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Scolies

21 février 2012

CXXXVIII

T'as d'beaux yeux tu sais.

– Jacques Prévert (avec le corps de Jean Gabin s'il vous plaît)

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J'ai regardé le Quai des brumes parce que je n'avais pas encore vu ce film considéré comme l'un des plus grands classiques du cinéma français, et parce qu'il y a, dans ma rue, une librairie portant ce nom : c'est une sorte d'impolitesse que de fréquenter régulièrement une librairie dont on ne comprend pas la référence explicite. Par ailleurs, j'avais été interloqué par les jugements sévères de Jean Renoir, dont La règle du jeu est sans doute l'un des plus beaux films du monde, ainsi que par les sarcasmes récurrents des messieurs de la Nouvelle Vague, hommes respectables, mais qui sont plus intéressants par leur production cinématographique (malgré les vieillissements inévitables de certaines innovations faites uniquement pour l'innovation), que par leurs textes critiques, souvent trop arrogants et excessifs pour frapper juste. Le quai des brumes serait un film conventionnel, classique, d'un intérêt largement inférieur à la Bête humaine de Renoir, sorti la même année, avec le même acteur principal ; au contraire, il m'a semblé que le premier, avec sa verve du désespoir, était meilleur que le second, plus silencieux, plus ennuyeux aussi. 

Film marquant, film presque cliché, il n'est pourtant pas niais, comme je le craignais ; et il faut voir la scène célèbre du baiser entre Jean Gabin et Michèle Morgan dans son contexte, non dans un extrait qui forcément altère ce qu'il y a de plus important dans le film, à savoir son indescriptible atmosphère, telle qu'on ne peut la décrire par les moyens de la littérature ou de la peinture, une atmosphère originale qui rend justice au pouvoir créateur du cinéma. 

Si je voulais écrire là-dessus, c'était avant tout pour rendre hommage à Jean Gabin, à sa beauté, sa manière d'être, sa force noble : qui ne jouit pas en le voyant foutre deux soufflets magnifiques et bien mérités à Pierre Brasseur ne comprend rien à ce que je veux dire. Les hommes d'aujourd'hui sont des lopettes qui pissent clair, de petits androgynes fiers de leur indifférenciation ; ils n'affirment rien, ni dans leur comportement, ni dans leur apparence, ni dans leur regard ; et d'ailleurs, ils préfèrent prendre comme modèle les rebellocrates de je ne sais quel groupe de mauvaise musique plutôt que Jean Gabin, dont le nom est à peine connu des eunuques d'aujourd'hui. Si j'étais une femme (belle perspective), je m'amuserais à faire la difficile, et à ne céder aux avances qu'aux hommes qui daignent essayer d'approcher de l'idéal de Jean Gabin, plutôt qu'à me laisser aimer par les caricatures de l'homme qui sévissent dans notre chère société matriarcale. Où sont les hommes ?

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20 février 2012

CXXXVII

Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.

– Pascal

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La philosophie est contaminée par l'esprit de sérieux, c'est-à-dire par une tendance néfaste à trop croire en soi, à refuser les plaisirs bénéfiques de la dérivation, à rester laborieusement figé sur le même objet précis. Si les livres philosophiques sont si peu attrayants, c'est à cet esprit de sérieux qu'il faut s'en prendre, et non forcément sur ces pauvres lecteurs qui, souhaitant sincèrement réfléchir sur de hauts sujets, ne désirent pas toujours emprunter le chemin uniforme, austère, agrémenté d'aucune fleurs, de l'entendement pur, et qui ne supportent pas cet excès de zèle philosophique à cause duquel aucune distraction ne leur est permise, comme s'ils étaient dans le cours d'un professeur sévère ne tolérant pas qu'on chuchote un bon mot à son voisin ou que l'on dessine quelque heureuse caricature de l'auteur étudié. Pour ces philosophes là, qui se rit de la philosophie est un ignorant fini, un sot éternel, un demeuré présomptueux ne comprenant pas la portée de la philosophie, sa grandeur, sa nécessité, sa magnificence universelle, et toute forme de légèreté dans la réception d'un discours philosophique est prise pour négligence, paresse, bêtise. Il faut les voir, ces sérieux bonhommes, véritablement indignés par une pique à peine féroce jetée à l'encontre de leur philosophe favori ; il faut les voir ces regards où le scandale se mêle à la condescendance, ces gestes de croyants révoltés de la pichenette faite à leur vache sacrée ; voir, pour mieux s'en défier, et mieux rire, aussi.

