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Scolies
31 janvier 2013

CCCXI

Alibiforains et lantiponnages que tout cela, ravauderies et billevesées, battologies et trivelinades, âneries et calembredaines, radotages et fariboles !
– Raymond Queneau

Il y a de la vanité à réfuter minutieusement un discours inepte. C'est facile, fastidieux, et ça ne convainc que les convaincus. Dans une conversation, ça passe, parce que les gens sont vivants, ils réagissent, ils expriment des passions, ce qui est à la fois plaisant et instructif. Le problème est que certains en font des livres, livres raseurs au possible, entièrement consacrés à la critique d'un maboul quelconque. Je n'ai pas d'indulgence pour les charlatans ; rien de plus nuisible à la pensée que l'apparence de pensée ; et si des individus méritent d'être écrasés, c'est bien les imposteurs, les progressistes délirants, les philosophailleurs jargonneux, les astrologues manipulateurs, les économistes scientistes, bref, toute la clique... Toutefois, l'expérience m'a appris que les jobards ne manqueront jamais pour défendre leur superstition avec une ferveur anéantissant d'avance toute tentative de raisonnement. "Tout bon raisonnement offense" : quand cette phrase de Stendhal est comprise, on cesse de s'indigner inutilement des réactions partisanes, bornées, et imbéciles des insensés. La maturité de l'esprit libre consiste à résister à la tentation de prêter trop d'attention aux bêtises proférées par les cinglés de tout genre ; à quoi bon s'exciter, cultiver en soi une rage sans vertu, sinon pour faire encore davantage briller le feu déjà trop éclatant de leur folie ?
À ces lourdes critiques inutiles, victimes de l'attrait exercé par le négatif, je préfère la tranquillité orgueilleuse du contempteur. Au fond, les insultes piquantes de Schopenhauer adressées à Hegel valent bien mieux que n'importe quelle critique fondée. L'argumentation est un supplément superflu. Schopenhauer ne fait pas autre chose que de dire à sa manière la phrase de Queneau, cette maxime de l'esprit indépendant qui ne se laisse pas imposer par les fadaises de toutes sortes. Derrida est à la mode ; soit. Je dis que c'est un fou. Vais-je perdre mon temps à démontrer sa folie en un gros volume critique ? Me rendrai-je moi-même fou à lire et relire pour les analyser ses thèses de cinglé décadent ? Non. Je méprise, je dis "Alibiforains et lantiponnages que tout cela", et je m'en vais relire Descartes. Ces paroles drôles pour être efficaces doivent être prononcées à la manière de Mynheer Peeperkorn ; le ton doit être péremptoire ; on ne doit pas même chercher à discuter avec nous. Ce qu'on cherche, est-ce le plaisir malsain de démonter les insensés, ou le bonheur tranquille qu'apporte la méditation des vérités éternelles ? Choisissez ; moi, j'ai choisi. Je rejette sans blablater les discours trompeurs des fatalistes, des superstitieux, des jargonneurs, des relativistes, et j'affirme sans scrupule la supériorité des idées vraies, que je tâche de reconquérir chaque jour. Il faut déjà être un peu fou soi-même pour prendre trop au sérieux les paroles des fous.
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21 janvier 2013

