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Scolies
9 août 2012

CCCVIII

Pour bien écrire, il faut sauter les idées intermédiaires, assez pour ne pas être ennuyeux, pas trop de peur de n'être pas entendu.

– Montesquieu

montesquieu

Toute l'oeuvre de Montesquieu est une illustration de cette maxime. Montesquieu, à bien des égards, est l'un des plus grands modèle de style de la littérature française, et les grands écrivains qui lui succédèrent ne s'y trompèrent point. Par la grâce et la concision de Montesquieu, les phrases sont piquantes, la lourdeur et les longueur évitées. Tout est dit en formule. Aussi, le lecteur se doit d'être plus attentif, de peur de rater l'essentiel du propos. L'opposé de ce style inégalé est celui de Kant, qui écrit comme un instituteur ayant du mal à démêler les subtilités de la discipline qu'il enseigne. Je dis Kant, mais Hegel tout aussi bien, dont l'Ésthétique, malgré quelques beaux passages, est un échantillon hors pair de style plat, comme on le voit dans le chapitre sur la métaphore. Si Montesquieu eût écrit l'Ésthétique, combien d'heures de lecture et de feuilles de papier eussent été économisées ! Mais aussi, quel travail pour atteindre un tel degré de perfection ! Simone Weil s'en rapproche dans l'Enracinement ; le début fait songer à l'Esprit des lois. J'ai beau m'amuser à faire des phrases, parce qu'il le faut bien et parce qu'il serait sot d'attendre que la Perfection me tombe dessus un beau matin, c'est à cet idéal que j'aspire. Ces exercices sont davantage là pour m'aider à me rapprocher de cet idéal, par l'assimilation de la mécanique de l'écriture, que pour former des idées que je connais déjà trop bien. À la longue, le travail de la forme perfectionnera le fond. L'admirable en Montesquieu est qu'il parvient à être concis tout en étant précis, ce que je ne suis presque jamais ; j'ai mes thèses, mais les faits me manquent. Cette précision présuppose un long travail de documentation et une érudition que je ne possède pas. Mais qu'importe moi ? Montesquieu est là pour faire oublier ma médiocrité et celle de mes contemporains. 

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8 août 2012

CCCVII

— Ça sert à quoi, le Glaude, ce que vous faites avec cette fumée ?

— À rien...

— À rien ?

— À rien d'autre que d'être bien après une bonne assiette de soupe. Voilà à quoi ça sert, et c'est déjà pas mal. Y en a qui disent que ça vaut rien pour la santé. Mais, sur la terre, tout ce qu'est extra paraît que c'est nuisible, depuis quelque temps.

– René Fallet

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J'ai souvent croisé des personnes sincèrement interloqués devant des personnes qui, manifestement, ne fumaient pas par dépendance. De même, me voyant fumer, certaines de mes connaissances se sont candidement demandées ce qui pouvait expliquer un choix aussi surprenant, comme si le plaisir était une notion par eux incomprise. Contrairement à la Vieille Denrée, les hommes, en général, comprennent assez bien l'intérêt du plaisir, ou, pour le dire autrement, la joie que prodigue des gestes n'augmentant ni le capital financier ni le capital de la vie. Mais voilà ! La santé est devenue, dans notre faiblarde société hygiéniste, un capital comme un autre. Il en résulte un changement de priorité : ce qui n'est qu'un moyen de préserver sa vie a désormais davantage d'importance que la vie elle-même ; la peur de mourir d'un cancer quelconque est désormais bien plus importante que le bonheur donné par le vin et le tabac. Heureusement que l'amitié n'est pas dangereuse, sans quoi le gouvernement mettrait toute la propagande possible en oeuvre pour nous dissuader de lier des relations trop proches, trop intenses, avec d'autres êtres que nous. Drôle de société que la nôtre, tout de même, dans laquelle la jonction du dogme de l'expansion économique et de la santé à tout prix ont corrompu la notion simple du plaisir ! Je vois beaucoup de confusion autour de la doctrine hédoniste. Aujourd'hui, il faudrait affirmer un hédonisme fort, capable d'envoyer allègrement ballader tous les tristes scrupules hygiénistes, tout en développant, avec suffisamment de précision, un discours assez clair pour distinguer les faux plaisirs des vrais dans le cadre de notre société contemporaine. Pas toujours facile d'être un bon vivant en 2012 ! 

