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Scolies

12 mars 2012

CLVIII

Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tête-à-tête. C'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c'est comme si mon livre dînait avec moi.

– Jean-Jacques Rousseau

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Trop souvent les plaisirs du corps et les plaisirs de l'intellect sont arbitrairement séparés, comme s'il y avait une telle différence de nature entre eux qu'ils ne pouvaient se mêler dans un même désir et dans une même action. La manière dont nous désirons lire contredit directement cette séparation arbitraire. Leçon de Deleuze : le désir est complexe, il est agencé avec des éléments hétérogènes, et il est toujours artificiel d'isoler l'un de ces éléments lorsqu'on l'on souhaite exprimer notre désir. L'excès d'abstraction serait nuisible dans ce sujet qui demande du concret ; aussi, je m'y plonge, et avec délectation. Mes lectures, je les associe à des moments de la journée et à des lieux très précis ; non pas tous, mais mes livres les plus chers, mes livres de chevet, sont profondément liés à ces éléments extérieurs qui accompagnent et stimulent mon envie de lire. Alain, c'est toujours le matin que je le lis, en prenant mon petit-déjeûner ; je ne conçois pas une lecture réellement plaisante des Propos sans ma tasse de café et mon jus d'orange ; c'est ainsi. Je crois qu'il ne s'agit pas d'un hasard, si c'est cet auteur que je lis le matin ; par nature, Alain réveille, il force son lecteur à éveiller son esprit en même temps que les vitamines B du jus d'orange éveillent le corps ; et, procédant ainsi, j'ai l'impression de respecter le mouvement de ses Propos, car, plus qu'à n'importe quelle autre moment de la journée, nous savourons le quotidien le matin, à l'aube, lorsque nous pensons qu'un nouveau jour se lève. Voilà ce que j'aime dans la lecture d'Alain le matin : à chaque nouveau lever de soleil correspond l'émergence d'une nouvelle pensée.

Je n'aime point sacraliser l'objet du livre ; je me ris de ceux qui prennent leurs bouquins comme des reliques qu'ils n'osent abîmer ; et c'est joyeusement que je contemple les miettes et les traces de café ou de vin qui parsèment un nombre considérable de mes livres. De même, aussi singulier que cela puisse paraître, j'aime découvrir, en feuilletant un livre déjà lu, un poil traînant de-ci de-là, entre deux belles phrases : c'est signe que je suis passé par là, et non seulement mon esprit, mais également mon corps. L'état de mon bouquin de Deleuze sur Spinoza et le problème de l'expression, qui pourrait sembler appartenir à un ivrogne, me rappelle l'une de ces heureuses soirées solitaires dans lesquels âme et corps unifiés se plongent dans l'ivresse ; Bach, Spinoza par Deleuze, une bouteille de Languedoc et un homme dans l'enthousiasme, heureuse combinaison. Sans doute que la philosophie m'eût paru plus austère si des verres de Ricard et de Picon ne m'eussent pas régulièrement accompagnés dans son exploration. 

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11 mars 2012

CLVII

En toute chose la gêne et l'assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là.

– Jean-Jacques Rousseau

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Il y a une distinction à faire entre la contrainte externe et la contrainte interne, et se souvenir qu'il y a une grande différence entre les devoirs que l'on s'impose à soi-même, ayant leur source dans l'autonomie de la volonté, et ceux qui nous sont imposés, les devoirs hétéronomes. Or, si l'homme ne saurait se passer de la contrainte, si tout ce qu'il y a de grand dans la civilisation est né dans son rude berceau, il est remarquable que certains hommes, et non des moindres, je veux dire des hommes géniaux tels que Jean-Jacques Rousseau, ne supportent pas les contraintes externes et qui ont entièrement construit leur oeuvre avec des exigences qu'ils se sont eux-mêmes données. Ces hommes là sont rares, car si les rebellocrates criant tous les jours qu'ils n'ont ni Dieu ni maître sans savoir se donner à eux-mêmes d'utiles contraintes abondent dans notre monde, de même que ces larves humaines si naturellement soumises aux ordres de toutes les autorités qu'elles semblent être nées avec cet art de ramper dont parle si bien le baron d'Holbach, il n'est pas commun de rencontrer un homme à la fois indépendant et travailleur, désirant à la fois la liberté individuelle et les hautes responsabilités qui l'accompagnent.

C'est un fait, un triste fait, que la grande majorité des hommes ne parviennent à agir que sous les contraintes extérieures ; sans elles, ils tombent dans une indigne léthargie, ils font rien ou ne font n'importe quoi ; et les anarchistes, ces idéalistes, ne s'aperçoivent pas que par la nature même de l'humanité, aucune nation ne pourra être constituée d'hommes réellement indépendants et libres. Les hommes, ils la veulent, la soumission ; ils l'exigent, plus ou moins implicitement ; ils en ont besoin, de leur servitude. Troupeau râlant, moutons bêlants, certes ; mais ôter leur la source de leurs cris, enlever leur le berger, et ils sont perdus. Il suffit de constater le petit nombre d'autodidactes dans le monde, alors qu'il y a aujourd'hui de si nombreux moyens d'étudier par soi-même, pour se rendre compte de l'impossibilité de généraliser à tous les hommes cette noble manière de vivre, qui est celle de l'homme libre et indépendant.

Ces élans d'insoumission à la Rousseau, je les aime, et les comprends. Combien de fois n'ai-je pas moi-même regretté de devoir étudier en classe une oeuvre que je vénérais, sachant d'avance qu'à cause de la contrainte extérieure que l'institution scolaire installait, j'en viendrais inévitablement à presque détester ce qui fut la source de tant de fécondes joies solitaires ? Je suis réellement heureux de n'avoir jamais été contraint d'étudier Stendhal, ce qui eût été pour moi une épreuve douloureuse, aussi étrange que cela puisse paraître ; non, on n'y a pas touché à mon Stendhal, on me l'a laissé intact, j'ai pu le préserver en mon âme, pur objet de bonheur ; les maîtres n'auront pas posé leurs sales pattes avilissantes sur mon calice. Il faut être un pédagogue de génie pour faire en sorte que la contrainte extérieure du professeur coïncide avec notre volonté autonome.

Le malheur, dans toute cette histoire, est que la plupart des insoumis qui ne supportent pas l'assujettisement ne sont que des misérables cons incapables de se façonner librement, et que, sur notre terre, les hommes du tempérament de Jean-Jacques sont aussi peu nombreux que les pandas. 

10 mars 2012

CLVI

Mais la curiosité n'est pas un de ces sentiments factices qu'il faille éloigner de l'âme neuve et faible encore des enfants. Elle est, bien plus que la gloire, le motif de grands efforts et des grandes découvertes. Ainsi, bien loin de s'étudier à l'éteindre, comme l'a quelquefois conseillé, non seulement cette morale superstitieuse, enseignée par des fourbes jaloux d'éterniser la sottise humaine, mais même dans cette fausse philosophie qui plaçait le bonheur dans l'apathie, et la vertu dans les privations, il faut, au contraire, chercher avec d'autant plus de soin à exciter ce sentiment dans les élèves, déstinés, pour la plupart, à ne point aller au-delà de ces premières études, que les hommes qui ont peu de connaissances, dont les besoins sont bornés, dont l'horizon étroit n'offre qu'un cercle uniforme, tomberaient dans une stupide léthargie, s'ils étaient privés de ce ressort. 