CCCX

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi.
– Montaigne
 
La sympathie des âmes existe. Les incrédules ne connaissent point ce bonheur, le plus solide et le plus constant, si loin des mille plaisirs que procurent nos diverses passions ; non, ce bonheur, ils ne peuvent le comprendre ; ce bonheur, qui, par nature, est une félicité étrangère aux sensations plaisantes que nous procurent toutes les rencontres agréables du monde, ils ne le saisissent point, ils ne le sentent point. Ils jugent, ils évaluent, ils analysent, ils calculent ; ils n’aiment point. Un homme se juge, un plaisir s’évalue, une relation s’analyse, un intérêt se calcule, mais l’amour véritable, qui est une quintessence de deux singularités convergeant dans un même mouvement, qui est la joie de deux âmes se réunissant en une unique harmonie vivante, qui est un serment d’amour toujours renouvelé par le bonheur jaillissant à chaque instant de ce lien éternel et volontaire, cet amour là, ce vrai amour, refuse d’être divisé, décortiqué, épluché à la manière des chefs-d’oeuvre que nos tristes pédants s’empressent de décomposer sans fin, fiers de découvrir la fonction cachée d’un adjectif ou le sens mystérieux d’une nuance de couleur. L’amour est muet comme une belle musique ; son sens naît de lui-même et son bonheur est une évidence sans paroles. Mais ils veulent faire parler ce qui se passe de mots et ce qui dépasse l’entendement ; découpant en mille petits morceaux informes une personnalité simple et vivante, interprétant leur catalogue de prédicat péniblement constitué, ils comprennent tous les détails, et ratent par là même l’essentiel, ce je-ne-sais-quoi qui est la totalité mouvante et l’âme toute simple faisant le charme unique d’une personne aimée.
Épanchons nos désirs de décomposition avec nos ombres d’amour, accointances éphémères, relations d’intérêts ou de plaisirs ; là, il est vrai, l’entendement diviseur et mesureur est à sa juste place. Je veux bien qu’on apprécie quelqu’un pour sa beauté, sa perspicacité, son insolence, sa libéralité, sa gentillesse, et il est juste et nécessaire d’évaluer nos multiples connaissances à la lueur de notre intérêt, ce que nous faisons spontanément car nous désirons naturellement l’augmentation de notre puissance ; mais celui qui aime réellement un être pour lui-même se garde bien de plaquer un artificiel système de jugement sur la source de sa félicité de même qu’il se garde bien d’aimer témérairement le monde entier. Je me ris de ces faux philanthropes qui prétendent avoir plus d’amis que les doigts de leurs mains. Qui aime tout le monde n’aime personne. Quand on aime, on donne son âme toute entière ; et il est ridicule de songer un seul instant qu’on puisse se partager en dix, comme si l’on pouvait multiplier et modifier à notre aise notre nature propre et la faire correspondre à tout un chacun. Ces hommes aimables aimés de tous, je les vois bien seuls et bien tristes. Au contraire, celui qui, par cette rare sympathie des âmes, aime une personne pour elle-même et qui est aimé en retour sans décalage aucun, et qui forme, comme dit le Stagirite, une seule âme en deux corps, je l’estime heureux. Il faut se représenter ici le bonheur qu’éprouvent ensemble Saint-Preux et Julie d’Étange, Proust et sa mère, Montaigne et La Boétie. Ces seuls exemples font voir que tout véritable amour est platonique, ce qui va de soi pour tous ceux qui ont vraiment aimé un jour de toute leur âme.
Mais le plus beau, et qui autorise peut-être l’emploi du mot béatitude, est que cette félicité ne s’use point. Les âmes enlacées l’une à l’autre ne connaissent guère la lassitude ; ce serait comme se lasser de soi-même. Les inévitables vicissitudes et et les séparations forcées de la vie n’entravent pas les élans sincères de ces coeurs bienheureux ; et la mort elle-même ne peut rien contre l’inviolable serment d’amour : at certe semper amabo. J’admire la simplicité de ce bonheur qui le rend difficilement descriptible ; peu d’écrivains y parviennent ou essaient seulement de le peindre ; et je crois que le bon Jean-Jacques est encore celui qui y est le mieux parvenu. J’abandonne ici, me refusant de vainement juxtaposer des qualités abstraites ou de me risquer à une description insatisfaisante, et je me contente de dire que les activités faites ensemble importent peu, puisque la joie de l’amitié s’exprime toute en un repas et une bouteille partagées : ”Être avec des gens qu’on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux tout est égal.” La parole du moraliste ne demande heureusement pas de commentaire. Toutefois, il est temps maintenant, pour en sentir l’étendue incommensurable, de faire retentir cette phrase sacrée, la seule qui exprime l’amour en toute sa vérité, peut-être la plus belle qu’on eût jamais écrite : “Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi.”
16 janvier 2013

CCCIX

On ne saura jamais assez qu'il est plus important de fixer l'esprit que de l'instruire.
– Alain
 