Il y a un antidote à cet esprit de sérieux : c'est la lecture des philosophes ayant un esprit libre, les philosophes qui ne rechignent pas à introduire un peu de légèreté dans cet amas de lourdes pensées, qui relativisent la grandeur supposée de la philosophie, qui n'ont pas peur d'avoir de la verve, de la panache, de l'humour : Montaigne, Voltaire, Diderot bien sûr, mais aussi Platon, Hume, Nietzsche. Il se trouve que presque tous ces philosophes, comme par hasard, sont, chacun à leur manière, des sortes de sceptiques chez qui l'exercice de la pensée est toujours synonyme de joie, qui empruntent des formes variées et amusantes pour tenir un propos philosophique, qui agitent, enfin, sans cesse leur esprit, ne se bornent à aucune voie rigide et attaquent sans cesse sourire au lèvre. Les philosophes qui n'hésitent pas à se moquer de la prétention de leur discipline rendent vraiment un grand service à la philosophie : ils empêchent l'idolâtrie. Il faut penser la philosophie, et non la croire.

19 février 2012

CXXXVI

Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j'en fais un arbre, et je passe. Cette colère, je la nie ; cette envie, je la réprime à coups de botte. Cette mélancolie, je ne l'entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d'une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l'homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes.

– Alain

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Il n'est pas facile de s'attaquer au problème de la rêverie, parce que notre entendement est empli d'images romantiques qui nous empêchent d'aborder de front ce sujet difficile ; il faut donc commencer par se débarrasser de toutes ces visions béates, de rejeter l'insupportable tête de Chateaubriand regardant niaisement l'horizon, et tâcher, en somme, de ne pas rêver la rêverie, de ne pas traiter le flasque par du flasque. Car la rêverie est flasque nécessairement ; ce qui la caractérise, c'est un flux libre d'inconsistantes pensées éparses, c'est une ondoyante ligne qui monte et qui descend sans ordre et qui ne conduit à rien de précis, de clair, de distinct, de solide. Comme les ombres lorsque nous essayons de les attraper, les plus belles rêveries s'enfuient dès que notre entendement se réveille et que nous jugeons le monde, ce qui est le vrai métier de l'homme ; tout passe, tout s'efface après la rêverie, nous n'en retenons rien, si ce n'est un souvenir confus et donc infructueux précisément parce que ce qui est fructueux, c'est l'idée opératoire, l'idée solide, l'idée claire, à laquelle aucune rêverie ne mène. C'est pourquoi il faut repousser violemment et sans appel cette idée dangereuse, répandue et si confortable de l'artiste rêveur, comme si c'était en se laissant paresseusement aller à ses libres pensées qu'il construisait son oeuvre ; au contraire, toujours il faut se souvenir que l'artiste, c'est d'abord l'artisan, le travailleur, ce que la considération du sculpteur fait davantage voir que celle du poète, quoiqu'il s'agisse, au fond, de la même chose. L'art, c'est la mise en forme ordonnée, donc contraignante et rationnel, de l'idée, rendue absolument claire et disctincte, exprimée par les moyens propres à l'artiste, selon qu'il travaille avec le marbre, la peinture, les notes ou les mots. C'est parce que les artistes arrogants ont oublié cette vérité évidente si l'on y pense un peu qu'ils se sont baignés dans la boue stérile du non-sens et du désordre  au XXème siècle, s'attirant à juste titre les foudres des sceptiques de cet art fier de se proclamer absolument moderne et contemporain.

