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Scolies

20 juin 2012

CCLVIII

Les arts seraient donc comme le miroir de l'âme et la musique, encore mieux peut-être que la poésie, nous aide à nous risquer jusqu'aux limites du sentir ; c'est sur ce bord extrême qu'elle nous sauve. Mais aussi elle n'est belle que si elle nous sauve. Et c'est pourquoi la musique sublime porte en elle quelque chose de redoutable que Goethe sentait très bien. L'indomptable est la substance de la musique. Une musique que le bruit ne menace pas, une musique qui ne surmonte rien, nous savons très bien ce que c'est. Il y a abondance, dans tous les arts, de formes qui ne savent que plaire, et qui sont sans rugueux, sans prise aucune. La musique qui n'est qu'harmonieuse n'est plus musique. C'est pourquoi les essais les plus hardis ici, et même artificiels, visent à retrouver et à côtoyer le bruit ; oui, mais à le vaincre. La musique se meut entre grâce et force, et nous sentons très bien ces deux excès.

– Alain

Ici, le principe de la musique véritable est compris, et, par là, il devient facile de distinguer les grandes oeuvres musicales des petits airs prétentieux et médiocres qui pullulent dès que l'on sort de chez soi. Cette grande vérité de la musique était déjà développée par Stendhal dans sa Vie de Rossini ; et vraiment, on ne comprend rien à l'art musical si l'on continue à penser, comme c'est de coutume, qu'une musique doit plaire aux oreilles sans jamais les irriter, qu'elle doit séduire l'auditeur le plus rapidement possible, et surtout, qu'elle doit rester dans la tête, se répétant inlassablement. Ainsi la plupart des hommes d'aujourd'hui confondent musique et jingle ; parce qu'ils ont un air dans la tête ils s'imaginent aimer la musique alors qu'ils n'aiment qu'une grossière suite de notes faciles. Le jingle, comme le bruit, est la négation de la musique.

Si l'on y prend garde, on s'aperçoit que le plaisir musical n'est pas autre chose que cette tension dont parle Alain et Stendhal entre la pure harmonie et le bruit. Il n'y a donc pas, à proprement parler, de musiques calmes, tranquilles, apaisées : ce n'est pas ce que l'oreille exercée cherche. Même dans les plus lents adagio, qu'on assimile presque toujours à la tranquillité, voire l'ennui, on entend ces élans violents et maîtrisés allant contre l'harmonie pure sans lesquels la musique serait sans intérêt. Les dissonances ne sont pas une invention du XXème siècle ; et l'écoute attentive de n'importe quelle sonate de Scarlatti fait directement sentir le principe de la musique, explicité avec la plus grande clarté par Alain dans ses Vingt leçons sur les beaux-arts. Scarlatti, et Beethoven encore plus : si, d'un avis unanime, il est le compositeur le plus fort, le plus violent, le plus puissant de l'histoire de la musique, c'est parce qu'avec lui la tension entre l'harmonie et la musique est poussé aventureusement jusqu'à l'extrême. Toutefois, toujours au bord du gouffre du bruit, sa musique ne saute jamais dedans : tout se soutient admirablement en ces vifs et brusques mouvements dangereux. En revanche, la téméraire musique savante et pédante moderne a plongé franchement dedans, et elle ne semble pas prête d'en sortir. 

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19 juin 2012

CCLVII

Deux choses sont infinies : l'Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l'Univers, je n'en ai pas encore acquis la certitude absolue.

– Einstein

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Ceci montre la supériorité de la science expérimentale sur les théories que l'observation ne peut vérifier. Affirmer la bêtise des hommes n'est point une thèse discutable, parce que la bêtise est un fait. Nous sentons et nous expérimentons que les hommes sont bêtes. Le cinéma est ainsi un lieu privilégié pour vérifier l'aphorisme célèbre d'Einstein ; on y verra que la bêtise franchit toujours toutes les limites, comme les athlètes font toujours de nouveaux records de vitesse. Aussi, cette surenchère permanente dans la bêtise étonne et abasourdit ; on ne s'y fait jamais tout à fait, pas plus qu'on ne s'accoutume réellement à la pensée de l'infinité de l'univers. 

18 juin 2012

CCLVI

Et il s'arrêta de courir. "Non, dit-il, maintenant je sais. J'ai toujours été un enfant ; mais c'est moi qui ai raison." La sueur fumait de son torse nu. Soudain, il fut prévenu comme un oiseau par un pétillement sous sa langue. "Ma !" cria-t-il. La foudre lui planta un arbre d'or dans les épaules.

– Jean Giono

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C'est le Bobi semeur de joie qui a raison, celui qui demande du tabac à Jourdan et qui désigne dans le ciel Orion-fleur-de-carotte. Il y a de la joie. Certaines sources se tarissent brutalement, ce n'est pas grave, je peux m'étonner, chasser les ombres, attendre le soleil, sûr qu'il viendra. Aurore est toujours là, elle n'a pas disparu, je le sais, et j'ai raison contre les ombres. Le paysage pourtant connu est nouveau à mes yeux ; la disparition les a blessés, mais ils voient du nouveau, ils voient la lumière, neuve. Ces hommes inconnus qui passent et qui me regardent, je sens que je les connais, à ma manière ; simples passants, ils m'emportent je-ne-sais-où, quelque part en moi, un recoin de moi que je ne connaissais pas. Le soleil frappe ; le bleu du ciel m'immobilise ; je m'arrête, je marche, et je m'arrête encore, plus longuement, et mes pensées vont où elles veulent, avec le vent léger et les passants inconnus qui s'installent en moi. 