7 août 2012

CCCVI

C'est ainsi que l'on s'éblouit, mais ce n'est point ainsi que l'on s'éclaire.

– Destutt de Tracy

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On ne nous apprend pas assez à distinguer les penseurs qui éclairent et les rhéteurs qui illuminent. Qui n'a jamais succombé au charme trompeur de ces dangereux farfadets de la pensée ? Ils sont maintenant enseignés au même titre que philosophes dignes de ce nom, ce qui rend la tentative de discernement encore plus compliquée, surtout pour la jeunesse. J'ai mis beaucoup de temps, et ma désillusion fut un peu amère, avant de m'apercevoir que Deleuze éblouissait bien davantage qu'il n'éclairait. De même pour Jankélévitch, dont le mérite se résume presque à avoir introduit le jésuitisme et le style rococo en philosophie. Il y a bien longtemps que l'aura entourant la personnalité de Sartre ne m'émeut plus, et je crois remarquer que sa philosophie ainsi qu'une bonne partie de sa mauvaise littérature, sombre progressivement dans l'oubli. J'ai dû attendre de sortir de l'adolescence pour comprendre que Nietzsche éblouissait plus qu'il n'éclairait, et en ce sens, je connais un quantité impressionnante d'adolescents incapables de mûrir, rechignant toujours à lire Platon et Kant sous prétexte qu'ils seraient idéalistes et ascétiques. Foucault est un individu dangereux, même si je le connais moins que les autres, et que je ne saurais pousser bien loin ce jugement. Les pires sont évidemment les Derrida, Lévinas et autres philosophailleurs qui éblouissent avec une méthode si grossière qu'il est particulièrement honteux de s'y laisser prendre. Je ne peux m'empêcher de penser qu'un homme ayant des vertiges à la lecture des Éperons, par exemple, est ou un gros jobard, ou un imbécile arrogant. La liste pourrait facilement s'étendre. Je regrette vraiment que nos professeurs n'aient pas la courtoisie de la faire eux-mêmes et de nous mettre en garde contre ces mégalomanes qui peuvent faire perdre des dizaines d'heures de lecture et de concentration. C'est parce qu'on ne m'a pas suffisamment protégé contre les faiseurs de fausses clartés que, quelque peu traumatisé, j'insiste lourdement sur ce sujet.

6 août 2012

CCCV

La liberté ne supprime pas, mais pose au contraire la nécessité de l'action.

– Spinoza

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Cette définition essentielle de la liberté, qui va à l'encontre de nos idées spontanées, ne figure pas dans l'Éthique, mais dans le Traité Politique. Depuis que j'ai approché pour la première fois la politique de Spinoza, je me suis dit spinoziste en matière de politique. Que nous enseigne Spinoza ? La plus puissante théorie républicaine, peut-être. Le but de l'État, c'est la liberté. Rien de particulier dans cette affirmation, tout le monde dit la même chose. Mais toutes ces personnes qui répètent inlassablement que le but de l'État est la liberté ne détermine jamais le concept de cette liberté, sorte de pur nuage autour duquel vole les théoriciens idéalistes et les démagogues de toute opinion politique. Spinoza est l'homme des définitions ; il ne se targue guère d'inventer des mots, mais travaille et retravaille sans cesse les mots usuels pour leur insuffler un sens nouveau. La liberté, c'est donc savoir poser la nécessité de l'action. Être libre, ce n'est nullement pouvoir faire tout ce que l'on désire, ni avoir la possibilité de vivre en indépendance, mais être capable de se servir de sa raison pour comprendre le monde. La compréhension et la liberté se confondent en un même idéal. Le but de l'État, si on en revient concrètement à la politique, est donc de pouvoir permettre aux citoyens de vivre selon la raison. Ceci n'est pas un rêve vide de sens ; et à ce moment du développement, il faudrait faire mille réflexions sur ce que peut bien être la conduite raisonnable de la vie, qui est le chemin du sage ; ce serait d'une longueur infinie et inutile ; aussi, je me contente de renvoyer à l'Éthique. Sans développer, il me semble que l'on voit déjà l'intérêt supérieur de la politique spinoziste, en ce renvoi incessant de toute réflexion politique à l'éthique, c'est-à-dire à la théorie menant à la béatitude de l'homme. À la lueur de ceci, il est également visible que nos républiques sont de moins en moins raisonnables, c'est-à-dire de moins en moins libres, et que la décadence du culte de la raison concorde avec la destruction des valeurs républicaines.