L'homme rêve ; c'est un fait, c'est une nécessité de sa nature, et il serait donc stupide de condamner le rêve comme on condamne l'avidité ou la paresse ; mais de même que le désir excessif de manger est un vice en tant qu'il est une exagération d'un penchant naturel et qu'on qualifie de goinfres de telles personnes, nous pouvons appeler rêveurs ces hommes qui rêvent plus qu'il ne le faudrait, rêvant quand il faudrait être éveillé et se plaisant trop longuement dans ce stérile état de mollesse intellectuelle ; et l'instituteur a raison de marquer "rêveur" sur le bulletin de ces mauvais élèves ne sachant pas apprécier le savoir consistant. Il y a des rêveries tristes et des rêveries joyeuses, et chacun sait discerner les unes des autres ; nul besoin de s'attarder dessus ; il faut juste dire qu'il est absurde de penser que toutes les rêveries sont joyeuses, puisque ces effrayantes pensées que nous formons parfois lors de nos nuits d'insomnie, songeant aux formes obscures rodant dans notre chambre, imaginant la mort de nos proches ou chatoyant l'idée de notre néant, sont incontestablement tristes. Le plus important est qu'il y a un temps, un lieu et un état pour le rêve : la nuit, dans un lit, dans la fatigue ; tout le reste est occupation d'hommes demi-éveillés, c'est-à-dire d'hommes inactifs. 

Il est évident que rêver ce n'est pas voir le monde tel qu'il est, mais le transformer, l'adapter à ses désirs, ses fantasmes ; beau passe-temps si l'on veut, mais l'homme debout, l'homme digne de ce nom, l'homme qui avance, a autre chose à faire que de passer le temps et qu'à transformer le monde dans sa petite tête ; il veut le transformer positivement, déployer sa puissance vers un objet réel, et tout de suite. L'homme qui met les mains dans le cambouis du réel ne rêve pas, il affronte le monde résistant ; au contraire, rien ne résiste au rêveur, tout se plie, je ne dis pas à sa volonté, mais aux caprices de son imagination enfantine ; et Rousseau dit très bien que dans la rêverie on n'est point actif ; les images se tracent dans le cerveau, s'y combinent comme dans le sommeil sans le concours de la volonté. L'idée où je veux en venir est que l'homme actif, qui est le véritable homme heureux, n'est jamais rêveur ; ce sont les oisifs qui rêvent, et ce n'est qu'en dépensant ses forces activement que l'on entre dans un heureux processus d'épanouissement. 

Rêvons, et apprécions nos rêves, mais uniquement lorsque Morphée nous couvre de son doux manteau ; car quand le soleil brille, nous avons mieux à faire, nous devons abandonner le rêveur dans son monde flasque, nous avons à faire notre métier d'homme, nous avons à penser, juger, construire, travailler, agir. 

18 février 2012

CXXXV

Les vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de la philosophie ; je veux dire qu'ils sont plus vrais philosophes.

– Vauvenargues

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L'homme politique a un avantage considérable sur le philosophe : il fréquente les hommes, est obligé de se frotter à eux, se doit de les comprendre tels qu'ils sont, compréhension que l'expérience leur apporte inévitablement s'ils ne sont pas tout à faits aveuglés par leur idéologie (et nous ne devons pas, lorsque nous évoquons les hommes politiques, immédiatement se référer, comme de coutume, à leurs bassesse et à leurs vices comme s'ils n'étaient capables d'aucune vertu et qu'ils ne pouvaient posséder aucune qualité intéressante). Au contraire, le philosophe s'empresse de se fabriquer de gros concepts ailés pour s'envoler dans le nuageux ciel du devoir-être ; il regarde l'expérience avec un peu de dédain, la considérant comme un matériau vite épuisable pour la construction de ses idées ; toujours voulant améliorer, dépasser, surpasser, dangereux désir et ridicule fantasme. Aussi, la vie du philosophe ne permet que rarement les rencontres nécessaires à l'accroissement de la connaissance des hommes, puisqu'il ne fréquente, le plus souvent, que des intellectuels, des étudiants, et que, surtout, son travail étant essentiellement solitaire, il n'a pas à faire l'épreuve difficile mais enrichissante de la collaboration et de la négociation, en quoi consiste tout le travail du politique. 

Tout cela n'est pas déduit abstraitement, mais provient de la comparaison faite entre les livres des philosophes d'une part et les ouvrages des politiques d'autre part, étant entendu que par ouvrages politiques je ne pense évidemment pas aux fadaises écrites par les nègres des pantins politiciens d'aujourd'hui. Les Mémoires du Cardinal de Retz révèle une connaissance de l'homme mille fois plus profonde que tous les bouquins réunis d'Heidegger et de Derrida ; l'expérience de Talleyrand vaudra toujours mieux que les théories, mêmes intelligentes et fascinantes, d'Hobbes et Rousseau ; Cioran se rit à juste titre de l'ignorance que Nietzsche avait des hommes, lequel trouvait, non sans raison, plus d'intérêt à la lecture de Thucydide qu'à celle de Platon. La fréquentation quotidienne de jeunes gens aspirant à la philosophie fait voir non seulement une bête condescendance pour la politique concrète mais également une naïveté sans pareille sur la nature humaine, que cette naïveté penche du côté de l'optimisme ou du pessimisme ; obnubilés par les beaux discours philosophiques, exaspérés par le jeu lassant des politiciens peu virtuoses d'aujourd'hui, méprisant les capacités d'observation surprenantes des hommes ayant choisi une autre voie que celle de l'amour de la sagesse, ils s'étonnent ensuite d'être la risée de ces hommes moins rêveurs et, par la nature de leur fonction, plus habitués au contact rugueux avec leurs frères humains.