Tout est pareil, là-bas, mais en mon âme tout est changé ; pour un moment seulement, mais c'est un moment qui survivra, car il est fécond et je sens ses germes pousser un peu partout en moi, là où il y a de la place. Je ne vois pas d'arbres qui s'agitent, ni de fleurs qui s'envolent, ni d'animaux qui courent ; la nature n'est pas autour de moi ; et pourtant, elle est là, tout ce qui appartient à l'atmosphère est nature, porteuse de richesses inutiles. En ce moment, je ne me sens justement pas utile, je suis au-delà des critères des marchands avides, j'existe pour l'existence elle-même, et la vie n'est signe que de la vie. Ils ne me font rien, ces indicateurs d'autres voies que celles de la vie ; ils sont ramenés à la vie elle-même, car Aurore n'a pas disparu et se promène en moi ; je suis seul, et elle joue avec mes cheveux, et je la porte, la caresse, la prend lentement par la main, elle est en moi, radieuse, heureuse. 

Alors oui, Bobi le semeur a raison, Bobi l'enfant est le réceptacle d'un arbre d'or, et ma joie demeurera. 

17 juin 2012

CCLV

"Mon bon Jourdan", se dit-elle à voix basse. Et elle s'aperçut que le son du nom dans sa voix basse avait forme et odeur, et geste et poids, et que son corps en jouissait.

– Giono

Les matérialistes aiment à rappeler le rôle du corps dans les affects les plus purs, et ils ont autant raison que les idéalistes qui invoquent le rôle supérieur de l'esprit dans toutes les actions du corps. L'amour fait intervenir tous les sens ; tous se réveillent à l'évocation de l'aimé ; et il est faux de croire que l'amour est un sentiment que partagent deux purs esprits. D'ailleurs, l'amour platonique n'est point un amour sans corps, c'est un amour qui ne voit dans les perfections du corps que des signes de la beauté de l'âme, et c'est alors que le corps est entièrement subordonné à l'âme. Mais de cela, une autre fois.

Je chuchote le nom de la femme que j'aime, et aussitôt ma pensée prend une autre tournure que si j'avais simplement pensé à elle. Par le faible son de ma voix, le signe fort de mon amour est matérialisé ; sa présence éclate devant moi ; je ne peux que le prendre, et me laisser imprégner par sa signification, renforcée par sa matérialité. Je me répète encore le nom adoré ; je ne m'en lasse point ; je m'étonne que ma voix puisse à sa guise faire venir ce signifiant banal pour les autres et si mystérieux pour mon coeur amoureux ; mon amour ne cesse de se nourrir de ma voix créatrice du signe amoureux. J'aime, et je chante mon amour. Mes lèvres participent à mon amour autant que mes yeux, qui contemplent les mille perfections de son corps ; mes lèvres, sans jamais toucher les siennes, font contact avec l'être aimé, et ce contact allant de l'âme au corps, puis du corps à l'esprit, fait mon bonheur d'amoureux.

C'est ainsi que dans l'amour l'âme se mêle au corps et le corps à l'âme.

16 juin 2012

CCLIV

Il arrive que les maîtres, surtout jeunes, se plaisent à discourir ; et les élèves ne se plaisent pas moins à écouter ; c'est la ruse de la paresse. Mais nul ne s'instruit en écoutant ; c'est en lisant qu'on s'instruit.

– Alain

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Cette remarque est la condamnation de l'apprentissage moderne, fondé entièrement sur l'oral et négligeant chaque jour davantage la lenteur bénéfique de la lecture. Il est bon que, grâce à Internet, l'accès aux cours et conférences d'hommes talentueux soit facilité ; mais ceci tend à rogner sur le temps jadis employé à la lecture silencieuse, solitaire, peu attrayante, mais laissant davantage de temps à la méditation personnelle. Toute véritable connaissance est personnelle. On ne peut point apprendre réellement quelque chose si l'on ne fait pas le chemin par soi-même, dans sa pensée ; et l'habitude d'avoir toujours un professeur à côté de soi pour nous indiquer, et parfois pour nous imposer un chemin à suivre, force notre esprit à s'accoutumer à ces béquilles imparfaites favorisant la paresse. Écouter des cours suffit pour avoir des bonnes notes et réussir à l'école ; mille exemples ne le prouvent que trop ; mais jamais les cours, aussi bon qu'ils soient, ne dispenseront de lire, c'est-à-dire de travailler en solitaire, avec sa seule tête, avec sa seule culture à disposition, son seul faible petit entendement manquant d'exercice. Lire, c'est oser faire le chemin seul ; c'est oser affronter les fortes exigences du deuxième genre de connaissance. Les Méditations métaphysiques est le modèle de ces grandes oeuvres qui obligent le lecteur à penser par lui-même ; et vraiment, qui pense comprendre Descartes en ayant suivi des cours sur son oeuvre mais sans avoir jamais eu le courage et la patience de faire en soi-même, en sa propre conscience, le chemin de pensée tracé par Descartes, celui-là n'a réellement rien compris. La société ne cesse pas d'engendrer des eunuques de la pensée, c'est-à-dire des entendements dénués de couilles, soumis à des logiques dont ils n'ont pas conscience et démunis des outils critiques nécessaires pour remettre en cause les systèmes dans lesquels ils rampent, euphoriques et malheureux. Imbéciles paresseux et lâches qui se contentent de la matière digérée par leurs maîtres, et ignorant de cette vérité au coeur de la culture véritable, qui est que qui travaille sa pensée travaille seul, en lisant.

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15 juin 2012

CCLIII

Ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à notre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.