5 août 2012

CCCIV

Il y a des hommes qui ont besoin de primer, de s'élever au-dessus des autres, à quelque prix que ce puisse être. Tout leur est égal, pourvu qu'ils soient en évidence sur des tréteaux de charlatan ; sur un théâtre, un trône, un échafaud, ils seront toujours biens, s'ils attirent les yeux.

– Chamfort

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La voici, la grande arrogance humaine ! Le suprême besoin qu'a l'homme de toujours se faire voir et valoir. La vanité est un péché, certes, mais à la différence de la gourmandise ou de la luxure, il est tellement répandu chez les hommes qu'il passe, aujourd'hui, pour vérité générale. Chaque homme, du plus intelligent au plus bête, pense et agit en fonction d'autrui, dans le but de se grandir lui-même. Nous cherchons tous la reconnaissance de nos semblables car nous doutons nous même de nos aptitudes et de nos talents. Le besoin d'être reconnu finalement est légitime car il est l'unique moyen dont nous disposons pour attirer les regards sur notre personne. La vanité est un nécessaire, pour l'homme, à la manière de ces grands fauves qui ont soifs de puissances et de domination. L'homme tente, coûte que coûte, de briller en société et le moindre reproche, la moindre moquerie, la moindre affirmation erronée qu'il peut dans un moment d'oubli proférer, amène les rires de son auditoire ; rires qui sonnent comme le glas funeste d'une condamnation sociale qui peut, dans les cas les plus extrêmes, devenir un exil. Le mondain est banni de certains salons à la manière de certains anciens grecs disgraciés. Mais être remarquable et remarqué dans les milieux mondains ou au sein de toute assemblée est un moyen de se protéger d'autrui car l'oubli est également une forme d'exil ; les mondains, s'ils bannissent facilement, condamnent aussi aisément les « silencieux » ; ces individus qui, en société, servent de tapisserie ; élément essentiel du mobilier, leur tâche se borne à hocher tacitement de la tête et à participer au débat par un morne silence.

Toutefois, le besoin de briller, s'il devient maladif, est nocif comme cette prise trop quotidienne de médicaments, notable surtout chez ces individus hypocondriaques qui voient dans chaque maux leur fin prochaine. Il est des personnes médiocres voire même douées d'une intelligence quasiment inexistante qui se laissent bercer par le doux chant d'une renommée qu'ils se bornent à atteindre ; en surévaluant leurs réelles aptitudes, ces individus sont de véritables Don Quichotte modernes ; ils se cognent à tous les moulins de la vie ; les rares victoires qu'ils obtiennent sont glorifiées à l'extrême et multipliées au centuple. Avec eux, point de demi mesure, ils sont géniaux et originaux ; ce sont tour à tour les nouveaux Einstein, les Kubrick modernes ou encore les Shakespeare conjugués au présent. Ne se rendant guère compte que leur bouffonnerie sont l'occasion d'une franche rigolade, ils voient dans leurs risibles créations les preuves incontestables d'un talent inégalable. Commençant beaucoup et finissant rarement, ces acharnés de la renommée vivent dans le rêve et l'extase d'une photo de leur visage dans le journal local. Pleurant de joie à chacune de leur réussite aussi prosaïque soit-elle, ils vont même jusqu'à admirer en eux-mêmes ce qui est vu avec dégoût chez les autres hommes. Entretenant un culte du moi, ces narcisses s'admirent tant est si bien qu'ils s'étonnent sans cesse que les autres hommes, autour d'eux, soient aussi froids face devant leur succès.

