, près du coeur. 

17 mai 2012

CCXXIV

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

– Proust

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Longtemps je me suis touché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes mains se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je me branle. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps d'éjaculer m'éveillait ; je voulais poser le magazine que je croyais avoir encore entre les mains et remonter ma braguette ; je n'avais pas cessé en me branlant de voir des perversions sur ce que je venais de regarder, mais ces perversions avaient prises un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce que le magazine montrait : un bordel, une chanson grivoise, la rivalité de Michette et Caroline. Cette vision survivait pendant quelques secondes à mon éjaculation ; elle ne choquait pas ma moralité, mais pesait lourde comme mes mains sur ma bite et m'empêchait de me rendre compte que ma mère était entrée. 

16 mai 2012

CCXXIII

Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme.

– Honoré de Balzac

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Dans La peau de chagrin, le concept du bonheur du vieillard se fonde sur l'idéal de l'ἀταραξία, c'est-à-dire sur l'absence de troubles. L'essentiel ici, du point de vue conceptuel, est qu'il s'agit d'une conception négative du bonheur : comme nous sommes en bonne santé lorsque nous ne souffrons de rien, nous sommes heureux dès lors que nous ne sommes pas malheureux. À partir de là, ce concept spécifique du bonheur se déploie d'une manière particulière, à savoir en développant les moyens qui nous permettent d'éviter autant que faire se peut le malheur, dont l'analyse révèle que sa source se trouve dans l'inadéquation entre les désirs toujours trop élevés des hommes et leur incapacité à satisfaire dans la réalité ces désirs superflus ; et ce d'autant plus que même si cette satisfaction était toujours possible, l'homme ne serait pas moins dans la situation d'Ixion emporté par le mouvement sans fin de sa roue enflammée, ou dans celle des Danaïdes condamnés à remplir un tonneau percé, métaphores de l'homme occupé à satisfaire ses désirs sans jamais trouver le repos ; toujours il est piqué par un nouveau désir qui l'empêche d'être dans un état de sérénité et de plénitude, états qui caractérisent l'homme heureux négativement. Nous comprenons pourquoi, si nous avions cette conception du bonheur, nous nous méfierions des mauvaises conséquences du désir, que nous chercherions à contrôler en lui posant des limites ; nous nous contenterions des plaisirs que nous donne spontanément notre nature, sans essayer de la dépasser, et nous serions déjà trop heureux si aucun événement ne venait interrompre ce paisible repos. Il s'agit donc d'une conception modeste du bonheur, fondé sur un art du renoncement : il faut ne pas vouloir et ne pas pouvoir afin de n'être pas brûlé et détruit, pour parler comme le vieillard de Balzac. On pourrait reprocher à cette vision du bonheur d'être peu courageuse, de refuser le danger présent dans le déploiement du désir, et préférer ainsi une vie ennuyeuse et fade à une vie tourmentée mais excitante ; vivre dans l'absence de troubles, n'est-ce pas vouloir vivre comme une statue de marbre et refuser le mouvement naturel de la vie ? Renoncer à la satisfaction de ses désirs, n'est-ce pas déjà insérer la mort dans la vie ?