17 février 2012

CXXXIV

J'ai toujours vu que pour réussir dans le monde, il fallait avoir l'air fou et être sage.

– Montesquieu

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Le véritable fou, l'homme qui ne joue pas l'extravagance mais qui authentiquement s'égare dans un flux désordonné de paroles et de gestes, est à juste titre banni de la société, tout comme le sage, le savant, qui ne fait que parler ses connaissances et sa lourde intelligence, assommant l'assemblée de ses préceptes raseurs et de ses leçons fastidieuses. La raison de ce fait d'expérience quelque peu étrange lorsqu'on n'est pas habitué à y penser se trouve facilement : comme l'honneur est le ressort de la monarchie dans l'Esprit des lois, le plaisir, l'agréable est le ressort de la conversation. Il serait d'ailleurs très utile que quelqu'un, si ce n'est déjà fait, écrive une sorte d'Esprit de la conversationouvrage qui révélerait les règles implicites et naturelles de la vie en société. 

Si une bonne conversation, c'est-à-dire une conversation agréable, se déroule en s'appuyant sur des questions savantes, comme c'est parfois le cas lorsque des étudiants, des professeurs, des intellectuels se réunissent, ce n'est certainement pas du fait de la grandeur, de la noblesse du sujet ; cela vient de ce que les personnes présentes se sentent à l'aise dans le sujet abordé et qu'ils sont heureux de partager leurs opinions sur ce sujet. Mais il faut noter que pour qu'une telle conversation puisse être agréable, elle se doit d'être légère avant que d'être savante, c'est-à-dire qu'elle n'est savante que par accident, pour des raisons contingentes, et que le coeur de l'agréable ne se situe pas dans son caractère élevé, hauteur d'ailleurs plus fantasmé que réel (car ce n'est que dans la solitude voire le dialogue que l'on peut s'élever). Il n'y a rien de plus insupportable qu'une conversation de pédants, où chacun des membres de ce cercle de prétentieux attend impatiemment que l'autre ait terminé son laïus pour en faire un à son tour. 

Dans le monde réussissent ceux qui sont souples, qui savent faire servir leur puissant entendement à autre chose que des recherches solitaires, qui s'efforcent d'animer leurs semblables par un subtil mélange de provocation et de courtoisie, qui parviennent à gracieusement unir leur impressionnante inventivité à leur tact pénétrant, bref, les hommes qui ne sont pas enfermés dans une seule manière d'être, qui ne sont pas entravés par la crainte de ne pas tenir des propos suffisamment élevés, qui n'hésitent pas à faire rire du sujet le plus grave et à égayer l'atmosphère par les développements les plus incongrus. Peu de personnes réunissent toutes ces qualités ; nous avons la chance de les entendre à l'oeuvre dans les Grosses têtes des années 80 et 90 lorsque se combinait le talent de Jean Yanne, Olivier de Kersauson, Jacques Martin, Sim, pour ne citer que les meilleurs. Je trouve autant d'enseignement, voire davantage, dans ce genre d'émission que dans un cours de Gilles Deleuze ou de Jankélévitch.

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16 février 2012

CXXXIII

 Celui qui ne lit que ce qui lui plaît, je le vois bien seul. Toujours en compagnie de ses chétives idées personnelles, comme on dit ; mais il ne sortira pas de l'enfance.