Il est d'autres individus encore, qui loin de vouloir créer à chaque minute un chef-d'oeuvre ou une révolution copernicienne, se contentent de recueillir sans cesse les regards de leur congénères ; prenant les yeux d'autrui pour des mains capables de délivrer de divines caresses, ces maniaques du « m'as-tu vu » fantasment un monde où ils pourraient se promener avec un écriteau géant autour du coup ou une combinaison fluorescente façon Power Rangers qui diraient « regardez moi j'existe ». Cette manie est particulièrement remarquable chez les adolescents prébubaires ; décoletté plongeant, car ne nous voilons pas la face, la gente féminine est la première victime de cette épidémie, cheveux bleus ou encore chaînes au cou sont autant de signaux qui attirent nos regards ; mais le paradoxe de cette folie est que, à la différence des femmes provocatrices, les adolescents n'ont souvent aucun charme ; à l'âge boutonneux où justement l'on devrait se cacher, ces névrosés poussent le paradoxe jusqu'à faire de leurs tares une affiche publicitaire ambulante.

Enfin, on l'aura compris le besoin de l'homme de se faire voir peut être perverti par ces individus qui recherchent la « gloire à tout prix » jusque, comme le souligne Chamfort, sur l'échafaud. Dans le fond, la peinture du moraliste est à peine exagérée dans la mesure où il en va de certains actes criminels comme des réussites sportives, mais ceci nous amènerait à nous pencher sur la bestialité de l'homme ; or, comme on le sait l'homme est bon, vertueux et honnête ; comme le changement n'est décidément pas pour maintenant, parce que l'humanité est toujours égale à elle-même, nous allons terminer ici cette réflexion qui si on la poursuivrait nous mènerait trop avant dans les méandres de l'âme humaine.   

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4 août 2012

CCCIII

La forme n'égale jamais la matière.

– Alain

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Le danger de la géométrie vient de ce que l'on a facilement tendance à plaquer avec un peu trop de foi les figures construites par l'entendement sur le réel, monde à jamais insaissisable par l'esprit. L'entendement, malgré tous ses efforts et son exigence de rigueur implacable, ne collera jamais à la matière. Notre monde brut est d'une complexité matérielle qui étonne toujours l'observateur. Il n'y a pas de triangle dans la nature, ni de droite, ni de surface absolument plane. Cette table en face de moi, je serais bien téméraire de la dire faite en quatre angles rigoureusement droits, car si je prends un outil suffisament performant, je verrais des inégalités de constructions en ces bords qui paraissent pourtant à l'oeil nu d'une égalité parfaite. Le microcosme révèle des couches subtiles, des dunes montantes et descendantes de molécules, qui rendent à jamais impossible la saisie parfaitement adéquate du réel au moyen d'une figure de l'entendement, forcément réductrice. Même le dessin du cercle que je forme sur le tableau avec ma craie, à n'en pas douter, n'est pas un cercle parfait. La seule perfection géométrique est dans l'entendement ; autrement dit, la perfection de la figure, ce ne peut que être le concept. Comment une figure de l'entendement, aussi précise soit-elle, pourrait-elle se conformer à notre réel si visiblement rugueux dès que l'on s'en approche de près ? Quelle théorème pourrait décrire le jeu imprévisible des vagues dans l'océan ? La figure est une construction de l'entendement qui ne saura jamais qu'un outil formidable aidant à l'intelligibilité de notre monde physique, ce qui n'est possible qu'à la condition de simplifier ce monde pour que nos entendements puissents le saisir dans ses grandes lignes. L'entendement est l'atelier où l'on construit les outils nécessaires pour mesurer dans nos moyens limités ce qu'il y a d'essentiel dans notre vaste monde, beaux outils qui font la grandeur de l'homme, mais qui ne permettront jamais, par leur nature même, de saisir le détail et la singularité des parcelles de l'univers. L'important est qu'il faut toujours affirmer avec force cette idée simple, élémentaire, évidente pour le sens commun, mais si vite oubliée dès que l'on se lance avec enthousiasme dans des études spéculatives : le concept n'égale jamais le réel. 
3 août 2012

