La conscience, tourmentée d'un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n'aperçoit la réalité qu'à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental.
– Bergson
La science, en partant de la diversité des objets donnés, regroupe, condense cette multiplicité en y trouvant des caractéristiques communes précises afin d'énoncer des règles générales sur les objets en question ; elle unifie le divers ; elle subsume le particulier à travers des concepts, des lois, des fonctions qui permettent d'opérer une synthèse : c'est dire qu'elle n'a pas pour vocation de rendre compte de l'unicité des objets de ce monde, mais, bien au contraire, d'énoncer ce qu'il y a de commun dans les objets de ce monde ayant la même nature. La science ne cherche pas à montrer ce qui fait la spécificité de tel ou tel chêne, de tel ou tel chat précis, de tel ou tel être humain unique, mais bien plutôt tente de distinguer, en observant la variété des chênes, des chats, des êtres humains, les caractéristiques qui sont communes à l'ensemble diversifié que ces types d'êtres constituent. Or, s'il est aisé de trouver des caractères communs à ce qui est directement visible, et donc identifiable, il est forcément plus difficile d'accomplir cette recherche avec des éléments qui, s'ils existent, ne sont pas observables et identifiables directement. Notre expérience émotionnelle semble précisément être de ce dernier ordre puisque cette expérience est intime, même si elle peut prendre la forme d'expression corporelle : l'essentiel se trouve en nous, et, de ce fait, les informations dont nous aurions besoin pour établir une science de notre expérience émotionnelle sont considérablement limitées. Le problème s'aggrave si nous prenons en compte le fait que notre expérience émotionnelle semble ce qu'il y a justement d'unique en chacun de nous, si unique qu'il serait difficile d'unifier en des règles scientifiques générales la multiplicité des expériences émotionnelles des différents êtres humain. D'où cette question : le caractère intime de notre expérience émotionnelle est-il un obstacle insurmontable à ce qu'elle puisse être objet de science ? Autrement dit : est-il possible, malgré l'unicité et l'intériorité de notre vie affective, de faire la science de cette dernière ? Il s'agit, pour y voir plus clair en ce problème, d'approfondir la nature des obstacles qui peuvent se présenter à la réalisation d'une telle entreprise, et, pour cela, d'analyser en premier lieu les rapports qu'entretiennent notre expérience émotionnelle avec le langage ; puis de voir en détail ce qui semble empêcher du fait des moyens propres à la science positive d'aborder la vie affective, d'aboutir à des résultats satisfaisants ; et enfin, les obstacles connus, de chercher non pas à dépasser ces obstacles mais à les contourner, en nous intéressant aux potentialités d'une science qui ne serait pas purement positive.
Il n'est pas évident que le langage soit un instrument adéquat pour rendre compte de notre émotionnelle, le premier étant réducteur et la seconde si complexe qu'elle ne peut être réduite. Faire une science de notre expérience émotionnelle, cela revient à trouver les mots qui permettent d'exprimer adéquatement, et non de façon approximative, ce que nous ressentons ; cela revient à dire la vérité de notre vie affective à travers un discours à la fois complet et précis, rigoureux. Or, il n'est pas sûr que le langage, même en exploitant toutes ses capacités à élaborer différents discours s'adaptant à l'objet visé, puisse accomplir une telle tâche. Nous pouvons trouver une raison de cette incompatibilité possible entre le langage et l'expression adéquate de notre expérience personnelle dans la finalité que semble avoir le langage. Dans l'aphorisme 354 du Gai Savoir, Nietzsche met en évidence les limites du langage compte tenu de sa vocation éminemment pratique : il explique, en effet, que l'homme développa la raison et le langage car, animal inférieur aux autres, il avait besoin de communiquer avec ses semblables de façon élaborée afin d'organiser sa survie, d'organiser des tâches de travail pour être efficace, pour être plus qu'une faible bête de proie ; en quoi l'on voit la finalité pratique, utilitaire du langage. Or, ce qui est utile aux hommes, ce qui peut être communiqué, c'est précisément ce qu'il y a de plus commun ; nos mots sont condamnés à exprimer le général car sel ce qui est général et non particulier est utile pour la communication avec les autres hommes : ce qu'il y a d'unique dans ce monde, ce qui est irréductiblement singulier, ne pourra jamais être réellement exprimé. Autrement dit, nous n'avons pas accès au coeur de notre expérience émotionnelle ; nous ne pouvons pas voir les profondeurs de notre vie affective, mais uniquement ce qu'il y a de superficiel en nous, ce qu'il y a de plus pauvre, de plus banal, de plus commun, de moins essentiel. Si cette part profonde de nous-même est cachée et qu'elle ne peut être exprimée avec des mots, comment une science véritable de notre expérience émotionnelle serait-elle possible ? Nous pourrions, à la rigueur, essayer de bâtir une science sur les parts de notre expérience émotionnelle les plus utiles et communicables, qui seraient relatifs à nos instincts de survie ; nous pourrions comprendre et fixer les règles générales, les mécanismes à l'oeuvre dans des émotions telle que la peur, mais cela ne suffirait assurément pas à rendre compte de la complexité de notre expérience émotionnelle.