– Condorcet

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Il faut faire préciser ce qu'il faut entendre par curiosité, s'efforcer de montrer comment cette tendance neutre peut s'élever au rang de haute vertu, et en faire l'apologie. La meilleure définition, comme de coutume, est donné par le Littré, définition claire et concise qu'il nous suffira de développer : la curiosité est un penchant à voir et à savoir. Littré dit "penchant" ; on dirait tout aussi bien tendance, inclination ou, c'est le mot que je préfère et l'on verra pourquoi par la suite, élan ; l'idée essentielle est qu'il y a, dans la curiosité, quelque chose en nous qui pousse. Autrement dit, la curiosité doit se concevoir en tant que mouvement du sujet vers un objet ; la curiosité est fondementalement motrice. Pour que la définition soit complète, il faut déterminer l'objet vers lequel la curiosité pousse ; cet objet, c'est évidemment le savoir. (Littré parle également de penchant à "voir" parce que l'emploi du terme curieux est parfois associé à la vision d'une chose, dans le sens où l'on dit : "je suis curieux de voir cela" ; mais dans tous les cas, la vision est englobée dans le savoir, et c'est vers ce dernier terme qu'il faut se concentrer). Nous pouvons donc dire, pour résumer, que le curieux est l'homme animé par un désir de savoir des choses.

Or, c'est évidemment en déterminant les choses que le curieux désire savoir que l'on peut aller plus loin dans notre effort de définition. Lorsque l'on dit que la curiosité est un vilain défaut, l'on parle de la curiosité qui s'applique à des objets dont la recherche de la connaissance est nuisible ; et il faut dire que bien souvent, ce sont les hommes, parfois curieux eux-mêmes, qui tiennent à préserver leurs secrets qui profèrent ce proverbe. La curiosité peut être une passion, faisant perdre la maîtrise d'eux-mêmes à ceux qui en sont affectés, voire une passion réellement triste conduisant les hommes à s'acharner à enquêter sur des détails insignifiants dont ils savent pourtant que leurs connaissances ne peut qu'apporter chagrin et tracas ; ainsi est le jaloux, qui est toujours dominé par une curiosité triste qu'il est difficile de neutraliser. Cependant, ce n'est pas cette curiosité faible qui m'intéresse ici ; ce que je voudrais approfondir, c'est la curiosité active, d'où ma préférence pour l'expression d'élan vers le savoir, mot qui indique la force de propulsion contenue dans la curiosité, force consciente et assumée.

Car s'il y a une curiosité saine, une curiosité forte, une curiosité qui prête à l'épanouissement de l'individu, et c'est celle qui s'oriente vers le Savoir, mot, ou plutôt concept, auquel je mets une majusucule pour préciser que j'entends par là le sens fort du savoir. Il est impossible de déterminer précisément ici toutes les caractéristiques d'un tel savoir, et d'ailleurs, une telle entreprise dépasse de loin mes forces ; je me contente de dire qu'il s'agit là du savoir réellement utile et fécond, le savoir constructeur, le savoir qui apporte non seulement une joie par lui-même, mais également par ses conséquences bénéfiques ; c'est le savoir qui est profondément lié à σοφία. De cette curiosité là donc, nous devons dire, de toutes nos forces, contre le christianisme qui condamne la recherche libre de la connaissance, contre les notables élitistes qui veulent se préserver le privilège du savoir, qu'elle est une haute vertu que le pédagogue doit encourager. Condorcet a mille fois raison d'insister sur son importance pour l'élève : étant curieux, nous sommes poussés à faire des efforts, donc à travailler et à être actif, ce qui est déjà beaucoup ; de surcroît, lorsque nous sommes animés par cette saine curiosité qui nous conduit à la connaissance des choses belles et bonnes, nous jouissons sans cesse de cette double joie : joie de la recherche en elle-même,  et joie du fruit goûté. Il n'y a rien de plus opposé à la curiosité que le morne ennui ou que la stérile langueur des nonchalants et des vélléitaires. Je crois que Wikipédia a permis a beaucoup de personnes d'alimenter leur désir de savoir et de pouvoir le satisfaire aisément ; il s'agit d'un noble projet, l'une de ces entreprises qui convainc des bienfaits de certains aspects de la modernité, ce qui est assurément bien rare.  

Curiosité, vertu motrice, vertu constructrice, vertu républicaine, vertu joyeuse.

9 mars 2012

CLV

Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges romains quand ils n'entendaient pas une cause : N.L., non liquet, cela n'est pas clair.

– Voltaire

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Je suis content : ce soir, avant de me coucher, j'ai découvert une nouvelle expression, qui, sans doute, me servira très régulièrement et pendant peut-être toute ma vie. Ayant l'habitude d'écrire sur mes livres, et me retrouvant presque tous les jours à tenter de déchiffrer des propos obscurs, je pourrai avec une extrême facilité marquer mon mécontentement devant ces eaux troubles où les universitaires s'efforcent vainement de pêcher de gros poissons avant de tomber lamentablement dans cette eau désagréable. À moi-même également : toujours sentir le risque du non liquet, toujours voir ce sceau se préparant à s'écraser sur-moi, pour me prévenir de ce vice que je honnis de toutes mes forces.

Petite illustration pour inaugurer ce nouveau tampon, avec une phrase pour le moins remarquable d'Heidegger qui est soi-disant une traduction d'un vers de Parménide : "Il est d'usage : ainsi le laisser être posé-devant, prendre en garde aussi : l'étant étant". N.L ! N.L ! NON LIQUET, papy Heidi, NON LIQUET !

 

8 mars 2012

CLIV

À qui lui demandait pourquoi on passait des autres écoles à celle d'Épicure et jamais de celle d'Épicure à une autre, Arcésilas répondit : "Quand on est un homme, on peut devenir eunuque, mais lorsqu'on est eunuque, on ne peut devenir un homme."

– Diogène Laërce

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Il faut toujours le rappeler, car ce quiproquo a la vie dure : les épicuriens ne sont pas de joyeux lurons, on ne se marre pas beaucoup avec eux, et l'on ne boustifaille guère dans leur sobre jardin : à peu près tous les épicuriens sont des faibles et des souffreteux. Épicure était un petit corps malade ; il vomissait, parait-il, deux fois par jour, et ce fait en dit déjà long sur ce qu'il faut penser de cette secte de souffrants qui ne peuvent que s'efforcer d'aimer l'ombre de la vie. La faiblesse d'Épicure se voit jusque dans son style boiteux : quelle différence avec le puissant style de Platon ou avec les milles et unes facéties d'Aristophane, le véritable joyeux luron de la Grèce ! La morale épicurienne est extrêmement pauvre, et c'est bien pourquoi on l'étudie systématiquement en terminal alors qu'on s'abstient généralement d'essayer de comprendre l'éthique de Spinoza. Il s'agit d'une morale purement négative, fondée sur des préceptes simples et efficaces, qui ne vise qu'une plate ataraxie ; quelle différence avec l'exigeante l'éthique d'Aristote ! Ils sont mignons, les épicuriens, dans leur jardin tranquille, mais ils ignorent ce qu'est la véritable joie, le sentiment de puissance, la ferveur, la force majeure ; au lieu de ça, ils proposent un idéal de marbre, négligeants les flux d'intensités qui parsèment joyeusement l'existence de l'homme qui accepte de jouer le jeu de vie. Mon bonheur, je le veux intense ; je n'aspire pas à un fade bonheur négatif, et j'ai la prétention de croire que je n'ai pas débarqué en ce monde pour mener une piètre existence d'huître tranquille, une vie qui s'écoulerait comme un très long et très insipide fleuve tranquille. Nietzsche, qui se proclamait pendant un temps épicurien, eut la présence d'esprit d'attaquer les épicuriens sur leurs faiblesses, sur la décadence qui était inhérente à leur philosophie, sur le petit nihilisme qui se cachait derrière leur image de folâtre croqueur de plaisirs.