CCCII

Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des hommes ; mais les hommes l'emportent sur elles en amitié.

– La Bruyère

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J'imagine une parodie des deux plus célèbres amis du monde, Montaigne et La Boétie, dans laquelle ces deux grands hommes seraient deux bonnes femmes ; effet comique garanti. Je réfléchis, et ne trouve pas dans ma mémoire de bonne pièce de théâtre ayant traité ce sujet fort comique par lui-même des misères de l'amitié féminine. Si Molière m'entend de là où il est, j'aimerais qu'il compose un petit chef-d'oeuvre sur ce sujet, afin que je puisse en profiter lorsque je viendrais le rejoindre, à l'occasion. 

Pourquoi cette différence si radicale, qui éclate à l'oeil attentif et sans idéologie du moraliste, entre l'amitié masculine et féminine ? Je ne suis pas de ces modernes qui affirment péremptoirement, comme si c'était un fait qu'on n'avait pas même le droit de mettre un doute, qu'il n'y a pas de nature masculine et féminine. Tout m'indique au quotidien qu'une telle nature existe, si tant est que l'on comprend bien le mot nature pris dans ce sens. Pour en revenir à mon propos, il me semble, suivant ici, comme souvent, les indications pertinentes des proverbes et des lieux communs, que la femme, plus que l'homme, cherche à plaire. Non pas être la meilleure, mais plaire plus que toutes les autres, ce qui est très différent. Ceci, à ce que je crois (mais je suis prudent, j'utilise des modalisateurs, je ne veux pas paraître aussi tranché dans mes jeunes idées que nos présomptueux penseurs résolument modernes), ceci, dis-je, vient peut-être de ce que la femme, à l'origine mais encore aujourd'hui dans une moindre mesure, dépend de l'homme dans la poursuite de sa sécurité et de son bonheur tandis que l'homme, lui, peut vouloir être autonome et indépendant. D'où un instinct bien ancré de séduction envers tout ce qui bouge ; d'où une quête presque sans fin de l'admiration de tous et même de toutes ; d'où une jouissance infinie au contentement de la vanité. Le bonheur de la femme consiste fondamentalement à être aimée. Du reste, s'il n'y avait pas ce désir, ou plutot ce besoin de plaire, pourquoi tant de maquillage astucieux, de parures onéreuses, et cette obsession de la beauté ? Si ceci est juste, il ne serait pas difficile de comprendre pourquoi les femmes sont inférieures aux hommes en amitié : leur rivalité ne cesse presque jamais, elles ne peuvent s'empêcher de se comparer, et les bonheurs individuels, les réussites personnelles, ne peuvent qu'avec beaucoup de difficulté se transformer en réussites et bonheurs collectifs. Exemple éloquent : quand une femme est malheureuse, parce qu'elle vient d'être larguée par son jules, il y a échange de confidences, consolations de gonzesses, avec mille paroles toutes faites et souvent hypocrites ; quand il arrive la même expérience douloureuse à un homme, il réunit ses potes, ils se font ensemble une bonne bouffe, picolent entre joie et amertume, et s'expriment avec une franchise simple qui fait tout le bonheur de l'amitié véritable. Jeff est une chanson d'homme.