Un autre problème doit être pris en compte : notre expérience émotionnelle n'est pas faite d'états purs, c'est-à-dire qu'elle n'est pas faite d'éléments hétérogènes décomposés en nous, mais, au contraire, elle est un tout dans lequel les émotions sont mélangées : lorsque nous éprouvons quelque chose, nous n'éprouvons pas une émotion précise, pure, que l'on pourrait désigner avec un mot, et l'on ne peut désigner adéquatement un sentiment comme l'on désignerait le mécanisme d'un ordinateur. Là encore, le langage se révèle inadéquat pour saisir notre vie affective dans la mesure où les mots réduisent ce qui est désigné, alors que notre expérience émotionnelle, toujours composée et jamais pure, ne peut être ainsi réduite avec un énoncé, aussi précis que celui-ci cherche à être. Sans même aller aussi loin que certaines conclusions de l'école analytique, qui, en étudiant la logique formelle, montre l'incapacité du langage à répondre à un problème souvent dénué de sens, nous pouvons dire que notre expérience émotionnelle ne pourra jamais être connue que de façon imparfaite, puisque l'usage des mots, conventions arbitraires qui ne permettent pas d'aller dans le fond du signifié, distingue et décompose ce qui est profondément uni et impossible à décomposer. Le langage et la vie affective présentent une incompatibilité relative qui empêche une science d'entrerdans les profondeurs complexes et composés de notre expérience émotionnelle ; mais ce n'est pas seulement le langage, ce sont les procédés mêmes de la science, mis en rapport avec notre vie affective, qui font obstacles.
La science, et l'intelligence en général, fonctionne en distinguant et en fixant les objets ; or, l'individu semble, quant à lui, être en un perpétuel mouvement qui ne saurait être immobilisé de la sorte. Analyser les procédés de la science et ses moyens permet de mettre en évidence le fait qu'elle n'est pas nécessairement apte à connaître réellement intime. Bergson insista beaucoup sur ce point, dès son Essai sur les données immédiates de la conscience. En effet, le propre de l'intelligence et de la science est de séparer, distinguer, isoler, et surtout, spatialiser. La science fige en des énoncés fixe la réalité mouvante : elle utilise des formules, des lois pour rendre compte de la réalité : tout se passe comme si la connaissance rationnelle ne pouvait passer par d'autres moyens que ceux de l'espace. Le problème vient du fait que, pour Bergson, en spatialisant le devenir, nous perdons la durée, qui est la réalité se faisant en permanence, qui fait que le monde, et donc comme nous-même, se modifie sans cesse ; bref, en essayant de penser le réel en se focalisant sur l'espace, nous négligeons l'essentiel, qui est de l'ordre du temps. Là aussi, c'est du fait que notre intelligence a une fonction pratique qu'elle ne peut permettre d'accéder à l'essentiel ; il faut une véritable conversion de son monde de pensée pour parvenir à saisir les choses dans ce qu'elles ont d'essentiel, pour penser en prenant en considération la durée concrète. Tant que nous n'opérons pas cette conversion, nous pourrons certes développer des moyens de spatialiser, de déterminer, de fixer avec davantage de précision les états de chose de notre vie affective, mais nous ne pénétrerons jamais dans le coeur de notre expérience émotionnelle. Cette vie affective, en effet, est un flux continu, une sorte de mélodie ininterrompue qui ne saurait être divisée en état distincts, sans être trahie. En somme, faire une science de notre expérience émotionnelle reviendrait à artificiellement figer ce qui est mouvant.
D'autant plus qu'on ne voit pas comment la science pourrait prendre en compte la vie d'un individu dans sa totalité et son idiosyncrasie : la science ne peut qu'arrêter le flux mouvant d'un individu pour en former un état fixe et le comparer à un autre état fixe, figé plus tard ; elle néglige de considérer la passé d'un individu, ce qui fait sa particularité et son unicité ; elle fait comme si tous les individus étaient les mêmes, elle ne peut pas, du fait de sa nature même, pénétrer dans la singularité de chaque être. Elle pourra certes trouver des points communs dans les réactions des individus dans des situations précises, mais, d'une part, cette généralisation ne prendra pas en compte l'histoire, la personnalité, le caractère des différents individus singuliers, et, d'autre part, cette généralisation ne sera efficace que pour les émotions les plus communes.Or, si nous prenons l'expression "expérience émotionnelle" dans son sens large, à savoir comme un synonyme de l'ensemble vécu de la vie affective, et non pas comme notre expérience de certains états bien précis, correspondant à des secousses, à des chocs brusques. Après tous les obstacles que nous avons évoqué, il semble tout à fait impossible pour notre expérience émotionnelle intime d'être l'objet d'une science positive satisfaisant à toutes les exigences que l'on est en droit d'avoir dans le domaine de la connaissance de notre vie intérieure, profonde, singulière. Si nous voulons avancer, nous sommes contraints de délimiter un cadre à ce qui pourrait être une science de notre expérience émotionnelle.