Du pain, un morceau de chèvre, un verre d'eau, et au lit ! Tel est l'authentique épicurisme. Il faudrait tout de même cesser un jour d'appeler épicurien les bons vivants et toujours dire rabelaisien,  en hommage à notre héros national et mon vénéré héros personnel, pour désigner ces hommes qui bénissent la vie en dévorant franchement les inlassables nourritures qu'elle apporte sans cesse. Les épicuriens sont des sortes de précurseur de l'hygiénisme et du diététisme contemporain ; j'imagine assez mal un épicurien appréciant de fumer un Toscano extra vecchio, ni même en supporter l'odeur. 

Il est malheureux que la plupart des philosophes aient été de mornes ascètes. Où diantre est-il, le Rabelais de la philosophie ?

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7 mars 2012

CLIII

Accroissement de l'intéressant.
Au fur et à mesure que sa culture s'accroît, tout devient intéressant pour l'homme, il sait rapidement trouver le côté instructif d'une chose et saisir le point où elle peut combler une lacune de sa pensée ou confirmer une de ses idées. Ainsi disparait de jour en jour l'ennui, ainsi aussi l'excitabilité excessive du coeur. Il finit par circuler parmi les hommes comme un naturaliste parmi les plantes, et par s'observer lui-même comme un phénomène qui n'excite fortement que son instinct de connaître. 

– Nietzsche

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Fait remarquable : pour l'homme cultivé, tout ce qui est lié à la culture devient source possible de joie. Même lorsque le goût subjectif de l'individu s'oppose à l'oeuvre considérée, la jouissance que procure la compréhension d'une réalité culturelle est toujours plus grande que l'éventuel dégoût que le contact avec celle-ci peut susciter. Sauf chez les hommes se repliant dans leur petit goût personnel, l'intéressant est plus puissant que le déplaisant. Aussi, il faut bien remarquer que les plus virulents polémistes cachent souvent, au fond d'eux-mêmes, un profond amour pour la culture, sans quoi il ne prendraient pas un tel plaisir à consacrer autant de temps à la critique d'hommes qu'il méprise. Ce n'est pas un mauvais sentiment que ce mépris ; c'est un mépris sans ressentiment, et qui est tout en mouvement, aboutissant à un résultat qui n'est pas seulement négatif ; c'est tout le contraire de ce mépris stérile, qui se borne à la pure indifférence; il s'agit du grand mépris de Nietzsche, celui qui le conduisit, en s'appliquant, par exemple, au christianisme, à élaborer ses concepts les plus féroces et les plus efficaces pour lutter contre le nihilisme. Nietzsche est pertinent lorsqu'il dit, avec un peu d'emphase, que se faire attaquer par lui est un grand hommage. Celui qui éprouve une véritable haine pour ce qu'il critique est enfermé dans une passion triste ; et la fréquentation des grands polémistes montre qu'aucun d'eux ne verse un fiel malheureux sur leurs adversaires, au contraire, ils sont comme ces archers qui se font un bonheur de tirer juste. Baignant dans la culture, nous pouvons, si nous en avons la force, rapporter notre dégoût subjectif à une fécondité, ramener la négativité de notre réaction en un apport positif, et tel devrait toujours être la tâche du critique. Faire de l'humour avec ce qu'on méprise, c'est déjà en tirer un contenu positif.

Je méprise Saint-Augustin ; mais dans la culture, j'accepte tout, et mon acceptation est plus forte que toutes les sensations désagréables que me procurent sa lecture. Au-delà de la petite subjectivité, la culture règne. Je me méfie de ceux qui prétendent tout aimer et ne rien mépriser ; en général, ce sont ceux qui ne s'intéressent à rien, qui n'ont qu'un amour faible et de surface pour ce dont ils parlent : ils sont endormis dans la culture, pauvres et tranquilles.

6 mars 2012

CLII

Si Dieu a fait l’homme à son image, il est moche.

– Jean Yanne

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Puissance de l'aphorisme : il brise des millénaires de vaines spéculations narcissiques sur l'être et la ressemblance, ces puérilités sérieuses qui ont fait de la divinité une étrange sorte de vertébré gazeux. 

5 mars 2012

CLI

Ah ! Le pauvre être que je suis ! Seigneur, aie pitié de moi. Entre mes peines et les bonnes joies il y a conflit, sans que je sache de quel côté penche la victoire. Ah ! Le pauvre être que je suis ! Aie pitié de moi, Seigneur. Ah ! le pauvre être que je suis ! Voici mes plaies que je ne cache point : tu es médecin, je suis malade ; tu es miséricordieux, j'ai de la misère.

– Saint-Augustin

SaintAugustin

Je n'aime pas Augustin, il est vrai, et je l'ai traité de manière trop cavalière le jour passé. Je veux éclaircir le sens de ma démarche. Augustin a toutes les raisons de me déplaire ; il ne cesse pas de calomnier la vie, il blâme tous les sens, allant jusqu'à trouver de l'impiété à trop apprécier la contemplation du soleil, joie trop matérielle pour être pure. Il s'en prend évidemment aux plaisirs naturels de la chair, et se reproche d'avoir des images de fornication la nuit, dans son sommeil, gémissant une fois de plus sur son triste sort de mortel. Là est le problème essentiel : il ne se contente pas de geindre sur son sort ; il accable l'ensemble du genre humain, l'entraînant dans sa logique fallacieuse d'humiliation perpétuelle. Il ne s'en remet pas de n'être que cendres et poussières ; qu'il accepte sa destinée, ce chien battu, et qu'il cesse d'essayer de faire suivre les autres hommes dans sa chute ! Tout est affecté chez lui : sa dévotion exagérée empêche l'émotion de jaillir. Augustin est un ancien maître de rhétorique : derrière le théologien, son premier métier transparaît. Ses lourdes figures de style, ses répétitions affligeantes, sa maîtrise trop visible de la langue sont autant de petits traits qui prouvent sa fausseté. Il ne prête à aucun mouvement de conversion ; au contraire, il rend répugnant sa religion et les hommes qui la représentent. Ulysse, héros des Grecs, entendant les jérémiades démoralisantes de Philoctète, prend la décision juste de l'abandonner sur son île ; que ne peut-on faire de même avec Augustin, qui nous saoule avec ses malheurs hyperboliques et ses commandements absurdes à l'homme sensé : à quoi bon s'attaquer au théâtre et aux cantilènes ? Toutes les sources naturelles de joie, il les bannit ; c'est que sa religion le fait inverser l'ordre des choses, rendant impur ce qui est pur, faisant de la force faiblesse, et renversant les valeurs naturelles de l'humanité dictées par le bon sens ; tout l'aiguillon de la puissance est altéré par cette manière aussi subtile que nuisible de penser le monde. Quant à son apologie emphatique de sa mère, elle ne suscita en moi qu'une seule envie : celle de crier "Monique, je la nique ; je m'en fous de ta mère, je la nique ta monique !". Aussi, il est bien naturel, qu'à la fin des Confessions, une fois lu les rares passages réellement intéressants au sujet de la mémoire ou du temps, on est ait une envie irrésistible de gueuler du marquis de Sade ou des aphorismes de l'Antéchrist ; c'est autre chose, et surtout, c'est tout à fait un autre ton ; ça change, ça libère.

Et pourtant, je l'accepte ; j'expliquerai plus tard pourquoi ; en attendant, pour terminer sur une note heureuse, voilà un passage réussi des Confessions, qui montre qu'il n'était pas dénué de talent et d'amour, ce fichu père Augustin : "Il y avait dans nos rapports d'autres choses qui prenaient mon âme davantage : causer et plaisanter de compagnie ; échanger d'affectueux compliments ; lire ensemble des livres d'un style coulant ; folâtrer ensemble et ensemble être à l'honneur ; discuter parfois sans aigreur comme avec soi-même et, au cas d'un rarissime désaccord, en assaisonner l'accord habituel ; s'instruire par des échanges réciproques ; se réclamer absents, avec inquiétude ; s'accueillir avec joie au moment de l'arrivée et par signes d'amour, ceux-là et d'autres pareils, qui, lorsque l'on est aimé et que l'on aime en retour, passent du coeur au visage, aux lèvres, aux yeux, en mille très cher frissons ; fondre les âmes comme sous des braises et de plusieurs ne faire qu'une". Là, je ne crache pas sur le sepou, et j'admets qu'il s'agit de l'une des plus belles descriptions jamais faites de l'amitié forte et véritable ; je tire mon chapeau. 