À l'inverse, le concept du bonheur de Raphaël est clairement positif, c'est-à-dire que pour lui le bonheur n'est pas seulement le silence du malheur, mais bien un sentiment qui exprime concrètement une supériorité par rapport à un état neutre ; lorsque nous sommes heureux, nous nous sentons sans doute mieux que lorsque nous souffrons, certes, mais également mieux que lorsque nous sommes dans un état neutre et quelque peu ennuyeux. On le voit bien, cette conception du bonheur ne peut que s'opposer à celle précédemment exposée, puisqu'elle fera du désir un moteur : c'est par la puissance de mon désir, et ma faculté à accomplir celui-ci, que je peux, au moins momentanément, être joyeux. Il n'est donc pas question de renoncer à satisfaire ses désirs, bien que l'on sera attentif à ceux-ci, et que l'on ne se jettera évidemment pas, tels de vulgaires et inconscients pourceaux d'Épicure, dans les inconsistants délices de Capoue. De fait, ce bonheur est nécessairement moins stable que le bonheur négatif dans la mesure où il s'appuie sur des moments privilégiés, et non sur un état stable, état qu'il ne cherche d'ailleurs pas puisqu'il préfère le mouvement au repos. Pour les partisans de ce bonheur, le désir ne provoque pas tant un douloureux sentiment de manque, qu'une tension nécessaire pour mettre l'homme en branle, pour le pousser à l'activité, laquelle est la véritable source du bonheur humain : c'est en déployant sa force, en triomphant des obstacles se présentant à lui, en se rendant plus puissant qu'on augmente notre joie et favorise notre bonheur. On comprend ce que suppose une telle conception du bonheur : une vie tranquille dans laquelle il n'y aurait pas de ces moments forts où l'on sent son être intensément vibrer, où l'on ne serait jamais traversé par ces tensions fécondes, où, en somme, on se contenterait de laisser doucement la vie quitter notre corps – cette vie là ne mériterait pas d'être vécue. À choisir entre la vie longue, paisible, quelque peu ennuyeuse, et une vie dangereuse, brève, mais riche de moments de joies intenses, Raphaël se décide pour la dernière solution ; ce qui, assurément, est un choix intéressant, mais est également un choix risqué : à vouloir saisir la joie, on peut finir par étreindre le malheur et regretter la tranquillité passée en se demandant si on aurait pas dû choisir le moindre mal. Il semble que tout le monde ne soit pas capable de désirer adéquatement, et que c'est pour cette raison que l'on se méfie tant du désir, se trompant peut-être ainsi de cible.

15 mai 2012

CCXXII

La lumière est le plus beau diamant de la couronne de la beauté ; elle a sur la connaissance de toute belle chose l'influence la plus décisive ; sa présence, de toute manière, est une condition nécessaire ; mais si elle est favorablement placée, elle rehausse encore la beauté des plus belles choses.

– Schopenhauer

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La lumière a toujours été vénéré. Le soleil a dans tous les peuples un caractère divin. Les yeux de l'homme doivent se concentrer sur ce qui rehausse. Élévation, je te cherche partout, et désire mieux te comprendre, apercevoir ton vertueux principe ; je crois t'avoir vu dans l'amour et dans l'art, bien que mon regard manque d'acuité et mes expressions de précision. Je veux aujourd'hui te voir dans la lumière, en ce jour où le ciel fut fluctuant, révélant, par comparaison, tes grandes vertus. 

La lumière ne doit pas être isolée de ce qu'elle éclaire. Rigoureusement, la lumière n'est point belle en soi, et il est difficile de concevoir ce que serait une pure lumière sans forme. La lumière est fondamentalement ce qui révèle les formes du monde ; elle est au service des figures de l'univers. La matière serait invisible pour l'homme sans la lumière ; et l'on peut dire, sans exagération, que la lumière est le fondement de la beauté. Il n'est point rare de dire, avec raison, que l'intuition est une lumière : c'est que c'est par l'intuition que le monde nous est donné, et que c'est la lumière qui nous fait voir le monde, qui nous donne des images du monde. 

Les changements de lumière changent profondément notre perception du monde. D'où l'importance de l'éclairage dans les musées, qui peuvent altérer notre jugement sur les oeuvres exposées.  La contemplation de la mer est radicalement différente à l'aube ou zénith. Les rues d'une ville prennent un charme singulier au crépuscule, en ce jeu mouvant de l'ombre, en cette douce mort de la lumière, qui bientôt ressuscitera. Les impressionnistes, adorateurs de lumière, révèlent cette beauté là. On ne voit la suprême beauté des temples grecs qu'en pleine lumière ; et si j'imagine que le Parthénon montre un charme mystérieux la nuit, je suis sûr que sa signification la plus forte ne peut nous parvenir que lorsqu'il est baigné du soleil. Surtout, la lumière embellit les jeunes filles ; c'est en songeant à elles, créatures abondantes en ces jours-ci, que j'ai voulu réagir à la belle phrase de Schopenhauer, dont la prose est lumineuse entre toutes, contrairement à ce que nous disent les préjugés courants à son sujet. Les mots manquent pour décrire convenablement ce rehaussement que je veux cerner, ce rehaussement de la beauté des jeunes filles, lorsqu'on regarde leur visage en plein soleil, lorsqu'on les regarde esquisser des sourires et lancer des éclats de rire, autant d'attraits visibles en des temps plus obscurs, mais moins forts, moins éclatants, et, pour ainsi dire, moins sacrés. Car il me semble que le rehaussement de la beauté féminine par la lumière leur donne une aura sacré, liée à la joie profonde que leur contemplation suscite. Mais je ne puis continuer ; résigné, il ne me reste plus qu'à relire les pages de Proust sur les jeunes filles, le seul qui parvint à accomplir cette si diificile mission, exprimer adéquatement et universellement leur beauté mouvante. 

