CXXXVIII
T'as d'beaux yeux tu sais.
– Jacques Prévert (avec le corps de Jean Gabin s'il vous plaît)
J'ai regardé le Quai des brumes parce que je n'avais pas encore vu ce film considéré comme l'un des plus grands classiques du cinéma français, et parce qu'il y a, dans ma rue, une librairie portant ce nom : c'est une sorte d'impolitesse que de fréquenter régulièrement une librairie dont on ne comprend pas la référence explicite. Par ailleurs, j'avais été interloqué par les jugements sévères de Jean Renoir, dont La règle du jeu est sans doute l'un des plus beaux films du monde, ainsi que par les sarcasmes récurrents des messieurs de la Nouvelle Vague, hommes respectables, mais qui sont plus intéressants par leur production cinématographique (malgré les vieillissements inévitables de certaines innovations faites uniquement pour l'innovation), que par leurs textes critiques, souvent trop arrogants et excessifs pour frapper juste. Le quai des brumes serait un film conventionnel, classique, d'un intérêt largement inférieur à la Bête humaine de Renoir, sorti la même année, avec le même acteur principal ; au contraire, il m'a semblé que le premier, avec sa verve du désespoir, était meilleur que le second, plus silencieux, plus ennuyeux aussi.
Film marquant, film presque cliché, il n'est pourtant pas niais, comme je le craignais ; et il faut voir la scène célèbre du baiser entre Jean Gabin et Michèle Morgan dans son contexte, non dans un extrait qui forcément altère ce qu'il y a de plus important dans le film, à savoir son indescriptible atmosphère, telle qu'on ne peut la décrire par les moyens de la littérature ou de la peinture, une atmosphère originale qui rend justice au pouvoir créateur du cinéma.
Si je voulais écrire là-dessus, c'était avant tout pour rendre hommage à Jean Gabin, à sa beauté, sa manière d'être, sa force noble : qui ne jouit pas en le voyant foutre deux soufflets magnifiques et bien mérités à Pierre Brasseur ne comprend rien à ce que je veux dire. Les hommes d'aujourd'hui sont des lopettes qui pissent clair, de petits androgynes fiers de leur indifférenciation ; ils n'affirment rien, ni dans leur comportement, ni dans leur apparence, ni dans leur regard ; et d'ailleurs, ils préfèrent prendre comme modèle les rebellocrates de je ne sais quel groupe de mauvaise musique plutôt que Jean Gabin, dont le nom est à peine connu des eunuques d'aujourd'hui. Si j'étais une femme (belle perspective), je m'amuserais à faire la difficile, et à ne céder aux avances qu'aux hommes qui daignent essayer d'approcher de l'idéal de Jean Gabin, plutôt qu'à me laisser aimer par les caricatures de l'homme qui sévissent dans notre chère société matriarcale. Où sont les hommes ?