4 mars 2012

CL

 Le refrain : "soyons sobres", leur donne des nausées comme aux ivrognes la tisane.

– Saint-Augustin

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Réfutation implacable de Saint-Augustin à partir de mon propre cas : j'aime la tisane ; or, je suis un ivrogne ; il n'est donc point vrai que tous les ivrognes n'aiment pas la tisane. Donc Saint-Augustin a tort, comme sur tout le reste.

3 mars 2012

CXLIX

 Il est tout aussi agréable d'écouter la musique qu'il est déplaisant d'en entendre parler. 

– Lichtenberg

Boulez25oct2004

Faire des discours au sujet d'une activité quelconque au lieu de la pratiquer est toujours un pis-aller, mais il en va encore autrement pour la musique, art de l'ineffable, qui fait paraître risible tous les mots déversés pour tenter de la décrire ; en parler, c'est inévitablement manquer l'essentiel, nous ne pouvons, par ce biais, que saisir les contours, l'extériorité de la musque ; c'est que le monde des sons et le monde de la parole diffèrent radicalement, il y a là une irréductible différence de nature. Il n'est point vrai que les mots peuvent recouvrir, par leur puissance, toute la sphère de la sensibilité ; comme le langage, du fait de sa finalité, n'exprime que ce qui est commun, il est incapable de saisir la singularité profonde ; avec les mots, l'intérieur nous échappe toujours, et il n'y a que les artistes qui, éventuellement, quoique toujours imparfaitement, peuvent parvenir à une telle adéquation entre la sensibilité singulière et l'expression commune. Or, plus encore que la poésie, la peinture, la sculpture, ou le cinéma, la musique est un art où la sensibilité a la suprématie sur l'entendement ; plus que dans les autres arts, il s'agit, avec la musique, de se laisser porter par son mouvement enchanteur. Justement, les mots ont, par définition, vocation à immobiliser, et le mouvement ne s'immobilse qu'en perdant son charme propre. Pour persuader quelqu'un de la beauté d'une musique, il ne faut point discourir, mais faire écouter ; c'est dans le silence que s'apprécie les notes, et non dans le brouhaha du logos. La musique est l'art alogique par excellence. L'expert, comme il y en a tellement, qui est capable de dire tout ce qui a à dire à propos d'une nocturne de Chopin, en spécifiant le plus précisément possible ce qui fait la spécificité, dans sa structure et son style, un tel morceau, manque forcément l'essentiel tant qu'il  fait pas taire son savoir superflu pour faire parler l'oeuvre elle-même ; ce qui, par ailleurs, n'empêche pas qu'on puisse élaborer une science de la musique, mais le contenu de cette science sera, me semble t-il, toujours décevant par rapport à la réalité concrète de l'objet qu'elle prétend rationnellement embrasser dans un système. L'expérience montre qu'il est plus intéressant et agréable d'assister une conférence au sujet d'un auteur que nous aimons qu'au sujet d'un compositeur que nous aimons ; car enfin, qu'y a t-il de plus frustrant que d'entendre parler pendant des heures de Mozart sans l'écouter ? Notre avantage, à nous, modernes, est que lorsque nous lisons un livre traitant d'un compositeur, nous pouvons accompagner le discours rationnel avec l'expérience concrète de la musique ; je ne crois pas que j'aurais tant de plaisir à lire La vie de Rossini de Stendhal, en essayant vainement d'imaginer la beauté des arias du Barbier de Séville, si je ne pouvais pas avoir la jouissance d'entendre la musique. Lorsque Proust parle, si génialement, de la sonate de Vinteuil, il ne sert pas l'art musical, mais l'art de la prose. Les drôles de titres que les Français se plaisent à donner à leurs morceaux ne sont qu'amusants et ne représentent rien, ou bien il faudra m'expliquer le rapport entre l'Anguille ou La linotte effarouchée et la musique correspondant à ces étranges titres de Couperin. 

L'idée où je voulais en venir, et à laquelle je ne suis pas vraiment venu, est que l'on peut très bien savoir parler de musique, comme Boulez, et être incapable de bien en faire, comme Boulez.

2 mars 2012

CXLVIII

Où suis-je ? et que suis-je ? De quelles causes tiré-je mon existence et à quelles conditions retournerai-je ? Quel est l'être dont je dois briguer la faveur, et celui dont je dois craindre la colère ? Quels êtres m'entourent ? Sur qui ai-je une influence, et qui en exerce une sur moi ? Toutes ces questions me confondent et je commence à me trouver dans la condition la plus déplorable qu'on puisse imaginer, enveloppé de l'obscurité la plus profonde et absolument privé de l'usage de tout membre et de toute faculté. Très heureusement il se produit que, puisque la raison est incapable de chasser ces nuages, la Nature elle-même suffit à y parvenir ; elle me guérit de cette mélancolie philosophique et de ce délire soit par relâchement de la tendance de l'esprit, soit par quelque divertissement et par une vive impression sensible qui effacent toutes ces chimères. Je dîne, je joue au tric-trac, je parle et je me réjouis avec mes amis ; et si, après trois ou quatre heures d'amusement, je voulais revenir à mes spéculations, celles-ci me paraîtraient si froides, si forcées et si ridicules que je ne pourrais trouver le coeur d'y pénétrer tant soit peu. Alors donc je me trouve absolument et nécessairement déterminé à vivre, à parler et à agir comme les autres hommes dans les affaires courantes de la vie.

– Hume

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Je trouve que nous lisons trop Kant au détriment de Hume, qui avait un bonheur dans l'écriture, une agréable finesse dans la mise en place des problèmes philosophiques dont était tout à fait dénué le philosophe allemand. Je ne supporte pas ceux qui ne voient dans Hume qu'un bref moment de la pensée n'ayant de valeur que si on le rattache au grand Kant : "Ah oui, Hume ! celui qui a réveillé Kant de son sommeil dogmatique !", s'exclament-ils, inconscients condescendants de l'un des plus grands philosophes que la civilisation ait engendré, et qui mérite bien mieux que d'être rapidement feuilleté dans le cadre strict d'une étude du sacro-saint Kant. (Je dis tout ça en me doutant bien qu'il en va tout autrement dans les pays anglo-saxons, qui, quant à eux, peut-être, (car au fond je n'en sais rien), ne lisent pas assez Kant : il y a des injustices et des préjugés différents dans chaque pays). C'est un vice terrifiant que celui de ne lire les auteurs qu'avec la seule optique, la seule perspective d'un autre point de vue jugé supérieur ; faisant ainsi, forcément, la vision est troublée ; en voulant dépasser les oeuvres du passé, on ne fait que d'effacer leur originalité ; car les bons travaux valent pour eux-mêmes et doivent, pour être apprécier à leur juste valeur, être considérés en fonction de leur propre point de vue. C'est du moins ainsi qu'il faut commencer, et ce n'est que dans un second moment, lorsqu'on fait une étude rigoureuse d'un auteur, que l'on est en droit de le juger et de l'évaluer à la lueur de son propre point de vue. 