14 mai 2012

CCXXI

Affectus itaque odii, irae, invidiae etc., in se considerati ex eadem naturae necessitate, et virtute consequuntur, ac relique singularia ; ac proinde certas causas agnoscunt, per quas intelliguntur, certasque proprietates habent, cognititione nostra aeque dignas, ac proprietates cujuscunque alterius rei, cujus sola contemplatione delectamur.*

– Spinoza

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L'homme a rarement l'heureuse possibilité de sauver son semblable, car celui-ci suit par trop ses propres règles internes pour pouvoir être suffisamment infléchi vers la bonne voie, c'est-à-dire la voie de la puissance, de la vertu et de la joie. Il est incontestablement fort difficile de changer un homme ; tout le monde l'a remarqué un jour ou l'autre, et plus d'une fois ; la force de ses déterminations diverses rendent difficile la transformation de ses dogmes, de ses habitudes, de ses règles de vie. Il faut dire qu'impossible n'est point difficile, et que nous pouvons parfois avoir ce grand bonheur, celui d'agir profondément sur un être et de le réhausser.

Une belle source de consolation, qui compense l'amertume due à la considération de notre impuissance relative, peut se trouver dans l'observation des grandes capacités de notre raison à comprendre nos semblables. Le réel est intelligible ; toutes les personnes sont intelligibles ; nul n'échappe aux implacables lois de la nature, quoi que puisse nous faire penser l'inconstance apparente des hommes dans leur comportement. Et intelligibilité ne veut point nécessairement dire prévisibilité. Il est donc rassurant de remarquer qu'un être peut être compris par un fin psychologue, lequel est tout l'inverses des psys modernes en toutes sortes employés dans des cabinets. Lorsque nous avons suffisament d'informations, nous pouvons nous efforcer de comprendre les mécanismes d'un individu, même si une singularité humaine n'est jamais observable en pleine lumière ; et, par ailleurs, nous avons besoin de ces ombres fluctuantes qui font qu'un homme contient toujours une part mystérieuse, envoûtante. L'obscurité anime le désir de lumière.

Ainsi, il est possible, par les investigations rationnelles, mais aussi par la sensation, par le cerveau des émotions, de parcourir et de savourer les richesses, les milles nuances et détails qui font l'unicité de tous les hommes. Je m'imprègne du message fort que Spinoza nous adresse : il faut tâcher et avoir plaisir à connaître par-delà le bien et le mal, sans écrasant système de jugement ; nous devons essayer d'être des philosophes qui réhaussent, et non de tristes prêtres colporteurs de ressentiments. Il me semble que le véritable humanisme est là : comprendre l'homme, dans toute sa splendeur et sa misère, sans fards inutile, et ainsi faire de ses rencontres avec ses semblables autant d'occasions de comprendre, le plus joyeusement possible, l'humanité, prenant le chemin allant du singulier à l'universel. Un homme conduit à l'Homme. Il faudrait toujours se dire : j'aime l'homme, dans ce qu'il a de meilleur et dans ce qu'il a de pire, parce que je le comprends dans toutes les parcelles de son être, et parce que toute connaissance est une joie. 

L'oeuvre d'art, qui est le terrain de jeu du philosophie, permet de mettre en application des connaissances sur l'homme et de rendre directement palpable la joie de comprendre l'homme en diverses situations : puissance de la connaissance intuitive propre à l'art. Il est plaisant de regarder autrui comme on regarde un personnage de roman, avec la distance adéquate pour l'examiner sans s'embrouiller, sans trop se perdre en ses fluctuants rayons aveuglants, trop proches de nous. Julien Sorel et Mme de Rénal ne sont jamais bien loin. 

*Et donc les affects de haine, de colère, d'envie, etc. considérés en soi, suivent les uns des autres par la même nécessité et vertu de la nature que les autres singuliers ; et partant, ils reconnaissent des causes précises, par lesquelles ils se comprennent, et ont des propriétés précises, aussi dignes de notre connaissance que les propriétés de n'importe quelle autre chose dont la seule contemplation nous délecte.

13 mai 2012

CCXX

Il faut feuilleter tous les livres et n'en lire qu'un ou deux.