– Alain

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Il n'est pas bon de toujours lire des livres que nous aimons, dans lesquels nous nous sentons trop à l'aise, qui correspondent trop à nos attentes ; nous sommes heureux de les lire, nous trouvons des mots et des symboles à ce que nous ressentons ; et pourtant, il manque à notre esprit le mouvement d'opposition, mouvement presque toujours désagréable dans un premier moment, mais qui gagne en joie à mesure qu'il s'élance et qu'il nous oblige à être résistant, féroce, actif. Notre esprit ne suit pas un cours prévisible : qui a deviné les soubresauts violents de son esprit, les révolutions subites opérées en son sein, les brusques nuances apportées à ses idées, les altérations progressif de son goût ? Encore faut-il provoquer l'occasion d'un changement possible ; l'esprit ne peut mûrir sans rencontres violentes ; seuls les esprits peureux qui demeurent endormis dans leurs idées confortables, qui ne s'aventurent jamais dans des milieux étrangers, dans ces sortes de savanes et jungles de l'esprit où sévissent, féroces idées animales, menaçants lions et dangereux jaguars, ne subissent pas d'altération profonde de leur esprit au cours de leur monotone existence. Refuser catégoriquement, sans volonté de confrontation, ce qui déplaît, encore que ce sentiment ne dure parfois qu'un un temps, c'est refuser les intempéries nécessaires à la maturité de l'esprit ; et Alain dit très bien qu'un tel individu, "ne sortira pas de l'enfance", de cette enfance sans progrès et sans accidents joyeux qui est morne dogmatisme stérile, stagnation dans son être, immobilité ennuyeuse.

L'objectif n'est même pas de montrer que la finalité de la lecture est plus que le simple plaisir, car le plaisir de la lecture, comme la joie du sport et toutes les jouissances structurées par la culture, ne peut se comprendre si l'on n'observe pas que le plaisir immédiat du premier contact avec l'oeuvre n'est qu'un moment de la jouissance. Certes, ce premier contact est essentiel, et jamais il ne faut le négliger ; mais l'expérience montre que la joie pris à une telle activité est un processus, lequel fonctionne encore lorsque la lecture du livre est terminé ou lorsque l'exercice de musculation est achevé. Souvent, si le plaisir n'est que faible, voire inexistant, dans la lecture proprement dite, il s'épanouit dans l'effort de compréhension, dans le charme polémique de la confrontation des idées, dans toutes ces étapes médiatrices sans lesquelles la lecture serait comparable à l'assouvissement d'un besoin animal.

Si tout cela n'était pas vrai, que notre bibliothèque serait limité !

15 février 2012

CXXXII

L'habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et uné véritable calamité pour ceux que le sort condamne à vivre auprès de lui. Celle du besoin de mériter l'estime conduit, au contraire, à cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile.

– Condorcet

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Dès que nous faisons l'effort de philosopher (si nous osons employer ce verbe si élevé, qui, en l'utilisant pour notre compte, nous fait inévitablement paraître présomptueux, élévation sans aucun doute nuisible à l'effectivité de la philosophie, que je ne cesserais jamais de comparer à un art, un savoir-faire, un métier, aussi concret, palpable et prosaïque que la maçonnerie ou que le tissage) dès que nous essayons donc de philosopher, nous tâchons de distinguer, de couper rationnellement les idées, de déplier l'implicite, et d'être, en somme, un habile boucher du concept. Rappelons-nous toujours que le matériau du philosophe existe, et qu'il s'agit du concept, matériau qu'il n'est pas nécessaire de définir ici. 

Dans le contexte de sa réflexion sur l'instruction publique et l'école, une distinction importante est implicitement opérée par Condorcet, c'est celle entre la rivalité et l'émulation. Tout se passe comme si l'entendement faisait une scission opératoire, permettant d'établir une hiérarchie : c'est presque toujours un procédé de ce genre que le philosophe emploie pour proprement expliciter le réel. L'on ne comprend rien de la tâche du philosophe si l'on déconnecte, comme on sait si naturellement le faire, les concepts qu'il construit de la réalité à laquelle ceux-là sont censés correspondre. Et c'est une haute vertu du philosophe que de savoir faire penser au réel par un discours évocatoire et puissant, en ce sens qu'il frappe, saisit, et oblige le lecteur à voir dans le monde l'aspect précis que sa prose essaye de révéler : c'est parce que Alain, cet éveilleur, plus que n'importe quel autre, possède cette vertu rare que je le place au plus haut rang des philosophes.