Ce qui est intéressant dans ce passage, c'est l'éradication brutale de cette sorte de mélancolie philosophique, maladie répandue parmi les philosophes, qui, de fait, sont rarement de joyeux lurons, au moyen d'un vigoureux rappel de la suprématie de la vie sur la spéculation. À ma connaissance, on ne trouve rien de tel chez Kant, lequel se cantonne à dire que la métaphysique est une disposition naturelle, et qui s'exprime toujours avec emphase quant à l'avenir de cette discipline qu'il ne veut non pas détruire mais solidifier. Chez Hume, la vie ne se laisse pas subordonner aux questions métaphysiques, et je ne doute pas que s'il n'eût pas eu de goût pour les problèmes philosophiques, il eût fait autre chose de son existence, ne sentant pas, comme un Kierkegaard, un besoin douloureux d'essayer de trouver des réponses à des questions existentielles ; sa manière d'écrire la philosophie le montre bien : c'est par plaisir qu'il se livre à ces spéculations dont les fondements sont toujours douteux et les résultats incertains. D'où une idée qui s'impose à moi depuis quelques temps : le philosophe est essentiellement l'homme qui prend goût aux problèmes. Ces métaphysiciens qui philosophent pompeusement en répondant à un besoin intérieur de leur âme tourmentée, je les vois comme de malheureux animaux solitaires, des oisifs traînant stupidement dans leurs cabinets, des contempteurs plus ou moins avoués d'une vie dont ils prennent les énigmes trop au sérieux pour l'apprécier simplement, c'est-à-dire pour elle-même. Voilà ce que j'aimerais faire : chasser vigoureusement les angoissés de la philosophie, qui nous saoulent avec leur esprit de sérieux et leur emphase lourdingue, afin qu'elle devienne enfin ce qu'elle aurait toujours dû être : une joyeuse activité de l'esprit.

1 mars 2012

CXLVII

Toute nation a le gouvernement qu'elle mérite. De longues réflexions, et une longue expérience payée bien cher, m'ont convaincu de cette vérité comme d'une proposition de mathématiques. Toute loi est donc inutile, et même funeste (quelque excellente qu'elle puisse être en elle-même), si la nation n'est pas digne de la loi et faite pour la loi.

– Joseph de Maistre

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Comme il est facile pour le philosophe de doucement se laisser s'envoler jusque dans le royaume nuageux des Idées et du devoir-être, le politologue et le juriste ont une aisance fabuleuse pour abstraire les hommes des lois censés les diriger, faisant comme si les citoyens étaient des figures librement modelables ; voilà qui est proprement faire de la politique abstraitement ; négligence du concret et, surtout, oubli du réel, encore et toujours, le réel étant cette évidence si peu acceptée que nous sommes obligés de la marteler nuit et jour pour qu'elle soit un tant soit peu acceptée par les hommes. On a pu dire que Clément Rosset, ce grand philosophe encore trop négligé, était répétitif et qu'il se contentait, dans tous ses livres, d'affirmer l'unicité du réel : mais, sacrebleu, quelle tâche ! C'est une idée qui a toujours besoin d'être actualisée, et sous toutes ses formes ; mais il s'agit là d'un autre sujet ; tâchons, pour changer, de ne pas trop digresser.

De fait, on a l'impression, sans doute fondée, que la plupart des politiciens exercent leur activité comme s'ils jouaient à Sim City, excellent jeu du reste, plus formateur pour l'esprit que les vulgaires FPS et niaisement colorés jeux de plate-forme habituels. Comme bien d'autres, je dois à ce jeu bien des heures d'excitation, et la naissance d'un goût qui ne s'est jamais tari pour la gestion, l'organisation et la prise de décision virtuelle, qui eût bien pu, si le sort l'avait voulu, se reporter sur les affaires politiques réelles. Mais si Sim City est un jeu excellent, il va de soi, puisqu'il s'agit d'un jeu, que la complexité du réel est largement supprimé ; pour que l'action soit possible, pour que le joueur soit à l'aise, et parce qu'il s'agit évidemment d'une nécessité technique et fonctionnelle, le monde qui nous est donné obéit à des lois simplistes, roule sur des rouages bien huilés, de sorte que le joueur avisé peut aisément prévoir le cours des événements et que, en somme, toute la ville dépend de lui, le démiurge bas de gamme ayant dans ses petits doigts un univers déterminé selon des règles trop grossières pour ressembler véritablement à l'univers réel.

Mais ils sont nombreux, ces hommes qui fantasment des lois magiques en espérant améliorer la vie de ces citoyens qu'ils prétendent façonner. Il est vrai que le politique détermine les citoyens, et je ne cesse pas de me moquer de ceux qui se prétendent absolument indépendants du Léviathan ; mais si l'on peut façonner les citoyens, c'est moins à travers les lois, qu'à travers la culture et les moeurs, ce que le capitalisme a d'ailleurs bien compris, lui qui a réussi à modifier à sa guise les manières d'être des hommes pour que leur comportement coïncident avec l'idéal de vie consumériste. L'erreur la plus grossière consiste à ne pas prendre en compte l'histoire des mentalités des citoyens qui composent la nation, et d'essayer de plaquer a priori sur elle une législation ou une théorie politique ; au contraire le bon politique est toujours empiriste. Il sait pertinemment qu'il n'y a pas de régime politique qui vaut par lui-même et qu'il est dérisoire de prétendre appliquer à des peuples différents un même système politique. Pour ne pas paraître trop abstrait, un exemple simple : la volonté infantile des occidentaux à imposer dans le monde le régime démocratique. Spinoza et Montesquieu, que nos politiques se gardent bien de lire, avaient pourtant mis en garde contre une telle dérive de l'usage des idées politiques.

Philippe Muray eut mille fois raison de préciser que la révolution qui était à l'oeuvre, celle du festivisme, était avant tout une révolution anthropologique ; d'où l'invention géniale de l'homo festivus, bientôt suivie par l'expression encore plus pertinente de festivus festivus. Il y a aujourd'hui, de toute évidence, un oubli volontaire de la notion de vertu dans la réflexion politique, alors qu'elle était auparavant au coeur de toutes les théories politiques. J'aime à me souvenir que Montesquieu, dans l'Esprit des lois, affirme que le ressort de la république est la vertu : cette simple remarque nous fait deviner ce que Montesquieu eût pu bien dire de notre régime actuel ou de ses citoyens.

29 février 2012

CXLVI

M. Albert Menard Lacoste, industriel nanti d'une immense fortune et officier de la légion d'honneur, était en droit, en effet, de se dire le plus honnête homme du monde. Il ne s'en privait pas, du reste. Et cette qualité négative, puisqu'elle consiste en somme à ne pas se conduire malhonnêtement ; oui, cette qualité le dispensait à ses yeux de toutes celles qui font qu'un homme est agréable à vivre. Tant et si bien qu'en l'observant, il est une réflexion de Joseph de Maistre qui vous vient tout de suite à l'esprit ; cette réflexion est la suivante : "Je ne sais ce qu'est la vie d'un coquin, je ne l'ai jamais été, mais celle d'un honnête homme est abominable."

