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Scolies
29 juillet 2012

CCXCVII

Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellentes solutions de pénétrer plus avant dans l'âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre ces phénomènes.

– Proust

Madeleine_Lemaire

Encore une fois Proust affirme la primauté du particulier sur le général ; ce grand chercheur de vérité, préfère à une analyse sociale et grossière d'une population donnée, la délicate et complexe peinture d'un être choisi. Braquant son télescope sur chaque être, Proust est semblable à ces marins audacieux qui rêvent non pas de « voyage » dans tout ce que cette acceptation à de générale et de vulgaire, mais qui se figurent la particularité de chaque île, de chaque parcelle de terre qu'il se prépare à visiter. Dans la Recherche du temps perdu, le narrateur sublime chaque pays ou ville sur lesquels il fantasme inlassablement ; Venise, la sublime ville fleurie, ou encore Balbec, ville normande qui se retrouve métamorphosée en une ancienne poterie, sont semblables aux personnages qui évoluent dans l'oeuvre. Ces villes sont l'objet de rêveries incessantes ; après avoir été, presque nécessairement, le fruit d'une déception lorsqu'elles sont apparues au narrateur sous leur forme réelle et objective, elles sont observées à l'extrême, étudiées minutieusement pour en extraire leur essence particulière ; ce qu'il y a d'unique et de véritablement beau en elle.

Ce processus qui consiste à extraire d'un lieu son essence pour en saisir la magnifique vérité, se répète avec les personnages. Proust fait vivre au fil de sa plume tout un univers, un théâtre mondain dans lequel se meut des individualités dont le caractère est particulièrement marqué. On retrouve dans le salon de la bourgeoise Madame Verdurin, qui veut de toute la force de sa médiocrité renverser l'aristocratie, le docteur Cottard qui ne maîtrise pas le langage en accordant à chaque expression toute faite un sens propre et non pas figuré ce qui le conduit à être le bouffon inconscient de ce salon ; Madame Verdurin, pleine d'indulgence pour ce médecin qu'elle pense supérieur, se montre, en revanche, très sévère à l'égard surtout de Saniette et parfois même de Brichot, universitaire pédant qui, pour se faire valoir, prend plaisir à expliquer l'étymologie de chaque nom de ville. La science de Brichot, le raffinement du Baron de Charlus, la bêtise de Madame Verdurin sont décrites précisément dans la Recherche ; chaque caractéristique est éclairée puis analysée. En réalité, si l'on considère l'ensemble des personnalités qui peuplent l'oeuvre proustienne, l'on s'aperçoit que chaque personnage ou presque représente un type particulier ; ainsi, Madame Verdurin incarne le monde bourgeois en mal de gloire et qui, à la manière de Prométhée, souhaite voler aux aristocrates la flamme de la renommée mondaine ; Swann est le type de l'artiste inaccompli, de l'esthète maudit qui a préféré se marier avec une cocotte plutôt que de créer un chef-d'oeuvre. Quant à Albertine, elle est l'allégorie de la femme ; femme insaisissable et pour laquelle on est passionnément jaloux car elle renferme en elle-même un secret ; l'homosexualité de la jeune fille est un moyen pour Proust de provoquer la jalousie du narrateur mais signifie également, implicitement, le mystère de l'amour, l'impossibilité de saisir complètement l'être aimée ; l'homosexualité féminine, en un mot, permet à l'auteur d'illustrer deux principes essentiels : d'abord, la multiplicité du moi qui, dans le cas d'Albertine la conduit à désirer à la fois les hommes et les femmes, et ensuite, ce mouvement infiniment complexe de l'amour qui vogue du dedans au dehors, c'est-à-dire qui amène l'amant à vouloir sortir de lui-même, à rechercher un autre moi, l'être aimé, qu'il ne pourra jamais posséder entièrement.

Il est naïf de croire que l'on peut comprendre l'homme en analysant un groupe social car un homme est à lui seul tout un univers intérieur particulier ; il est doué d'une pensée, c'est-à-dire d'une richesse spirituelle qui le différencie de l'intégralité de ses congénères. On ne peut pas même comprendre l'homme, à la façon de Zola, à savoir en analysant les vices et les vertus qui nous ont été transmises génétiquement. Mais bien plus, pour Proust, l'homme doit être le modèle d'une peinture particulière car il n'est jamais le même ; nous changeons au fil du temps qui nous happe, nous transforme et nous métamorphose ; le temps est pour nous un chrysalide qui ne nous délivrera qu'à l'heure funeste où nous lui aurons échappé. Nous sommes également différents inconsciemment ou consciemment selon nos fréquentations : amical et affectueux avec nos amis, tendre à l'extrême dans les bras de notre amante. Moralité : contrairement à ce que pensent les sociologues ennuyeux qui nous bassinent avec leurs statistiques interprétables à l'infini, c'est l'individu singulier qui éclaire le monde social, et, par suite, la nature humaine elle-même.

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