– Proust

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Le plus difficile n'est pas de supporter les erreurs, les vices, les bassesses des hommes, mais bien d'observer, tout au long de leur vie, leur constance dans les mêmes erreurs, vices et bassesses. La médiocrité d'un moment n'est rien ; c'est le constat de la longue spirale uniforme de la médiocrité humaine qui est difficile à accepter. La bassesse de l'homme n'est pas dans sa faiblesse, mais dans son obstination à demeurer dans la même faiblesse, sans effort pour la surmonter. Rien de nouveau sous la spirale humaine ; toujours les mêmes vices se répétant et encerclant l'individu. Le psittacisme moral est le pire de tous, c'est-à-dire celui des hommes qui répètent inlassablement leurs mêmes mauvaises actions. Comment mettre un terme à cet emprisonnement en sa propre logique, sinon par la conversion sincère à une autre logique ainsi que par les vertueuses habitudes qui parviennent, à la longue, à faire dévier la ligne prévisible de notre vie ?

 

14 juin 2012

CCLII

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

– Victor Hugo 

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La capacité à se recueillir en soi-même, à se concentrer sur ses sentiments personnels, l'introspection en somme, est réservée aux seuls êtres humains : on n'imagine pas un chien capable de fermer les yeux sur le monde extérieur pour mieux songer à son existence de chien, à ses amours de chien, à ses devoirs de chien. L'homme non seulement peut, par un effort volontaire, abolir momentanément le monde extérieur, mais il le fait spontanément dans certaines circonstances : l'introspection est naturel à l'homme. Non content d'agir comme les autres animaux, il pense à ses actions, les joue et rejoue mille fois dans son esprit, remodèle sans cesse ses souvenirs et sentiments, faisant vivre en lui un flux ininterrompu d'affects changeant. 

Le monde intérieur est subordonné au monde extérieur ; les informations données par le monde sont subordonnées à nos interprétations. L'homme dont le coeur est sombre voit la nuit partout ; il n'est pas attentif aux signes extérieurs de la joie, et se nourrit entièrement de ses propres productions internes. Si le noir domine son âme, sa perception du monde sera noire, comme, selon l'exemple de Descartes, ce malade de la jaunisse qui voit le monde tout en jaune. Les affects ne sont point des couleurs ; ils ne peuvent se résumer en des mots réducteurs ; expressions du moi profond, ils altèrent notre perception du monde avec une subtilité que nous auront bien de la peine à analyser. Le poète du moins peut faire sentir ces altérations invisibles au regard extérieur ; il donne un miroir de son âme ; tout devient transparent, car, par l'universalité de la représentation, il ouvre l'espace permettant la communication entre deux êtres singuliers n'ayant comme seul point commun que d'appartenir à l'humaine condition. Par là, ce voyage pourtant solitaire du poète, son inflexible recueillement sur soi, son indifférence sans affectation aux beautés de la nature, son air triste mais calme, morose mais résolu, ainsi que son harmonieux chemin vers l'acceptation de la mort injuste, est élevée de sa particularité limitée jusqu'au rang d'Idée universelle, capable d'être éprouvée et comprise par tous les hommes de coeur et de raison. Et la nuit pour nous sera comme la lumière du poète. 

13 juin 2012

CCLI

Cognitio primi generis unica est falsitatis causa, secundi autem, et tertii est neccessario vera.*

– Spinoza


Nous sommes informés de tout et nous ne savons rien. Savoir doit être pris ici dans son sens fort, qui correspond au second ou troisième genre de connaissance chez Spinoza, par opposition au savoir de sens faible, à la connaissance du premier genre, venant d'ailleurs que de soi-même, par ouï-dire. Nous croyons maîtriser certaines thèses et certaines distinctions conceptuelles, mais dès que nous faisons l'effort de creuser ces idées, nous nous aperçevons que nous n'avions qu'une connaissance superficielle de ces choses. On nous a gavé de formules et de recettes magiques ; nous les avons appliquées aux problèmes artificiels que nos maîtres nous ont posé ; mais presque jamais on nous a conduit jusqu'à la connaissance véritable, profonde, qui inclut la genèse de l'idée, son développement et sa démonstration. Ainsi nous apprenons sans comprendre ; notre savoir est faible, cantonné à l'incertitude du premier genre ; il suffit d'un rien pour l'ébranler.

Il est vrai que la spécialisation des scientifiques nous contraint à nous limiter à ce premier genre de connaissance, car il ne suffirait pas de toute une vie pour comprendre véritablement, c'est-à-dire en faisant le difficile chemin par soi-même, la somme des savoirs de toutes les sciences réunies. Il vaut mieux être informé que la terre autour du soleil que de l'ignorer, même si à peu près aucun de nous ne sait, à proprement parler, pourquoi la terre autour du soleil. La révolution copernicienne peut être vaguement comprise par tout un chacun, mais le savoir véritable ne tolère point cette confusion, ce vague, cet à peu-près dans la conception de l'idée ; au contraire, sa vérité éclate, s'impose en une précision sans faille, en un jaillissement irréfutable. Il en va ainsi des propositions mathématiques les plus faciles ; pourquoi en serait-il autrement des théories les plus complexes ? Seulement, nous n'avons pas le temps, ni les moyens, de faire le chemin par nous-mêmes, et nous devons nous contenter d'être informé du résultat des dernières recherches entreprises. Au fond, cela n'est pas si dramatique du moment que l'on s'efforce de bien faire la différence entre le véritable savoir, du second et troisième genre de connaissance, et le savoir faible, bêtement efficace, du premier genre de connaissance. Par là, la présomption est évitée, ce qui est déjà beaucoup.

*La connaissance du premier genre est l'unique cause de fausseté, et celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie.

12 juin 2012

CCL

Il y a des cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leurs sont enseignées, les troisièmes qui, ni par soi-même ni par l'enseignement d'autrui, ne veulent rien comprendre.

