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11 février 2013

CCCXII

"Mon bon Jourdan", se dit-elle à voix basse. Et elle s'aperçut que le son du nom dans sa voix basse avait forme et odeur, et geste et poids, et que son corps en jouissait.
– Jean Giono
 
Les philosophes et les moralistes ne manquent pas une occasion pour blâmer les progrès des nouvelles technologies et commenter pompeusement les graves bouleversements qu'entraîneraient chaque apparition d'un nouveau pouvoir technique : défaite de la pensée, zapping de l'intellect, déficit de concentration, on connaît ça par coeur. Il est plus rare, plus difficile, et donc aussi plus beau, de dégager à bon escient des potentialités techniques une nouvelle puissance bénéfique à l'individu moderne et de la lui rendre accessible ; je parle de puissance réelle et non d'une puissance de discours, de ce vain bavardage dans lequel nous nous complaisons trop souvent ; car il y a et il y a toujours eu, derrière la verbale fumée opaque des écrivailleurs, des hommes qui se confrontent aux choses et à leur nécessité, qui façonnent comme ils peuvent de bons outils avec leur intelligence pratique, qui mettent mains et entendement dans le cambouis et qui, se moquant bien de ce qu'on peut dire, s'occupent tout entier de ce qu'on peut faire, de ce qu'ils doivent faire. Parmi ces hommes, animés par une petite idée et beaucoup de volonté, il y a ceux qui ont ressuscité une ancestrale manière de lire, et c'est à eux que je voudrais ici faire hommage.

On sait que pour des raisons techniques et sociologiques, les livres furent pendant très longtemps presque toujours lus à voix haute ; ce n'est que récemment que la lecture dans le silence s'est généralisée. Cette dernière forme de lecture a bien des vertus : on lit trois fois plus vite qu'à voix haute ; on n'embête pas nos voisins en gueulant des passages épiques ; on observe patiemment le texte pour y remarquer la subtilité de la ponctuation ou pour y repérer d'habiles figures de style ; on étudie ce qu'on lit. Toutefois, à force de prendre les livres comme des objets silencieux, on tend à oublier que les textes qu'ils contiennent sont moins des objets d'étude que la transcription d'une parole vivante qui gagne beaucoup à être entendue. Toute phrase est porteuse d'un rythme et d'une harmonie ; les écrivains chantent ; et la petite musique d'un auteur demeure une abstraction tend qu'on ne la fait pas sortir du papier pour la faire résonner dans nos oreilles. Ceci est évident pour la poésie : qui savoure pleinement un beau poème de Hugo sans le déclamer, ou au moins le murmurer à soi-même ? Un quatrain en alexandrin est une phrase en prose tant que la voix ne l'a pas chanté en respectant sa cadence, sa respiration, ses jeux de sonorités. Néanmoins, l'expérience fait voir qu'il en va de même pour les textes en prose : il y a une grâce dans ces phrases sinueuses, au rythme inégal, se précipitant avec brusquerie les unes aux autres, et qui, sans chercher l'harmonie, la trouvent cependant. Les expressions heureuses d'un auteur ne resplendissent vraiment que lorsqu'elles sont prononcées oralement ; et cette phrase célèbre, par exemple, pour que sa force soit sentie, doit impérativement être prononcée : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar...".
Proposer gratuitement des lectures orales des plus grands textes de la littérature classique, c'est ce que fait depuis quelques années les bénévoles du site internet www.litteratureaudio.com. Ainsi n'importe qui peut télécharger les meilleurs romans de Balzac, Flaubert et Hugo et les écouter, seuls ou à plusieurs chez soi, avant de s'endormir ou au réveil, dans le train en regardant défiler les paysages, en flânant dans la rue, en se déplaçant en tram ou en voiture vers son lieu de travail, voire même pendant une heure de cours ennuyeuse, si on est au fond de la salle et qu'on a les cheveux longs. Le travail de ces bénévoles n'a pas de prix ; ils prodiguent des heures de bonheur incomparables ; il faut concevoir la joie d'entendre une piquante phrase de Voltaire bien dite alors que l'on stagne dans un tram rempli de gens qui s'emmerdent et qui font la gueule. L'ennui contagieux de la foule ne m'atteint pas quand j'ai un bon écrivain dans les oreilles ; et la laideur du monde moderne, son vacarme, son agitation, s'effacent pour moi lorsque je peux fermer les yeux en écoutant une voix aux inflexions justes me lire un Dickens, un Rousseau, un Goethe. Ces livres audio ont de surcroît l'avantage d'être débarrassé de tout l'attirail superflu des livres : pas de préface, postface, introduction, chronologie, biographie ; pas de notes érudites inutiles ; il n'y a rien à côté de l'essentiel ; le texte est là pour lui-même. Enfin, on ne lit que pour le plaisir de lire, et on cesse d'avoir un rapport bassement utilitaire à la culture ! Plus rien ne nous détourne de la beauté des grands auteurs, puisqu'ils n'y a qu'eux qu'on entend ! C'est alors que le bonheur de lire est réellement pur : rien d'étranger n'y est mêlé, et on ne pense pas aux examens, aux professeurs, aux critiques littéraires – juste le texte. Chance extraordinaire et que trop peu encore saisissent. Allez donc sur ce site, prenez quelques livres lus par Victoria, et écoutez en vous laissant simplement aller au bonheur de lire. Victoria : cette vénérable femme est morte, mais sa voix vit encore, et pour longtemps ; c'est cette voix qui vous fera pleurer dans Le lys dans la vallée, rêver dans Le pêcheur d'Islande, et sourire dans Le Journal d'une femme de chambre.
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