2 août 2012

CCCI

Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau, je passe au bronze antique (ce qui me satisfait), j’engraisse (ce qui me désole), ma barbe pousse comme une savane d’Amérique.

– Flaubert

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Les insensibles, les rats de bibliothèque, les léthargiques, se moquent des hommes communs qui attendent impatiemment chaque nouvelle saison et qui parlent longuement du temps qu'il fait ainsi que de l'influence du climat sur leur comportement quotidien. Mais c'est un fait que les saisons rythment la vie du corps et que nous existons d'abord parce que nous avons un corps. L'été n'est pas un simple fantasme pour les touristes grossiers, c'est une période précise de l'année où notre corps change, changement qui influe directement sur notre vie quotidienne. La blancheur des peaux en hiver fait un contraste avec le teint mat de l'été, et indique une appréhension différente du monde qui n'échappe pas au sens commun. La vue d'un torse de maçon en été a une signification forte : c'est la trace du travailleur qui affronte tous les jours le soleil, qui ne peut refuser de s'exposer à sa lumière puissante et qui doit faire sa tâche épuisante malgré la chaleur incitant davantage au sommeil qu'à l'activité physique. D'ailleurs, y a t-il un sommeil comparable à celui de la sieste estivale ? Ce qu'il y a de beau dans la peau du paysan ou du maçon vient de ce qu'il ne s'expose pas souvent torse nu au soleil ; lorsqu'il travaille, il est en tee-shirt ou en marcel, ce qui fait voir un contraste éclatant entre les bras et le reste du corps. Ce contraste éloquent indique sans équivoque la puissance du soleil sur le corps humain. 

L'été est le temps des vacances pour des raisons évidentes. Le repos n'a pas le même sens lorsqu'il a lieu en hiver et en été. Il est tout à fait différent de se reposer sur un fauteil, en face d'un feu, et de roupiller tranquillement sur son hamac à l'ombre. Le temps du loisir correspond également au moment des retrouvailles ; le temps libre commun favorise les rencontres entre anciens amis ; et l'apéro, rituel hautement chargé de sens, prodigue un enthousiasme unique lorsqu'il est pris dans un jardin ensoleillé. Le pastis est une saveur de l'été. Un bon barbecue résume l'atmosphère de l'été à lui tout seul, dans cette indolence dans la prépation du repas, cette multiplicité sans fin des viandes à cuire, et surtout cette odeur si caractéristique absolument étrangère à l'hiver. L'été, comme temps de loisir, est également un temps de négligence ; l'entretien du corps est généralement délaissé, et l'éloignement des collègues, des contraintes d'apparence polie, favorise la pousse libre de la barbe. Au soleil, le bonheur est nonchalant, et la joie tranquille, lente, facile ; autant d'aisance dans le bien-être en écrase plus d'un. Du reste, presque tous se lassent de l'engourdissement à la longue monotone que donne la chaleur de l'été. Heureusement nos bienheureuses saisons changent avant que la triste habitude n'envahisse le corps. 

1 août 2012

CCC

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

– François de la Rochefoucauld

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En cette belle journée d'été, le soleil est à son zénith ; imposant, superbe, cette boule de feu familière m'étonne alors que, après ma sieste, je ne sais encore que faire de temps libre. Je me décide ; cet astre qu'on dit divin, je veux le défier ; je dépose fièrement et négligemment mon regard vers la grande source de lumière. Malgré ma détermination, je crois bien n'avoir pas tenu plus de trois secondes. Je suis maintenant aveuglé, je sens que ma rétine n'a pas appréciée l'exercice ; heureux d'être ainsi dominé par le maître de la nature, je titube un peu, me couche à nouveau, ferme mes yeux, et pense à ces tâches sombres, bleuâtres, indescriptibles qui occupent ma vision et mon entendement alors que mes yeux sont clos depuis déjà de nombreuses secondes. L'homme a besoin du soleil, il se doit de le célébrer, mais seuls les téméraires d'un instant essayent de l'affronter face à face ; Rê aime à être glorifié, mais punit dans l'instant ceux qui veulent regarder sa puissance de trop près.