– Machiavel

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Le vieux rêve républicain du triomphe définitif du savoir sur l'ignorance est à peu près terminé : nous disons vouloir combattre l'ignorance, non l'éradiquer ; et c'est l'expérience, juge sans indulgence, qui a mis un terme à l'utopie d'une société dans laquelle aucun citoyen ne serait superstitieux et inculte. L'échec était prévisible ; car, pour réussir, il n'eût point fallu se contenter de concevoir toutes les mesures possibles pour développer l'enseignement gratuit pour tous, il eût encore fallu, ce qui est impossible, faire en sorte que tous les citoyens désirent assimiler des connaissances et comprendre rationnellement le monde. Pour apprendre, il faut vouloir apprendre. L'école peut forcer l'élève a avoir de la discipline et à assimiler un certain nombre de savoirs élémentaires, tels que l'écriture, le calcul, ou la lecture ; mais jamais elle ne pourra forcer un homme à aller plus loin dans sa recherche de connaissance, à lui faire aimer la littérature, à lui faire apprécier les mathématiques, à lui donner envie de découvrir la philosophie. Si un élève se moque de ce que peut bien être l'ADN, ne voit aucun intérêt à savoir les planètes qui composent le système solaire, et trouve ridicule d'être ému par un quatuor de Beethoven, le professeur est presque sans recours pour inverser la mauvaise tendance de l'élève ; et la séduction d'un homme, aussi doué soit-il, suffit rarement à ouvrir les yeux d'un homme borné. Il y a ainsi un nombre considérable de cas qu'on ne peut sauver de l'ignorance, car ils se précipitent, de leur plein gré, dans le mépris du savoir, voire dans une glorification de l'incompréhension. Ce qui n'est d'ailleurs pas si dramatique, car si l'on peut assurément mieux vivre en étant savant, on peut également mener une existence tout à fait correcte lorsqu'on est ignard, pourvu que l'on sache allier un bon tempérament avec un goût pour des activités qui mettent le corps en action. Enfin, c'est une grande question, mille fois posée, que de savoir pourquoi les savants sont si rarement sages ; et j'ai ma petite idée là-dessus.

11 juin 2012

CCLIX

Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres.

– Marguerite Yourcenar

Arcimboldo_Homme_Livre

Nous sommes entrés dans l'ère de l'image, du son, et de la vidéo ; on nous le martelle à longueur de journée ; et le livre n'est définitivement plus le centre de la culture. On ne se recueille plus devant les livres, on les admire de moins en moins, et malgré leur nombre croissant, il est de plus en plus rare que l'on soit profondément bouleversé par des livres : notre attention préfère se diriger ailleurs, vers des écrans, réceptacles des plus aguichants spectacles. Un livre n'aguiche pas ; il n'a pas de fards ; il est austère. Et il faut déjà être un bon lecteur, un amoureux des livres, pour subir la séduction des titres de livres auquels Proust était tellement sensible. Il y a bien longtemps que je fantasme sur ce titre de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes ; et quiconque aime les livres s'aperçoit bien de cet excitant travail de l'imagination avant et pendant la lecture.

De fait, la lecture est une activité qui se fait essentiellement seul et qui ne tolère point la passivité. La lecture conduit toujours à une forme d'introspection, car c'est en nous que tout se construit ; l'écrivain met les mots, le lecteur les active, les fait entrer au contact de son imagination et de son entendement ; et l'on ne comprend rien à la lecture si l'on ne prend pas en compte le rôle du lecteur lui-même. Il est évident que le cinéma laisse moins de place à l'imagination et que le spectateur joue un rôle moins important que dans la lecture. La lecture, c'est l'art de la réflexivité et de la conscience. Aussi, la lecture permet de déployer la personnalité de chacun bien plus que n'importe quelle autre activité. Quelle conférence, quel film suscitera des questionnements semblables à celles qui naissent de la lecture en solitaire des Méditations métaphysiques ? Tous les films de Tarkovsky et de ses épigones ne parviendront jamais à engendrer un mouvement intellectuel pareil à celui qu'impose Descartes au lecteur. 

Par conséquent, il n'est guère très étonnant que notre société d'indifférenciation et d'apatrides soit avant tout une société de l'image dans laquelle les hommes sont détournés de tout regard intelligent sur soi et de toute vie intime réellement personnelle. La lecture, c'est la culture intelligente de la singularité. 

10 juin 2012

CCXLVIII

L'amour avec une inférieure, c'est-à-dire l'amour où l'homme met un peu de l'autorité du supérieur, et trouve dans la femme la légère et agréable odeur de servitude d'une espèce de bonne qu'il ferait asseoir à sa table, l'amour qui permet le sans-gêne de la tenue et de la parole, qui dispense des exigences et des dérangements du monde, et ne touche ni au temps, ni aux aises du travailleur, l'amour commode, familier, domestique et sous la main, – c'est l'explication, le secret de ces liaisons d'abaissement. De là, dans l'art, ces ménages de tant d'hommes distingués avec des femmes si forts au-dessus d'eux, mais qui ont pour eux ce charme de ne pas les déranger du perchoir de leur idéal, de les laisser tranquilles et solitaires dans le panier des Nuées où l'art plane sur le Pot-au-feu.