Les premiers de la classe qui le sont uniquement pour être premier de la classe, c'est-à-dire qui placent la finalité de leurs efforts dans la seule perspective d'être le meilleur élève, sont des êtres insupportables, laids, démotivants. En disant laid, je pensais à leur esprit, mais c'est souvent tout aussi vrai de leur corps ; et tout le monde a un souvenir de l'un de ces intellos à la triste figure qui traînaient péniblement leur carcasse dans les couloirs de l'école comme s'ils étaient à ce point hantés par l'idée d'être premier qu'ils négligeaient les autres parties, plus importantes, de leur individu, ne se souciant ni de beauté, ni de sociabilité, ni de bonheur. Tout ce qui ne participe pas directement à leur réussite scolaire est obstacle pour eux ; ils voient des rivaux partout, et se lamentent de ne jamais pouvoir être absolument premier dans tous les domaines ; mesurant toujours le monde à l'aune de leur obsession, de leur passion triste, ils gâchent le heureux temps de leur jeunesse où tout ce qui est réel est découverte nouvelle. Il est évident que ce sont des élèves malheureux : ils n'aiment pas ce qu'ils font, car ils travaillent par amour-propre et non par amour des études ; ils sont, à juste titre, la cible de maints sarcasmes et quolibets ; et, ce qui est le plus exaspérant pour les autres, ils pensent toujours, sincèrement inquiets, avoir raté leurs devoirs, alors qu'ils le réussissent toujours. La bonne note n'est pas pour eux l'arrivée d'un bonheur positif, mais n'est que l'apaisement d'une angoisse ; ce n'est pas de la joie, c'est une maigre satisfaction, c'est un sentiment tout à fait négatif, c'est à peine une consolation de leur stupide état de travailleur absurde.

Ce qui différencie la rivalité de l'émulation c'est qu'il y a, dans l'idée d'émulation, l'idée d'élan généreux, sans jalousie, sans tristesse ; le mouvement est tout aussi puissant que dans la rivalité, mais il est animé volontairement selon un principe vertueux, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un affect à la fois joyeux et fécond. Nécessairement, l'individu animé par l'émulation s'épanouit davantage que celui qui est jeté passivement dans le cours monotone de la rivalité ; en effet, il s'appuie sur un amour réel pour l'objet de ses efforts, ne pense pas obsessionnellement à son misérable ego, et progresse tous les jours d'autant plus facilement qu'il déploie ses forces de bon coeur. Est-il besoin de le dire ? Le véritable bon élève, s'il s'efforce de progresser à l'école, c'est par amour pour les études, et s'il a conscience de ses qualités précises, il manque pas, par goût, de s'ouvrir également à d'autres sphères d'activités dans lesquels il sait pourtant qu'il ne pourra jamais être le meilleur ; surtout, il sait que la valeur profonde d'un individu ne se mesure pas avec les règles conventionnelles d'une institution dont le but, si l'on y pense un peu, est tout à fait autre.

14 février 2012

CXXXI

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !

Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !

Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,

Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

– Baudelaire

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Tout amoureux sincère de la vie sursaute en lisant ce passage et secoue la tête. Certes, il s'agit poésie, et de grande poésie ; et c'est là que réside précisément le danger, car les faiseurs de vers enchantent et envoûtent au service d'idées souvent hasardeuses. Il n'est pas illégitime d'avoir de la méfiance pour ces séduisants magiciens, qui peuvent être aussi niais que ravissants ; et il n'y a pas que Hugo dont on peut dire, à la suite de Leconte de Lisle, qu'il est "bête comme l'hymalaya" : Théophile Gauthier est balourd comme un sapin de noël trop décoré, Baudelaire est corniaud comme un trop bizarre saltimbanque, Mallarmé est inepte comme le Sphinx  – et ce jeu rigolo pourrait continuer longtemps, si l'on s'attarde, comme on le fait souvent, sur la poésie du XIXème siècle. Poésie est presque synonyme de décadentisme : est considéré comme poétique tous les avatars de la tristesse, toutes les modulations sur la mélancolie, le spleen, la scission amoureuse, le dépérissement de toutes choses, l'ennui, le laid, la mort dans la vie et la mort tout court ; tandis que tout ce qui rapporte à la joie est jugé vulgaire, grossier, banal, prosaïque. Les poètes aiment les jérémiades et c'est leur affaire ;  mais notre bon sens a le droit, et presque le devoir, de faire momentanément cesser la jouissance esthétique suscitée par leurs chants ténébreux pour s'exclamer : "Oui, c'est très beau, mais qu'est-ce que c'est faux !"