– Sacha Guitry

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Dans La vie d'un honnête homme, petite merveille parmi tant d'autres du grand Sacha Guitry, est révélée la misère d'une existence purement honnête, comme Lars Von Trier qui, dans Dogville et Manderlay, pousse la belle âme, avec une violente ironie, jusqu'au bout de ses dangereuses contradictions. La vie bourgeoise d'Albert Menard Lacoste est insipide : sa femme est ennuyeuse et cupide, ses enfants manquent de caractère ; il n'a rien connu des plaisirs insouciants de la jeunesse et ne s'est presque jamais détourné de son chemin monotone ; fier, il y a fort longtemps, de ne pas avoir volé 10 000 francs alors qu'il en avait l'occasion, il semble fonder sur cette simple inaction sa supériorité et sa qualité d'honnête homme ; réglé, droit, son avenir est tracé d'avance, et son aigreur semble croître à mesure qu'il prend conscience qu'il s'est enfermé dans un mode de vie sans surprise, fade, stérile ; un oppressant sentiment de dégoût l'envahit progressivement tout entier. Il ne peut s'empêcher d'être jaloux d'Alain, son frère jumeau, dont il découvre la vie facétieuse, riche en aventures et en belles difficultés, ainsi que cette légèreté souriante, ce bonheur simple découlant du noble sentiment d'indépendance ; le chien envie le loup. Cherchant à se débarrasser de son être, qu'il méprise tellement au fond de lui-même, et souhaitant se dépouiller de son entravante honnêteté, il imitera médiocrement Alain grâce à une farce qui ne lui ressemble pas, pour finalement se retrouver enchaîné aux mêmes poteaux fades, goûtant malgré tout de l'insolite de sa situation inattendue, jusqu'à ce que, inévitablement, son masque tombe. La pièce est vive et parsemée de répliques spirituelles, comme toujours chez Sacha Guitry ; mais le ton est remarquablement grave ; l'atmosphère est lourde de lassitude et d'amertume. Ce film dégoûte de l'honnête vie rangée du bourgeois, vie de soumis, vie de larve, vie gâchée. Une petite dose des Oiseaux de passage : 

Oh ! vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ;
Ca lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : " C'est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir. "

Elle a fait son devoir ! C'est à dire que oncque 
Elle n'eut de souhait impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L'emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.

Elle ne sentit pas lui courir sous la plume
De ces grands souffles fous qu'on a dans le sommeil,
pour aller voir la nuit comment le ciel s'allume
Et mourir au matin sur le coeur du soleil.

L'honnêteté, prise dans son sens le plus général, consiste à se conformer à la bienséance, à ne pas transgresser les commandements les plus évidents, commandements provenant directement de l'idéal de l'honnête homme propre à une société (et qu'on ne s'y trompe pas : il y a aujourd'hui un idéal de l'honnête bohême qui n'est pas moins détestable que l'idéal de l'honnête bourgeois, deux mots dont on sait qu'ils sont loin d'être antithétiques). L'honnêteté, ainsi considérée, serait alors la simple conformité aux règles sociales, de sorte qu'elle serait peut-être nécessaire à l'homme ayant placé son bonheur dans la réussite sociale, mais nullement à ceux qui, du fait de leur conception du bonheur, embrassent un mode de vie qui s'oppose à ses règles. Évidemment, les honnêtes hommes peuvent être heureux, mais ce n'est jamais en tant qu'ils sont honnêtes ; l'honnêteté n'est qu'un moyen ; et les hommes purement honnêtes, comme cet Albert Menard Lacoste, sont condamnés, du fait même du vide qualitatif de l'honnêteté, à mener une vie morne et ennuyeuse. C'est que l'honnêteté est une qualité négative (et dire vertu serait déjà trop dire) : on est honnête pour ce qu'on ne fait pas ; et ce n'est pas non plus en se distinguant des autres ou en surprenant le monde qu'on l'on est honnête homme. Qu'on compare avec la générosité, qui est une véritable vertu, et qui, elle, est, de fait, une qualité positive. L'homme purement honnête, comme il se conforme aux commandements de l'ordre social, ne transgresse jamais, ne sursaute jamais : comment une telle vie pourrait être intéressante ? Pour qu'une vie soit intéressante, il faut qu'elle soit traversée par des élans permettant à l'homme de ne pas mener une existence d'automate et de laisser de la place pour de l'imprévisible, de la création, de la liberté. On a souvent remarqué que les artistes n'étaient presque jamais honnêtes ; c'est bien naturel, car, pour être artiste, il faut laisser s'exprimer ces désirs intenses, ces élans imprévisibles et créateurs qui entrent si facilement en conflit avec la morale sociale. L'honnêteté sans la vertu est esclavage.
28 février 2012

CXLV

La cinématographie est une écriture en mouvement avec des images et des sons. Si l'on tient à trouver une analogie, il faut chercher du côté de la musique et non du côté de la peinture car on aboutirait à la carte postale.

– Bresson

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Deleuze a raison de parler d'image-mouvement pour caractériser le cinéma, bien que l'on puisse regretter qu'il ne prenne pas assez en considération, dans ses analyses, le rôle primodrial du son. Bresson, plus que n'importe quel autre, était attentif à ce double flux de l'image et du son ; les bruits, chez lui, sont aussi importants que les gestes. Ensemble, ce double flux forme le mouvement propre du cinéma : ça défile, ça coule, c'est mouvant. Comme le statique n'intéresse pas le cinéma, ce sont par les enchaînements réglés de l'image et du son, dans les jointures habilement disposés lors du montage, que les films peuvent se démarquer. Chaque film a un dynamisme unique, qui peut être beau ou non. Le mouvement serait, en quelque sorte, le coeur du style cinématographique. Et qui dit mouvement, dit rythme, tempo. Ainsi, de nombreux films sont mauvais du fait de leur rythme inadapté à la jouissance esthétique du mouvement filmé : les films spectaculaires américains sont souvent beaucoup trop rapides, le spectateur n'a pas le temps d'apprécier la valeur de chacun des plans, il est jeté dans le tourbillon du film, et n'en retient qu'un souvenir confus ; à l'inverse, les films dit "intellos", les films d'auteurs, sont souvent beaucoup trop lents, obligeant les pédants sont obligés de cacher leur ennui en les visionnant, incitant le spectateur à penser à autre chose que ce qui défile devant lui, à rêver, en somme, ce qui s'oppose catégoriquement à la finalité de l'oeuvre d'art. J'admire beaucoup Tarkovsky, et l'on a raison de le considérer comme l'un des plus grands génies du cinéma ; mais enfin, je me sens le devoir, pour tous les intellos qui n'osent pas l'avouer, de me plaindre de la durée extravagante de ses plans contemplatifs et rapidement fatidieux ; de même pour 2001, excellent film du reste, mais qui semble vouloir emprisonner le spectateur dans son mouvement indolent : je n'aime pas ça. En revanche, Bresson ne semble jamais tomber dans ce vice, lui dont les films sont toujours condensés, faisant rarement plus d'une heure et demie, et qui remplit si génialement sa partition cinématographique en faisant alterner bruits, gestes précis, silences, actions soigneuses. L'extraordinaire film de Sacha Guitry, Le roman d'un tricheur, que je place très haut, a un rythme parfait. Dans un bon film, rien n'est de trop ; peu de cinéastes peuvent se vanter d'avoir su se dispenser d'excès dans un art où l'hyperbole est une tare presque naturelle.
27 février 2012

CXLIV

J'en viens à ceci, que les travaux d'écolier sont des épreuves pour le caractère, et non point pour l'intelligence. Que ce soit ortographe, version ou calcul, il s'agit de surmonter l'humeur, il s'agit d'apprendre à vouloir.

– Alain

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Cette remarque de bon sens est la meilleure justification des exercices scolaires et de la discipline fastidieuse que les écoles exigent. L'erreur, que nous faisons tous lorsque nous sommes gamins, est de croire que nos efforts devraient absolument avoir une finalité précise ; nous voulons bien peiner, mais à condition d'avoir une récompense ; nous nous aventurons de bon coeur dans de grandes difficultés, mais uniquement si nous avons un trésor, un butin concret pour exciter et orienter notre désir. Or, l'école n'offre pas vraiment de tels butins concrets : à part des félicitations, des bons points, des bonnes notes, voire, au mieux, des carambars, rien n'est donné aux écoliers, et c'est naturel. Cette mentalité enfantine subsiste longtemps, et l'on voit fréquemment les lycéens se plaindre de devoir peiner dans des matières dont il ne voient pas l'utilité, et en premier lieu du sport, discipline qu'on regrette généralement après le bac, quand on s'aperçoit que sans la contrainte, on est incapable de trouver le temps et la volonté de se bouger régulièrement le cul pour exercer son corps. Pendant trop longtemps, l'élève est rongé par un envahissant sentiment d'absurdité : "À quoi bon ?", ne cesse-t-il de se dire au lieu de faire son exercice de mathématiques.