Il convient donc de restreindre la notion vaste d'expérience émotionnelle intime afin de déterminer ce que peut nous apporter la science positive ou une forme de savoir non positif. Tout porte à penser que le coeur de notre vie affective, que ce quise déroule, plus ou moins inconsciemment en nous, que ce qui fait que nous agissons de telle manière dans les situations complexes de la vie réelle et impossible à restituer dans une expérience scientifique, ne peut être l'objet d'une science satisfaisante : tout cela ne saurait être l'objet de règles générales, de lois, de descriptions adéquates. Puisque la science fonctionne en distinguant et en isolant, il faut fixer à la science comme objet non pas le flux mouvant de notre être, mais des émotions précises qui n'impliquent pas une connaissance de la totalité de notre vie psychique. Ce ne sera plus l'intimité, la spécificité, de notre expérience émotionnelle prise en tant que flux ininterrompu que la science visera, mais ce qui est vraiment commun et général ; elle n'essayera pas de connaître les sentiments complexes et notre moi profond, mais les émotions, qui, en tant qu'elles suscitent des modifications dans notre corps, peuvent être observables et identifiables grâce aux progrès des sciences cognitives. Les neurosciences permettent en effet d'isoler dans le cerveau, d'identifier des processus neuronaux, des phénomènes qui apparaissent lorsque nous éprouvons certaines émotions. Car, de fait, ce qu'il y a de commun à tous les individus, lorsqu'ils éprouvent des émotions assez caractérisées pour être observées, ce sont les conditions matérielles de l'apparition des émotions. Les neurosciences nous apportent des informations, un savoir positif, fondé sur des faits, concernant ce qui se passe matériellement dans le cerveau et son rapport avec le corps lorsque nous éprouvons une émotion précise. Récemment, et notamment depuis l'apparition du courant des neurosciences affectives, des scientifiques ont pu proposer des hypothèses concernant la localisation des parties du cerveau permettant l'expression des émotions, et ce, notamment grâce à l'étude de cas pathologiques ayant eu des lésions cérébrales, comme le cas de Phinéas Gage ou d'Eliott, cité par Antonio Damasio dans L'erreur de Descartes. Ces études ont pu permettre d'avancer dans la recherche des causes de nos actions, mettant en avant le rôle des émotions dans la prise de décision. Ces apports de la science positive, aussi importants qu'ils soient, ne semblent toutefois pas permettre d'acquérir un savoir réellement satisfaisant sur notre expérience émotionnelle intime dans la mesure où elles permettent uniquement de connaître les causes matérielles, aboutissant à un savoir détaché de l'aspect existentiel, de l'aspect vécu de notre vie affective.
Il n'est de toute façon pas question pour les sciences positives de s'intéresser à l'aspect réellement vécu, à ce qui est subjectif, dans l'expérience émotionnelle de l'être humain. Il faudrait donc trouver la voie d'une science non positive qui pourrait néanmoins s'appuyer sur les informations que la science positive apporte afin d'acquérir un savoir satisfaisant sur notre vie affective. Or, la phénoménologie semble permettre d'avancer dans ce chemin. Sartre a posé quelques éléments correspondant à ce nouveau chemin dans son Esquisse d'une théorie des émotions : en montrant les vertus de la méthode phénoménologique, il tente d'ébaucher un début de connaissance dans l'expression des émotions en tant que réellement vécues par un sujet. Il dit ainsi : "Éprouver des émotions, c'est transformer le monde", en essayant de montrer le rôle magique, incantatoire, et effectivement pratique de l'expression des émotions. Il analyse ainsi la peur comme l'incantation magique du sujet pour trouver un refuge, s'évader d'une situation, et voit dans la joie l'expression d'une impatience et donc la possession magique de ce qui n'est pas encore à nous. Ces pistes peuvent être fécondes, et, quoiqu'elles ne puissent constituer une science positive et complète de la complexité de notre expérience émotionnelle intime, elles peuvent être considérées comme étant révélatrices de potentialités qui gagneraient à être exploitées en dialogue avec les neurosciences affectives. Ainsi, la philosophie peut former un savoir sur notre expérience émotionnelle, comme le font d'ailleurs également depuis longtemps, selon leurs manières propres, les arts et tout particulièrement la littérature.