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Scolies
10 juillet 2012

CCLXXVIII

Il fut un temps que Proust avait jour et nuit un taxi à sa porte, à sa disposition s'il lui prenait la fantaisie de sortir. Il lui arrivait souvent de sortir la nuit, de se faire conduire à la porte d'un bordel. Il priait alors le chauffeur d'aller chercher la patronne. Celle-ci arrivée, il lui demandait de lui envoyer deux ou trois femmes. Il les faisait alors asseoir avec lui dans le taxi, buvant du lait et leur en offrant et passait ainsi quelques heures à parler avec elles de l'amour, de la mort ou de sujets du même genre.

– Léautaud

em-busca-do-tempo-perdido

J'ai vu que c'était aujourd'hui l'anniversaire de Proust : c'est un devoir et un plaisir pour moi que de le célébrer. Il me semble que mettre en avant cette drôle et magnifique anecdote racontée par Léautaud, trouvée d'ailleurs dans le plus grand hasard, est le meilleur hommage que je puisse rendre à cet homme que j'aime pour plusieurs raisons très différentes. J'ai maintenant envie de dire pourquoi je l'aime, sans même craindre d'évoquer quelques souvenirs personnels. Je pourrais en détailler des dizaines ; je me contenterai de ma première expérience de lecture, si significative à bien des égards.

Je dois à Proust mon premier grand bouleversement littéraire ; mais je m'aperçois bien qu'en parlant ainsi je dis trop peu ; c'est bien plutôt, et sans hyperbole, une révolution intérieure qu'il opéra en moi. J'avais quinze ans, j'étais en vacances en Espagne, et, m'étant décidé à entrer en première littéraire, j'avais pris la résolution de lire sérieusement un grand auteur français de mon propre chef. Auparavant, je lisais déjà un peu, évidemment plus que mes camarades, mais à part Maupassant, dont j'avais lu beaucoup de nouvelles, et un peu de Zola, je ne connaissais à peu près rien de la véritable littérature ; j'avais perdu trop de temps à bouquiner des sottises pour adolescents, et les vestiges de l'institution scolaire ne m'aidaient malheureusement pas à me diriger vers les classiques. Je me souviens que le dernier livre que j'avais lu avant de commencer le premier tome de La recherche du temps perdu était, comme par hasard, le dernier tome d'Harry Potter ; fait hautement symbolique, signifiant le passage d'un monde puéril, uniforme, médiocre, divertissant, bassement plaisant, à un autre monde, le vrai sans doute, complexe, âpre et charmant, imprévisible, révélateur de soi, éveillant les hautes aspirations de l'homme en même temps que les fermes exigences de la vraie vie. Changer de monde romanesque, c'est changer sa propre perception du monde, c'est changer son monde intérieur. Le choc entre deux univers aussi antagonistes ne pouvait qu'être brutal ; toutefois, et j'en fus étonné, je ne manifestais pas la moindre résistance ; j'étais converti, tout simplement. Converti non pas à Proust seulement, mais à la Littérature, à l'Art, à la Culture, ou plutôt, pour employer cet mot si riche qu'on n'emploie plus guère, aux Humanités. Je sentais à la lecture de Proust que je devais abandonner mes activités médiocres pour m'adonner entièrement à la culture des Humanités ; ce n'est point mon entendement qui formulait ce devoir, réellement impérieux en moi, mais mon coeur, trop heureux d'avoir trouvé une source de lumière pour ne pas immédiatement en chercher et en développer mille autres. De sorte que je peux dire, sans exagérer, que c'est à Proust que je dois mon empressement soudain et chaleureux pour la culture humaine, qui m'avait tant échappé jusque là ; l'enthousiasme qu'il parvint à me transmettre me permit d'aller fervent et allègre, de rapidement combler mon retard, immense. Maintenant il me semble évident que Proust, c'est bien plus que de la littérature, c'est toute la culture existante et possible contenue en une cathédrale ou une robe, c'est ce bloc parfait, idéal, immobile, quoique toujours source de nouveaux mouvements humains pour quiconque a un esprit digne de lui. En ce sens, Proust, génie total, est à la fois un commencement et un achèvement de la culture. Bon anniversaire, Marcel, je vous dois mon premier grand bonheur littéraire, mon élan pour la culture tout entière, et la joie de mon amour le plus cher. 

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