L'esprit, ce souffle, s'égare aisément ; si l'on n'y prend garde, il virevolte dans tous les sens, croyant sincèrement progresser, confondant l'accumulation errante des connaissances avec le véritable savoir. Rien de plus symptomatique de cette illusion que ces étudiants et professeurs qui perdent leur temps à lire d'insupportables livres d'universitaires, interminables, longs, lourds, mal écrits, qui instruisent beaucoup sur mille détails superflus au point de noyer le lecteur dans une somme de vétilles dont l'esprit n'a que faire. L'érudition, le savoir universitaire, bien considérés, sont directement opposés au savoir et à la culture véritable ; c'est une vérité amère que n'osent pas voir les prétentieux chercheurs, enfermés dans leur sphère triste et étroite, incapables de reconnaître que la beauté ou la vérité doivent toujours se chercher dans les grandes oeuvres elles-mêmes, jamais ailleurs. Ce qui fait qu'une oeuvre est grande et classique, c'est la perfection de sa forme, notion inconnue aux écrivailleurs de thèses et mauvais commentaires qui expliquent en cinq cent pages avec des expressions empesées et des théories tordues ce que n'importe qui comprend en lisant attentivement le texte même. D'où l'importance de lire et relire toujours la même chose, les classiques. Beaucoup demandent des conseils de lecture, comme si les beaux livres dignes d'être lus n'étaient pas connus de tous ! Notre liste de lecture ne varie point : c'est toujours Homère, Sophocle, Platon, Shakespeare, Descartes, La Fontaine et compagnie ; et il ne saurait être question de préférences personnelles avant d'avoir fait ce travail de lecture obligatoire. Le marasme intellectuel dans lequel est plongé une bonne part des hommes vient de cette mauvaise méthode les poussant à fouiner partout sauf dans l'essentiel. On devine par là comment une bibliothèque doit être jugée.

Le par coeur n'est plus à la mode : c'est une méthode d'apprentissage de réactionnaire. Ce qu'on veut désormais, c'est que chacun puisse participer à un débat, donner son petit avis personnel, dire s'il est pour ou contre une thèse ; connaître les grands auteurs, c'est, pensent-ils, se soumettre à la culture établie, se laisser influencer par des autres, empêcher l'esprit d'être libre ! On imagine le mépris qui me vient à la bouche lorsque je me force à restituer ces idées décadentes. Je crie : péché d'orgueil ! La pensée ne se forme point sans être au contact régulier des belles pensées, et un esprit qui voudrait penser uniquement par lui-même demeurerait stupide, au niveau de l'opinion vulgaire. Il ne faut point se lasser d'écraser les prétentions des philodoxes ; c'est sain pour l'esprit. Toute pensée de valeur, toute idée digne d'être considérée, ne naît que suite à la fréquentation assidue des grands auteurs ; telle est la vérité à affirmer ici avec la plus grande force possible. Or, jamais l'on ne remplacera le par coeur pour réaliser cette tâche : un poème appris, une formule philosophique apprise, vaudront toujours mieux que tous les commentaires imaginables. "Le vrai est le tout" : vérité féconde, d'une richesse infinie, que l'on peut murmurer inlassablement à son esprit. "Booz s'était couché de fatigue accablé" : beauté qui ne s'abîme pas plus à la répétition que les premiers accords de la Barcarolle de Chopin. Méditons l'exemple de L'imitation de Jésus-Christ, ouvrage qui se contente de fixer en formules éloquentes les fondements de la piété, et qui a de fait davantage fait pour la piété chrétienne que tous les bouquins des théologiens réunis. "C'est en forgeant que l'on devient forgeron" ; "le mieux est l'ennemi du bien" : je crois qu'on ne mesure pas à leur juste valeur ces proverbes, si utiles à se rappeler sans cesse au quotidien. Nous avons plus à apprendre de Sancho Pança que nous ne le croyons.

Je veux fixer l'esprit ; c'est le sens de ces scolies. Qu'est-ce qu'une scolie, au juste ? À mon sens, rien d'autre qu'un exercice d'admiration. Tout commentaire devrait se réduire à ce rôle : faire admirer, à soi et aux autres ; explorer librement les potentialités infinies d'un classique ; rendre manifeste, par l'exercice de l'esprit au contact de l'esprit, le pouvoir de l'esprit. En faisant une scolie, je ne cherche donc pas autre chose qu'à faire mes humanités, et partager le fruit de cette étude, de cette σχολή avec ceux qui ont du plaisir à le cueillir. Heureuse entreprise qui n'a point de fin, car l'on ne cesse jamais d'apprendre et de trouver de la joie et de la force en développant pour soi les trésors de la culture. Les temples n'ont point été faits pour l'instruction des hommes, mais pour qu'ils puissent s'y recueillir. 
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