Les professeurs ne se montrent guère convaincants lorsqu'ils essayent vainement de persuader leurs élèves de l'utilité des mathématiques ou de l'orthographe ; ils y cherchent un sens profond, presque métaphysique, qui semble abstrait et ridicule au bon sens pragmatique, ou alors ils brandissent le devoir de se conformer aux exigences sociales, faisant craindre qu'ils seront les chômeurs, les esclaves de demain s'ils n'ont pas de bons résultats, comme si l'objectif de l'école était simplement de permettre aux élèves d'accéder à un emploi. L'école vise bien plus haut : elle ne veut pas faire des salariés, elle veut faire des hommes. Et qu'est-ce qu'un homme, je veux dire un homme prêt à faire son métier d'homme, sinon un être ayant su dompter sa volonté par des exercices divers, capable désormais de déployer avec ordre et persévérance son énergie vers les objets qui lui correspondent ? Il a appris à travailler, à vouloir travailler, non comme un salarié, mais comme un homme.

Tous ces exercices obligent l'élève à se frotter à la résistance du réel : un problème mathématique, ça résiste bien plus que le béton, le fer, ou que n'importe quel matériau au monde. On ne fait pas ce qu'on veut avec la matière de l'esprit. L'école doit montrer cette résistance à l'élève, et le forcer à affronter cette résistance. Gymnastique de l'esprit et de la volonté, les exercices contraignants sont indispensables pour tous les hommes qui veulent se sentir libre en devenant ce qu'ils sont, en développant leurs potentialités singulières. Ce qui est fait ici est fait par gymnastique. 

26 février 2012

CXLIII

Comme je n'étudiais rien, j'apprenais beaucoup.

Anatole France

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J'ai bien des fois observé que les étudiants les plus zélés étaient souvent fats, pauvres d'esprit, ou riches d'un petit esprit dans le sens très faible de ce grand mot, tandis que des élèves insouciants des cours montraient, lorsque les professeurs n'étaient plus là pour les contrôler et les noter, une intelligence et une culture aussi rares qu'elles étaient vivantes. Il y a, dans le zèle de l'étude, considérée en tant qu'application réglée, sérieuse, qui va souvent jusqu'à la rigidité efficace du mécanisme et la prévisibilité insipide d'un programme informatique, une forme de confort facile, une soumission de la volonté de l'individu à une volonté extérieure, choses qui répugnent à l'esprit libre, à cet âme curieuse trop heureuse de déployer sa puissance de compréhension vers mille objets divers, à cet amoureux inconstant de toutes les nourritures du monde content d'errer selon sa logique interne propre autour de ce qui excite capricieusement son désir instable. L'étudiant zélé suit un programme étroit ; l'esprit libre tournoie autour de sujets d'autant plus enivrants qu'ils sont variés et inattendus : d'une pièce de théâtre de Corneille il saute jusqu'à l'histoire romaine, se passionne pour les langues anciennes, puis, tout à coup, laissant là ses livres, interloqué par la délicieuse banane qu'il vient de manger, il se précipite faire des recherches sur ce fruit et est heureux d'apprendre que le bananier n'est pas un arbre.

Délicieuses promenades dans le savoir, vous êtes plus fécondes que les longues journées laborieuses passées à étudier un programme scolaire : vous n'engendez pas de spécialistes pédants, vous donnez du goût à tout et donnez chair à la gaya scienza. Nietzsche savait bien cela, lui qui a subi les études austères du collège de Pforta et les contraintes ennuyeuses de l'université, mais qui a également fait ses plus belles découvertes avec le charme de l'imprévisible, trouvant comme magiquement Schopenhauer, Stendhal et Dostoievsky, sachant, plus qu'aucun autre, errer dans cette culture qu'il n'a pas cessé d'interroger, d'ausculter et de glorifier dans son oeuvre. Le but de tous nos efforts d'apprentissage doit toujours être la vie ; nous devons être animés par un élan interne, par d'authentiques désirs afin de pouvoir toujours mieux apprendre et, allègre, ouvrir d'imprévisibles nouveaux chemins de savoir ; ainsi s'épanouit véritablement la raison de l'homme, toujours joyeusement, ou alors ce n'est pas ce que l'on peut appeler un épanouissement.

25 février 2012

CXLII

J'appelle problématique un concept qui ne renferme aucune contradiction et qui, comme limitation de concepts donnés, s'enchaîne avec d'autres connaissances, mais dont la réalité objective ne peut être connue d'aucune manière.

– Kant

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Nous ne pouvons pas apprécier à sa juste valeur la philosophie si nous considérons les ingénieux systèmes élaborés pour répondre aux questions métaphysiques naturelles de l'homme comme des descriptions vraies du monde. Si nous prenons les prétentions des métaphysiciens au sérieux, si nous cherchons absolument la pure vérité dans leurs assertions, alors nous deviendrons ou des dogmatiques niais et fastidieux, ou des contempteurs amers de toute forme de spéculation. Or Kant, bien qu'il soit aux antipodes d'un scepticisme à l'égard de la métaphysique, pour laquelle il ne cesse de travailler, permet de penser les concepts philosophiques d'une autre manière qu'on ne le faisait auparavant ; cette profonde innovation est à rapprocher du détachement qu'il fit de la pensée et de l'être, lesquels étaient, avant lui, trop souvent liés, comme s'il s'agissait d'une évidence qu'il fallait surtout ne pas interroger. Car c'est bien de coupure entre l'être et la pensée, l'idée, le concept, l'entité censé correspondre à la réalité objective dont il s'agit ici, coupure dont on trouve un parfait exemple dans la réfutation que Kant fait de la preuve ontologique de l'existence de Dieu. 

Kant fait sans doute preuve d'un grand jugement et d'une compréhension rare de la nature humaine en ne cherchant pas uniquement, comme tant d'autres sceptiques avant lui, à bloquer l'accès à une connaissance déterminée des êtres intelligibles qui dépassent, pour utiliser son vocabulaire, toute expérience possible ; en effet, l'un des coups de génie de Kant, est d'avoir introduit en philosophie des concepts qui ne prétendent pas avoir un sens positif, c'est-à-dire des concepts qui ont une toute autre utilité que de rendre compte du réel. Tel est le concept de noumène, que Kant n'utilise que dans un sens négatif, problématique, limitatif, et qui est pourtant indispensable à la philosophie critique, puisqu'il permet, en distinguant les phénomènes des choses en soi, de poser des bornes utiles à l'entendement, traçant des frontières là où tout était confus, donnant au métaphysicien une carte précise du territoire sur lequel il veut s'aventurer ; et l'on peut d'ailleurs regretter qu'après Kant tant d'éminents philosophes n'aient pas jugés bons de se servir des découvertes du "géographe de la raison", comme il se plaisait à qualifier Hume. 

Petit à petit, on en viendra à cette grande idée : le concept, en philosophie, ne doit pas être jugé en fonction de son adéquation avec la réalité, mais compris comme l'élément essentiel de la pensée philosophique, c'est-à-dire en tant que concept opératoire, en tant que fabrication indispensable au philosophe pour articuler son mode de pensée propre. Il faut être reconnaissant à Gilles Deleuze d'avoir à ce point insisté sur l'invention conceptuelle qui caractérise la philosophie, même si nous devons être critiques sur de nombreux points de cette vision, justement trop conceptuelle, de la philoosphie. Le concept n'est pas obligé d'avoir un sens positif pour être valable ; il se doit simplement d'être efficace, fécond, puissant.

24 février 2012

CXLI

Je me suis ordonné d'oser dire tout ce que j'ose faire.