– Edmond et Jules de Goncourt

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La création artistique authentique est toujours personnelle. (Quant aux Goncourt, comme l'explique de façon si émouvante Edmond dans la Préface à leur Journal littéraire, ils avaient ce privilège rarissime de ne former qu'un seul être, qu'un seul moi, qu'un seul auteur, en étant pourtant deux entités différentes). D'où il suit que l'artiste ayant le désir puissant de se vouer à son oeuvre devra, par des moyens souvent déplaisants, s'efforcer de favoriser sa féconde solitude. De sorte que l'on peut dire, sans exagérer, que l'atelier de l'artiste est toujours sa chambre solitaire. Et qui est capable d'accepter et d'aimer sa solitude sinon l'artiste qui sent au plus profond de soi que son oeuvre a plus de valeur que le cortège des médiocrités qui défilent inévitablement dans le monde extérieur, hors de soi-même ? Proust, enfermé dans sa chambre, couché sur son lit, quoiqu'en compagnie de sa chère Céleste qui lui apporte du café, dans un nuage de lait, travaille seul ; la solitude est moins l'absence d'entourage que le receuillement sur soi, pouvant être, cela dit, favorisé par des personnes dévouées. 

Ces personnes là, ce sont presque toujours des femmes ; et ce rapport des artistes avec la solitude fournit une explication claire à de nombreuses incongruités dans le comportement des écrivains, des peintres, des compositeurs ou des philosophes à l'égard de la gente féminine. En effet, on observe, chez ces êtres supérieurs, ou bien une étrange distance prise avec les femmes (que ce soit sous la forme d'un éloignement volontaire des créatures susceptibles d'être aimées, tel le le cas exemplaire de Flaubert, ou, au contraire, sous la forme d'une frénèsie sexuelle, à la manière de Maupassant, qui revient à gagner avec des prostituées le temps que l'on perdrait avec des amantes distinguées) ou bien une tendance à solliciter, pour le bien de leurs oeuvres et d'eux-mêmes, cette grâce que seule de rares femmes sont capables de prodiguer et consistant à faciliter la difficile vie matérielle pour permettre au génie de se concentrer sur son objectif élevé. Georges Sand a pris pendant un moment ce rôle avec Chopin avant de se consacrer elle aussi à sa tâche d'artiste en écrivant Consuelo. Mais on sait que les grands génies ne prenaient pas souvent pour épouse les femmes les plus intelligentes, les plus capables d'excercer une critique sur les oeuvres produites. Aussi, l'artiste qui suit sa nature, et non les chants corrompus de la Vanité, se moque bien des critiques ; ce qu'il veut, c'est, à la fois, une tranquilité suffisante pour laisser s'épanouir ses talents, et à la fois une matière, un matériau pour nourrir sa puissance de création. Or, tout cela, c'est la femme inférieure intellectuellement, incapable d'être sa rivale, qui le réunit plutôt que la femme supérieure, agaçante avec ses prétentions, son irrécupérable complexe d'infériorité et ses ridicules vélléités de révolte contre l'homme supérieur.

Ainsi, il ne faut point s'étonner que Rodin préféra rester avec sa femme plutôt qu'avec son amante rivale Camille Claudel et que Flaubert envoya sauvagement ballader Louise Collet dès qu'elle commença à nuire à ses instincts et à sa relation avec sa mère bienveillante. 

9 juin 2012

CCXLVII

L’orgueil n’est pas mon fait ; je n’en estime ni les joies ni les peines. 

– Alfred de Musset

Quelle est l'efficacité des formules ? La répétition de ces maximes peut-elle avoir sur nous un vertueux effet incantatoire ? Les anciens étaient plus que nous accoutumés à répéter ce genre de phrases faciles à retenir qui rappellent la conduite droite et exhortent l'âme à la vertu. Parfois, nous plongeons dans le vice par simple oubli de la vertu ; nous ne pensons plus que l'orgueil est un vice dangereux, et nous cédons à sa séduction, sans même songer à lui résister. Les formules morales, telle celle, très belle, qu'on trouve dans la pièce de Musset, On ne badine pas avec l'amour, restent dans la tête, et nous forcent à changer notre comportement. Par la formule qui chante en mon esprit, je veux ne pas céder au charme de l'orgueil ; je veux demeurer indifférent à son influence ; je veux trouver ma joie, et ma peine aussi, ailleurs qu'en ce vice qui détourne du juste jugement de soi. Avant, on lisait et retenait les belles formules de L'imitation ; que lit-on et que retient-on aujourd'hui, sinon les slogans stupides des publicités ?

8 juin 2012

CCXLVI

Un nom, c'est tout ce qui reste bien souvent pour nous d'un être, non pas même quand il est mort mais de son vivant.

– Proust

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Pour une fois, Proust étonne par son optimisme. Combien de fois serions-nous rassurés si nous parvenions à retrouver le nom d'une personne qui n'est pour nous ni un visage, ni une personnalité, mais à peine une fonction sociale interchangeable, une évocation curieuse, contingente et éphémère, une ombre fade de notre mémoire vacillante ? En cherchant ainsi un nom, on s'aperçoit que le temps a fait complètement s'estomper une figure humaine ; celui qui était il y a des années présent dans le monde, qui est toujours notre monde, n'a désormais qu'une pâle et minuscule existence  sans valeur. Le frisson que suscite ce genre de pensée vient de notre étonnante capacité à enterrer naturellement certaines de nos connaissances, sorte de lente mort par la pensée. 

7 juin 2012

CCXLV

Pars quinta, de potentia intellectus, seu de libertate humana.

– Spinoza

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Comme toutes les philosophies, celle de Spinoza aboutit à la conquête de la liberté de l'homme. Si nous jetons notre regard sur l'ensemble de l'histoire de la philosophie, nous voyons que tous les grands philosophes, d'une manière ou d'une autre, apportent la possibilité d'une liberté. Philosophie est presque synonyme de recherche de la liberté, parce qu'être sage, comme tout le monde l'a souligné, c'est être libre. Aussi, faire l'histoire de la philosophie revient presque à  raconter l'épopée de la liberté humaine. Seuls les philosophes qui n'ont pas daigné s'occuper de l'homme sont exclus de cette Iliade captivante. 