– Jules Renard

9782070200474

Les livres dont on peut dire, sans réticence aucune, qu'ils sont pour nous, sont forcément d'un nombre très restreint. Il en va pour les livres comme pour les amis : celui qui aime tous les livres n'en aime aucun véritablement, c'est-à-dire du plus profond de son âme. Ces livres existent, et ils ne sont pas les mêmes pour tous. Tout se passe comme si certains livres universels nous atteignaient d'une universalité plus intime que d'autres ; bien que s'adressant à tous, ils semblent n'être faits que pour nous, tant la concordance entre notre être et ces livres paraît parfaite. La Bible n'a point le priviliège du tolle lege ; et il y a des révélations profanes qui valent bien celle de Saint Augustin. Ainsi, l'oeuvre négligée d'Alain, Les idées et les âges, s'est imposée à moi dès les premières lignes, sans contestation possible ; c'est un envoûtement qui résiste à l'examen, le plus cher de tous. "J'ai lu bien des fois, dans Homère, le conte de Protée, aussi ancien que les hommes."

Ces livres là doivent être connus par coeur. Ils sont trop rares pour être négligés. Ce n'est pas parce qu'ils semblent être en adéquation parfaite avec nous-mêmes qu'ils ne nous enseignent rien que nous ne savons déjà, au contraire ; c'est que précisément parce qu'ils sont faits pour nous, ces livres nous poussent à faire s'épanouir en notre esprit nos pensées les plus profondes, qui ne sont encore que dans un imparfait état de germe. Trouver ses livres pour devenir ce que l'on est.

12 mai 2012

CCXIX

Toujours donc revenir aux grands textes ; n'en point vouloir d'extraits ; les extraits ne peuvent servir qu'à nous renvoyer à l'oeuvre. Et je dis aussi à l'oeuvre sans notes. La note, c'est le médiocre qui s'accroche au beau. L'humanité secoue cette vermine.

– Alain

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Les professeurs apprennent à ne point mépriser les notes ; c'est que ce sont leurs confrères qui les font, et qu'ils ont presque toujours besoin de s'appuyer sur elles pour faire leur cours. Les livres de la Pléiade sont de plus en plus volumineux, parce qu'on les surcharge en fin de volume de centaines de pages de notes fastidieuses et de commentaires inutiles. Un beau livre se tient par lui-même ; c'est une véritable faute de goût des éditeurs de la Pléiade que d'avoir transformé leurs beaux livres en livres universitaires. Le premier volume en Pléiade des Mémoires de Saint-Simon a 500 pages de notes ennuyeuses, ce qui fait tout de même un tiers du livre.

Les grands romans, je veux dire ceux qui ont beaucoup de pages, sont très peu connus car l'école ne les fait pas étudier autrement qu'en extraits. De nombreux lycéens connaissent le début des Confessions de Rousseau, des étudiants moins nombreux connaissent les six premiers livres, mais rarissimes sont ceux qui ont lu le livre dans son intégralité, comme si la fin était moins intéressante que le début, alors que ce n'est évidemment pas le cas. On a l'impression que le seul chapitre important de l'Esprit des lois est le fameux texte ironique sur l'esclavage des nègres. On dirait que tout Proust est dans l'épisode de la madeleine. Les extraits proposés habituellement de Schopenhauer font croire qu'il n'a écrit que des textes pessimistes utiles pour les dissertations de philosophie sur le bonheur. Seul le premier livres des Fables de La Fontaine est à peu près étudié au collège ou au lycée, lorsque les professeurs de français ne préfèrent pas faire étudier à leurs élèves un rappeur sans talent. Peut-être que, pour un cours de littérature, la lecture suivie et vivante d'une oeuvre longue est plus instructive que la sélection d'extraits de dizaines d'oeuvres différentes, ce qui permet davantage aux élèves de faire semblant d'avoir une culture littéraire étendue, alors qu'ils n'ont par là qu'une connaissance de façade des grands textes de l'humanité. J'ai toujours trouvé que dans les cours de français les professeurs passaient trop de temps à l'analyse fastidieuse des techniques d'écriture employées au détriment de l'essentiel, qui est le texte même, dans son déroulement senti, dans son mouvement vécu, c'est-à-dire dans le texte lu. L'école n'a point ces préocuppations, toute occupée qu'elle est à donner à ses pauvres élèves l'apparence utile du savoir. 

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