– Montaigne

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Dire ce que l'on fait n'est pas si difficile ; l'habitude de parler de ses actes les plus ignobles fait s'anéantir petit à petit la réserve introduite par l'orgueil ; et il faut avoir une haute idée de la moralité et de soi-même pour réellement souffrir en narrant ses basses actions, comme Jean-Jacques, si différent de Montaigne, qui peine tellement à dire qu'il a accusé une jeune femme innocente d'un vol qu'il avait lui-même commis. S'il peut être douloureux, dans certains cas, de raconter ce qui vient d'être fait, il n'y a aucune action dont la narration puisse poser problème lorsque le temps a posé assez de distance pour que les éventuels souvenirs pénibles perdent leur amertume ; l'acte se détache peu à peu de nous, car comme le monde change, l'homme change aussi. Il est troublant que tant d'hommes font tant de chichis pour raconter leurs mauvaises actions, qui sont pourtant toujours drôles lorsqu'on n'y mêle pas du ressentiment ou de vains regrets (et c'est pourquoi il n'y a rien de plus chiant que les Confessions-Jérémiades de Saint-Augustin). Ce refus d'exprimer ce qui a été fait, ce refus de faire la genèse de nos actions passées, est le signe d'une fuite de soi-même. Qui s'accepte se raconte, et avec légèreté et humour.

23 février 2012

CXL

Rossini trouva ce juste degré de clair-obscur harmonique qui irrite doucement l'oreille sans la fatiguer. En me servant du mot irriter, j'ai parlé le langage des physiologistes. L'expérience prouve que l'oreille a toujours besoin (en Europe du moins) de se reposer sur un accord parfait ; tout accord dissonant lui déplaît, l'irrite (ici faire une expérience sur le piano voisin), et lui donne le besoin de revenir à l'accord parfait.

– Stendhal

 
J'aimerais que nos compositeurs d'aujourd'hui, rendus sourds par la puérile recherche de l'innovation formelle, reviennent au bon sens, à la bonne oreille, à l'oreille naturelle. Il ne s'agit pas là de l'expression d'un goût subjectif, c'est, comme Stendhal, sur l'expérience que je m'appuie : car enfin, à part les bourgeois pédants et les musicologues sans âme, qui va dans les concerts de musique contemporaine et en sort comblé ? J'étais une fois à un concert de musique contemporaine effroyable, me forçant à ne pas courir hors de la salle pour fuir une telle horreur bonne qu'à donner des migraines ; lorsqu'à la fin, je poussais des soupirs de soulagement, j'eus la chance de pouvoir entendre les commentaires aberrants des pédants, lesquels consistaient de toute évidence à cacher le sentiment de leur ennui par des formules creuses sur l'importance d'être dérouté, la puissance du désordre, la fascination du chaos et autres foutaises de ce genre ; tout était faux dans ce concert, le public, les instruments et la musique. 
 
On ne cesse de vanter l'audace des compositeurs qui surent briser le barrage de l'harmonie tonale, comme s'il s'agissait d'un système de contraintes arbitraires fondé sur la seule tradition et qui n'attendait que de courageux révolutionnaires pour être aboli, leur permettant ainsi de libérer la musique de son carcan archaïque et de multiplier les potentialités de la création musicale ; on sait où ça nous à conduit : aux conneries inaudibles de Boulez, pour ne citer que le compositeur le plus emblématique d'une série sans fin d'insupportables enfants démiurges qu'on applaudit servilement. C'est la volonté absurde de toujours faire du neuf, de toujours vouloir surpasser qui a conduit à ces sottises, le même désir puéril qui a pourri la peinture et la poésie. L'harmonie tonale plaît naturellement, et si l'oreille aime (à petite dose !) les dissonances, c'est parce qu'elle apprécie cet excitant moment de tension qui se résout avec l'arrivée attendue de la consonance ; si l'on retire la détente de la consonance, l'excitation de la tension perd tout son sens, et les dissonances ne provoquent plus que bruits et maux de tête. Le problème est que nos compositeurs ne cherchent plus à plaire, ils trouvent ça avilissant ; fiers précurseurs, ils font progresser la musique, apportent des dimensions nouvelles à leur art ; et ils avouent sans peine que leur musique ne cherche pas nécessairement le beau : ils préfèrent déranger l'auditeur. D'ailleurs, nul besoin de les lire ou de les écouter justifier leurs horreurs : il suffit d'écouter quelques secondes de l'indescriptible Marteau sans maître, et la messe est dite. Qu'on compare donc ce morceau d'anthologie, à jamais la risée de toutes les oreilles sensées, et l'aria célèbre de Rossini, Di tanti palpiti, qui, raconte Stendhal, était chantée dans toutes les rues italiennes en 1813 ; le bon sens fait rapidement son choix.
 
Toute la modernité est une impudente profanation de l'idée de l'art. Après Ravel, tout est nul.
 
 
22 février 2012

CXXXIX

Le style c'est l'oubli de tous les styles.

– Jules Renard

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L'artiste authentique connaît les styles mieux que personne, et il n'y a que les péteux présomptueux qui affirment fièrement leur ignorance pour légitimer leur pseudo-création artistique ("je ne lis pas les grands romans pour ne pas être influencer dans mon écriture" ; "je ne lis pas les philosophes, je tiens à mon indépendance intellectuelle, je préfère penser par moi-même" ; "je n'ai pas besoin de connaître Raphaël ou Rembrandt pour faire de la bonne peinture", disent-ils dédaigneusement). Pierre Louÿs était connu pour son érudition sans pareille, dont il a su habilement jouer ; Flaubert jugeait les styles avec la fermeté du forgeron qui reconnaît une épée aiguisée ; et c'est en virtuose que Proust s'amusait à les imiter (il suffit de lire son pastiche des frères Goncourt dans le Temps retrouvé pour s'en convaincre). D'où une idée qui ne peut être méprisée que de ceux qui ne se sont jamais penchés sur le problème, à savoir que la connaissance des artistes n'abolit en rien la singularité de notre élan créateur, et même qu'elle l'encourage à s'épanouir en nous permettant, grâce à la vision de toutes ces différentes perspectives, de mieux cerner ce qui nous appartient en propre, et, par suite, à cultiver, à faire croître cette singularité.

Et pourtant, le style c'est l'oubli de tous les styles. Quelle est la signification de cette belle formule aisément mémorisable mais qui peut paraître quelque peu obscur ? Simplement qu'au moment de la création, lorsque le peintre peint, lorsque l'écrivain écrit, lorsque le compositeur compose, ils se doivent d'être absolument eux-mêmes, c'est-à-dire de faire taire, lorsque le moment crucial est venu, les voix assourdissantes des grands génies qui les empêchent de librement chanter, d'actualiser leurs virtualités propres, autrement dit, de créer une oeuvre originale et de se façonner un style singulier ; sans quoi, l'on reste un singe avec un pinceau. C'est pour les mêmes raisons que l'on a raison de dire, avec Buffon que le style, c'est l'homme ; mais encore faut-il que toutes les conditions nécessaires à la révélation de l'homme par le style soient réunies, ce qui revient à dire que l'artiste doit réussir à être lui-même en créant, à mettre de sa substance propre dans l'oeuvre. Pour y parvenir, il faut avoir digéré ses influences, les avoir assimilés, incorporés ; et c'est pourquoi les génies sont presque toujours d'abord de talentueux pasticheurs : Mozart intègre dans son style muscial tous les styles de musique qu'il découvre ; Proust semble se libérer de l'influence de Flaubert, de Saint-Simon, en les pastichant, car l'imitation est un moyen d'enfin se débarasser de ces styles puissants et enchanteurs qui obsèdent et nuisent à l'élan créateur de l'artiste. Connaître les style, se laisser bercer par eux, les imiter, pour, au moment de la création, pouvoir travailler à son oeuvre ξὺν ὅλη τῆ ψυχῆ. On ne naît pas soi-même ; on le devient.

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