Même si ce n'est pas le mot "liberté" qui est mis en valeur, Platon, le premier sans doute, trace de sa main brutale et déroutante les contours de la liberté humaine ; son idéal ne cessera jamais d'agiter les grands esprits. Par la justice, par le savoir et par l'harmonie, l'homme bâtit sa liberté. Chez Aristote, tout aussi proche du corps que son maître indépassable, la liberté sera presque synonyme d'épanouissement : c'est le chemin de la perfection humaine, c'est le mouvement allant de la puissance à l'acte, mouvement vital jamais interrompu. Épicure fonde sa liberté en son jardin tranquille, riche d'amitiés et de minuscules plaisirs, tandis qu'Épictète l'esclave accouche de sa liberté héroïque en niant par l'esprit la douleur corporelle ; la pensée de la nécessité inflexible et de la raison maîtresse des représentations lui inspire, avec les autres stoïciens, le sentiment de l'inviolable liberté intérieure. Quant aux pyrrhoniens, à force de jouer avec les doctrines et les mots, ils découvrent la suspension de jugement, mère de la liberté de pensée, et qui apporte cette étrange liberté fondée sur la vertueuse indifférence.

Chez les Modernes, les hommes aspirant à la liberté doivent affronter la terrifiante Nature, devenue mystérieusement infinie, froidement mécanique, inflexiblement déterminée ; inscrit au coeur de la Nature, le philosophe cherche à sauver sa liberté, lui qui erre péniblement dans le labyrinthe de la causalité, dont il examine les murs austères avec la rigueur nouvelle des sciences positives. Descartes montre la puissance du libre-arbitre, illustre les pouvoirs sous-estimés de la volonté, et rappelle l'origine de la grandeur de l'homme, qui est d'avoir une âme. Spinoza, le plus conscient de la servitude humaine, qui insiste le plus sur les difficultés inévitables de la pars natura que nous sommes, est également celui qui donne à la raison la plus haute valeur et qui prodigue à l'homme le plus de procédés à suivre pour avancer sur le chemin de la liberté. Rousseau introduit la liberté dans la conscience et dans l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite, ce que Kant reprend pour son compte, lequel, de sucroît, dramatise par son antonomie de la raison pure le conflit entre le déterminisme de la nature et la liberté du sujet ; son coup de génie consiste à sauver les deux, en réservant le déterminisme au monde des phénomènes, et en accordant la liberté au seul monde nouménal. Avec Hegel, l'idée de liberté devient le moteur et le sens de l'histoire tout entière. Même chez Schopenhauer la liberté existe : d'abord parce qu'il reprend Kant, et ensuite parce que la négation du vouloir-vivre est une libération. Bergson sauve la liberté de la menace du déterminisme en révélant la confusion jamais remarquée entre le temps mesurée, spatialisée, et la durée réelle et concrète ; en retrouvant la vérité du temps, il retrouve la vie, imprévisible, créatrice, et source de liberté. Alain, cet esprit fier d'être un grand voleur, semble réunir toutes les libertés en lui et les exprimer par les plus belles formes possibles ; et telle se montre la sagesse, en cette conquête de la liberté dans tous les systèmes où elle a germé, ainsi qu'en soi-même tout entier, en la raison, en la force de la volonté, en ce désir ardent d'anéantir toutes les entraves qui gênent l'heureux mouvement humain vers la perfection.

6 juin 2012

CCXLIV

Tous les hommes qui ont travaillé avec suite ont ce sentiment que rien n'est jamais acquis, et que tout doit être conquis et reconquis. Un vieux sage, et qui avait droit au repos, disait, comme on traitait de choses difficiles : "Autrefois, j'ai compris cela".

– Alain

Rien n'est jamais acquis à l'homme, dit le poète et le sens commun. Pourtant, il n'y a rien de plus répandu que cette mauvaise et faible pensée, endormant les forces de l'homme, brisant sa volonté, et consistant à supposer que l'homme peut acquérir un technique, un talent, un art définitivement. On croit qu'une fois arrivé au sommet, le plus dur est fait, et qu'il suffit d'un tant soit peu de constance pour se maintenir sur le podium. Mais le champion n'arrête jamais d'aller de l'avant et de se surpasser. Qui arrête de conquérir s'effondre. Le mouvement difficile doit être fait et refait à chaque fois. Les meilleurs ne connaissent point le succès confortable. Aussi, il ne suffit pas de réussir une fois pour être champion, il faut réussir toujours. 

Le meilleur sport du monde, le tennis, fait voir, plus que n'importe quelle activité, la nécessité humaine de se battre et de conquérir à chaque nouvelle seconde. Un seul échange gagné ne signifie rien ; le joueur doit faire preuve d'ingéniosité et d'habileté à chaque nouveau coup, sans se fatiguer et se lasser, pour espérer atteindre la victoire. On observe ainsi des joueurs se surpassant aux deux premiers sets mais qui se laissent laminer vers la fin du jeu ; on s'interroge sur un tel bouleversement, et la réponse est simplement que le meilleur joueur sait conserver durant toute la partie la force physique et la force d'âme nécessaire pour devancer et surprendre l'adversaire. Le repos n'est point permis en ces rapides enchaînements sans réflexion. Et ce qui est vrai pour une partie de tennis est vrai pour toutes les activités humaines. Frapper fort une seule fois, c'est faire le malin et s'écraser bientôt devant la nécessité extérieure. Ce qui nous fait admirer le champion est qu'il frappe fort toujours, et qu'il donne l'impression d'accomplir ces exploits avec la plus grande facilité, comme Roger Federer qui, lorsqu'il est au meilleur de sa forme, donne une belle image de cette apparente aisance de la supériorité. Pour corriger cette fausse apparence, le meilleur moyen est encore d'essayer de cultiver durablement une activité quelconque, et de tendre jour après jour vers la perfection ; on remarquera des progrès, mais jamais l'on ne pourra se reposer sur ses laurieurs, toujours il faudra faire le même difficile effort de volonté. Avec le même bonheur à la clef, chaque jour : c'est le bonheur du champion.