Le soir venu, je pense à la citation de La Rochefoucauld, et désire affronter la pensée de la mort afin de me remémorer mes tristes angoisses d'adolescents, qui me semblent désormais tellement loin de ce que je suis. Je me couche sur mon lit, j'éteins toute source lumineuse, prend le soin de me plonger dans l'obscurité et le silence le plus total, n'ignorant point que l'Inquiétude comme la Mort sont filles de la Nuit. Je suis maintenant le plus possible isolé du monde ; mes sens sont presque muets ; aucun objet ne s'offre à moi ; mon entendement est livré à lui-même ; et ma pensée, d'habitude si proche de la terre ferme, s'égare sur moi-même, sur ce que je suis, indépendamment de mes souvenirs et projets, de mes passions et de mes préoccupations. Je me fixe moi-même, me plaît à me contempler en tant qu'être, et poursuis volontairement cette enquête sans fin. Je suis, j'existe ; je fais d'inutiles variations sur ce thème, sans avancer le moins du monde dans la perception de mon être. Imperceptiblement, je quitte la sphère étroite de mon être en tant qu'être, et reviens à mes pensées d'avenir, à mes aspirations les plus profondes ; je vois ma vie défiler en désordre selon ma rêverie, en vient à m'imaginer ma nouvelle position sociale, ma famille future, mon métier formidable, mes amis vieillissant avec moi, mes amusantes péripéties innatendues ; je vois des malheurs possibles également, et pense à ce que je pourrais faire pour les prévoir et les éviter ; et, enfin, pensée préparée et attendue, je songe à ma fin, je veux dire au terme et à la finalité de mon existence. Cette pensée est stérile, je le vois bien ; mais parce que je le veux, et parce que je suis fasciné par mon destin, j'insiste et creuse : que vois-je ? La vacuité de ma vie, la facticité de ma naissance, la certitude de mon anéantissement. Je suis, j'existe, et je vais mourir. Ce n'est point la possibilité de ma mort qui me préoccupe, il ne s'agit pas ici de risque et de contingence, mais bien de la nécessité implacable car absolument rationnelle de ma mort prochaine. Je suis destiné à mourir, je le sais comme deux et deux font quatre, ceci est irrévocable, inexorable ; aucune religion, aucune philosophie pourra me faire douter de cette loi de la vie : qui naît un jour, meurt un jour. Mon néant n'est donc point possible, il est une certitude ; et ce n'est pas seulement mon individualité qui disparaît avec ma mort, c'est mon être en tant qu'être. Maintenant, qu'est-ce que le néant ? Le néant, c'est l'absence de propriété ; par définition, le néant, ce n'est rien. Si je dis : je suis néant, je fais un contre-sens, car j'introduis de l'être dans le néant. Imperceptiblement, je m'aperçois que mon esprit, en cherchant à fixer mon néant, non seulement le manque, mais même l'abolit. Je veux penser à mon néant, et je trouve de l'être ;  je veux me plonger dans la pure nuit, et je fais jaillir de la lumière. Je vis, j'existe, et mon existence abolit toute pensée du néant. Ce n'est que l'échec de ma tentative de penser à mon néant, voire, si je suis narcissique, la fin injuste de mes belles activités, qui donne à ma méditation une tristesse vite dissipée. Échec fécond ! J'ai voulu me jeter dans la pensée de la mort, en deviner le fond macabre, et j'ai trouvé pourquoi la mort n'était pas à craindre. Rêvant la mort, j'ai senti la puissance de la vie ; j'ai vu l'irréductibilité de la vie et la lumière se profilant derrière toute ombre. Les angoissés  qui continuent à fixer le cours de leur pensée sur l'idée de leur mort ne sont pas moins sots que ceux qui tenteraient vainement de fixer le soleil à l'oeil nu plus de trois secondes. Ils ne le savent pas, mais leur aveuglement est signe de vie. 

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