5 juin 2012

CCXLIII

Elle s'accoutume à dormir un tiers plus qu'il ne faudrait pour conserver une santé parfaite. Ce long sommeil ne sert qu'à l'amollir, qu'à la rendre plus délicate, plus exposée aux révoltes du corps ; au lieu qu'un sommeil médiocre, accompagné d'un exercice réglé, rend une personne gaie, vigoureuse et robuste, ce qui fait sans doute la véritable perfection du corps, sans parler des avantages que l'esprit en tire.

– Fénelon

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Il n'y a rien de plus nuisible pour le corps, et donc pour l'esprit, que l'excès de sommeil, qui engourdit et fatigue peut-être davantage que le manque de sommeil. Or, l'excès de sommeil ne vient pas seulement d'une inclinaison naturelle à dormir, d'un goût marqué pour le royaume des songes, ou d'une incapacité à résister aux séduisants chants de Morphée ; l'excès de sommeil est souvent la conséquence d'un mauvais raisonnement consistant à quantifier les heures de sommeil et à les organiser à sa guise comme s'il y avait une réelle correspondance entre le temps passé à dormir la nuit et l'énergie que nous avons au cours de la journée. Ainsi, beaucoup s'imaginent rattraper leur retard de plusieurs mauvaises nuit de sommeil en dormant d'une traite douze heures ; mais c'est l'effet inverse qui se produit, car, par là, on agrandit encore l'irrégularité du sommeil, et l'on ne fait rien pour installer son corps dans une habitude vertueuse. L'essentiel de la forme du corps est dans l'habitude respectée. Il vaut mieux se coucher exceptionnellement tard une nuit, et se réveiller à la même heure que d'habitude le matin, que de faire la grasse matinée le lendemain d'une nuit trop longue. Par ailleurs, la mauvaise humeur naît très souvent des sommeils interminables : le sentiment d'engourdissement est l'un des plus désagréables qui soit, et tout nous irrite lorsque notre corps n'est pas disposé à recevoir le mouvement brutal et ininterrompu du monde. Enfin, l'exercice, quel qu'il soit, est effectivement le remède de presque tous les maux, y compris de celui de l'insomnie ; c'est le corps fatigué qui mérite bon sommeil et qui l'obtient naturellement, sans troubles. Pourquoi nous apprend t-on si peu à bien dormir ? Après tout, c'est avec Morphée que nous passons le tiers de notre vie, autant faire en sorte que nos rapports avec cette divinité soient les meilleurs possibles.

4 juin 2012

CCXLII

Nous ne savons réellement que ce que nous avons appris par nous-mêmes, et la découverte personnelle est notre unique source d'enthousiasme.

– Élie Faure

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La profonde jouissance esthétique est individuelle. Le partage de cette jouissance est profane, sauf lorsqu'il s'agit d'amis, c'est-à-dire d'autres nous-mêmes. Il est dégoûtant de s'imaginer qu'un homme qu'on méprise puisse toucher à une oeuvre que l'on juge sacrée. J'aime Stendhal, j'aime Proust, et cet amour fait mon bonheur ; mais dès que je pense à ces êtres vils, affectés, précieux sans coeur, qui font semblant de goûter ces auteurs, mon amour se gâte ; je deviens jaloux. Je suis davantage en proie à la jalousie en matière de littérature qu'en matière de femme, et je tolère plus facilement qu'on désire une femme que j'aime qu'on feigne d'apprécier un auteur que je vénère. Touchez aux femmes, hommes indignes, mais ne frôlez pas Stendhal. Ainsi, il n'est pas si mal que l'école ne fasse pas lire sincèrement les oeuvres des grands auteurs, mais plutôt qu'elle pousse les élèves à s'élancer par eux-mêmes, personnellement, dans les grandes oeuvres de l'humanité. L'expérience de l'art rend individualiste. 

3 juin 2012

CCXLI

D'après certaines études scientifiques extrêmement pointues, il est pourtant démontré que le voisinage régulier d'un poétophile, que ce soit sur le lieu de travail, dans les transports en commun ou dans un quelconque espace de restauration collective, augmente de trente à cinquante pour cent les risques de crétinisme précoce et de dégradation de l'esprit critique.

– Philippe Muray

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L'occupation principale du poète est d'adhérer au monde. Déjà, les premiers poètes, qui n'avaient pas les vices insupportables de ceux d'aujourd'hui, chantaient le monde, célébraient toutes ses beautés et transformaient leurs souffrances en sources de jouissance esthétique. Le poète est celui qui du négatif fait toujours du positif ; en quoi il s'oppose au romancier qui, lui, au contraire, est censé creuser le négatif. L'évocation de la Comédie humaine ou des Rougon-Macquart suffit pour éclairer ce contraste. 

Le poète a, en général, une philosophie bien particulière. D'ailleurs, les poètes contemporains se contentent rarement d'écrire leurs galimatias amphigouriques ; ils proposent de surcroît des théories, évidemment foireuses, sur leurs propres oeuvres. Ainsi, le pseudo plotinisme de l'innénarable Yves Bonnefoy, avec ses élans pathétiques vers le monde, conduit par la sacro-sainte intuition qu'invoquent toujours les théoriciens en manque de connaissances claires et distinctes, est tout à fait conforme à sa poésie aussi pompeuse qu'inintelligible, aussi prétentieuse que ridicule. Surtout, le cas Bonnefoy, qu'on ne doit évidemment pas généraliser à tous les autres poètes, montre une tendance fâcheuse du poète ou du poétophile à vouloir s'envoler vers je ne sais quelle nuée poétique, là où le monde est tristement enchanté, pauvre d'une sotte naïveté. Le métier du poète est de célébrer, non de critiquer ; aussi, il n'est pas étonnant que les fêtes de la poèsie se multiplient chaque année en nous imposant des phrases d'un lyrisme douteux sur les murs de nos villes, comme si ces derniers n'étaient pas assez pourris par des pollutions humaines de toute sorte, alors que les romanciers, semble-t-il, sont plus réticents à s'adonner franchement au festivisme ; ceux-là, au moins, font semblant de critiquer la socièté dans laquelle ils vivent. 

Fréquenter un poète, c'est devoir supporter des cris d'extase à n'en pas finir sur absolument tout et n'importe quoi ; c'est résister aux éclairs de fulgurance que cherche à nous faire partager cet idolâtre des mots métaphorisant les choses ; en un mot, se tenir à distance des poètes, c'est vouloir ne pas s'enfoncer dans les dégeulasses miasmes poétiques d'un être toujours en quête de lui-même et de la nature, évidemment vue sous son étroit petit angle personnel. En plus, ils n'ont presque jamais d'humour.  

 


2 juin 2012

CCXL

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

– Verlaine

Ce rêve est plus que familier, il est universel. La berceuse de Verlaine, si facilement mémorisable, avec ses sonorités douces et envoûtantes, parle à tous les esprits. L'onirique et indéterminée figure féminine, jouant pourtant dans les songes un rôle précis, tout le monde la voit et la sent un jour. Le poète idéalise le rêve commun et la femme rêvée en même temps. Ici, la femme dépasse l'habituel rôle sexuel auquel elle est soumise dans une grande partie des rêves ;  elle est consolatrice. Douce présence lointaine, elle relève l'homme, elle rafraîchit les moiteurs du front blême, elle est pure compassion, sans personnalité marquée, soutenant et adhérant entièrement l'homme en souffrance. L'homme qui ne rêve pas de se blottir sur la poitrine de la femme est une bête.

J'ai un rêve familier, moi aussi. Il n'est pas poétique, plutôt brutal et prosaïque, conforme à ma personnalité de rustre. Dans un lieu indistinct et variable, je vois ce que j'appelle, dans la vie quotidienne, une femme indigne. Ses traits ne sont pas plus marqués que ceux de la femme rêvée par Verlaine ; je me souviens qu'elle a le maquillage d'une maquerelle, les habits d'une poufiasse, et la voix d'une garce. Après un premier moment de désir, qu'elle s'empresse évidemment de contenter, je m'énerve, je la bats, je la déchire ; mes pieds frappent son cul comme mes poings frappent son visage indigne ; et je l'attrape je ne sais comment par le vagin, en lui déchiquetant d'un coup sec toute la pourriture féminine contenue dans son orifice immonde. Elle crève, et je suis fier et content.

L'essentiel de mes pensées sur les femmes sont résumées en ces deux rêves rejoints.

1 juin 2012

CCXXXIX

La philosophie est comme la musique, qui existe si peu, dont on se passe si facilement : sans elle il manquerait quelque chose, bien qu'on ne puisse dire quoi. On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien.

Jankélévitch

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La grande majorité des hommes n'accorde pas la moindre importance aux muses, et ne semble pas plus malheureuse pour autant. D'ailleurs, le malheur exhibé des artistes et des philosophes ferait plutôt croire qu'une trop grande attention pour les arts et la pensée apporte des maux dont se passe fort bien l'homme commun occupé à ses activités triviales. Le dépressif Wittgenstein qui se fait jardinier après avoir écrit le Tractacus Logico-philosophicus est un exemple éloquent qui va dans ce sens là. La philosophie, d'accord, mais pourquoi pas plutôt les fleurs, les confitures ou les voitures ? Y a t-il une réelle supériorité de la philosophie sur les autres activités ? Car on pourrait croire que l'essentiel est d'agir, quel que soit le domaine, et qu'une existence passée à l'étude de Kant vaut bien celle du paysan travaillant sa vie durant pour la prospérité de sa terre. La philosophie a la prétention d'apporter un surplus qualitatif à l'existence et de n'être pas une activité comme les autres, voire d'être l'activité suprême, qui permettrait de coordonner les autres activités inférieures. Ce serait très beau si l'expérience le montrait. La vérité est qu'un philosophe, dans la quasi totalité des cas, vit comme un autre homme, si l'on oublie ses drôles d'extravagances qui participent d'aucune manière à son épanouissement. Il est vrai également que la plupart des philosophes se sont contentés de penser en philosophe, sans  vivre en philosophe. J'en veux beaucoup aux philosophes qui, non content d'opposer abstraitement la pensée et la vie, se servent de leur pouvoir de penser pour attaquer la vie, pour lui trouver de faux problèmes, ou pour aggraver, par de lourds concepts, les maux que doivent affronter tous les hommes. Kierkegaard, surestimé depuis la grossière avalanche existentialiste, est le plus symptomatique de ces philosophes pathologiques.

Il est donc difficile d'avoir une vue tranchée sur la question, tant est incertain le bonheur qu'est censé procurer la philosophie. Le scepticisme a peut-être raison sur ce point. Certains préfèrent vivre sans philosophie, d'autres préfèrent vivre sans vin, et d'autres encore, dont je suis, préfère vivre avec les deux. Il n'y a pas de quoi s'ennorgueillir. 

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