La mort, par définition, n'apporte rien de nouveau. Vie et nouveauté sont deux concepts intrinsèquement liés, et l'on ne saurait les détacher l'un de l'autre sans s'envoler dans des nuées obscurantistes. La vie est mouvement, déploiement d'un processus créateur, affirmation de multiplicités de possibles, changements imprévisibles, innovante mélodie sans partition, temps, enfin, et, comme le dit Bergson, "le temps est invention ou il n'est rien du tout". La mort, forcément opposée à la vie, est cessation du temps, fin du jaillissement créateur, silence de toute mélodie, et pas même prévisible, car il n'y a rien à prévoir : elle annihile l'horizon des possibles, elle est l'absence de toute virtualité, elle est la négation de ce qui est ; en son sein, nulle perspective, nulle espérance ; c'est que la mort est néant, et que le néant, comme le dit Descartes, n'a pas de propriété. Il n'y a donc rien à trouver dans la mort, et, au fond, si l'on cesse de jouer avec les mots, pas même le repos ou l'absence de trouble, puisque le mort n'est plus, qu'il n'y a aucun sujet auquel rattacher des qualificatifs. 

Quant à l'objection d'une vie après la mort, elle se dissipe d'elle-même. Car enfin, qu'est-ce qu'une vie après la mort, si ce n'est une vie à peine modifiée par l'imagination ? Dans l'idée d'une vie après la mort, la mort n'est pas pris dans son sens véritable, elle devient synonyme de passage, de transition. Le Paradis n'est rien d'autre que la vie débarrassée de sa négativité : le royaume heureux des anges comme le lieu terrible des supplices sont encore des projections de vie ; c'est un moyen facile d'ignorer les conséquences réelles de la mort, laquelle devrait être considérée sans euphémisme, c'est-à-dire en tant qu'anéantissement de l'être. En tout état de cause, l'idée exprimée par Baudelaire est une idée fausse, dangereuse, favorisant une confusion déjà trop répandue ; et, sans doute, si les poètes chantaient davantage la vie, de telles précisions philosophiques seraient superflues.

Comme l'Oncle Archibald, je refuse, tant que je suis en vie, de céder aux attraits de la Camarde :

Oncle Archibald, d'un ton gouailleur

Lui dit : "Va-t'en fair' pendre ailleurs

Ton squelette...

Fi des femelles décharnées !

Vive les bell's un tantinet

Rondelettes !

 

13 février 2012

CXXX

Quand ne sera t-il plus besoin de rappeler que les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l'eau, si dissolvant et corrosif qu'on l'a choisi entre toutes substances pour les ablutions et lessives, et qu'une goutte versée dans un liquide pur, l'absinthe par exemple, le trouble.

– Alfred Jarry

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L'eau est dangereuse. Non pas qu'elle soit nuisible pour le corps ; nous ne nous hasarderons pas à remettre en question les incontestables bienfaits de ce noble breuvage contenant calcium, magnesium, sodium, potassium, silice, bicarbonates, sulfates, chlorures, nitrates et quelques résidus à sec à 180°C, autant de molécules aussi bienfaitrices que leur nom est poétique. Mais enfin, il est temps que quelques uns osent dire que l'abus d'eau, non seulement fait rouiller le corps, comme chacun sait, mais encore abîme l'esprit. "Fumer tue", c'est possible ; ce qui est plus sûr c'est que boire excessivement de l'eau rend nos spermatozoïdes malheureux, mous, fatigués, las de cette vie sans excitant ; nos enfants se noient dans autant de pureté ; l'eau trop paisible des montagnes auvergnates endort ; et notre vit lui-même s'ennuie de cette vie sans sursaut violent.

Je veux dire qu'il y a un sens faible de la sobriété. Sobriété, en effet, ne signifie pas toujours lucidité, sérénité, calme nécessaire à l'esprit pour qu'il puisse juger adéquatement ; non ; il y a une autre sobriété, tellement vantée aujourd'hui par les apôtres du bien-vivre, de cette hygiène prétendument de haut rang qu'on veut nous faire assimiler pour anéantir nos mauvais penchants d'hommes vivants, c'est-à-dire d'hommes qui acceptent la part de négatif contenue en ces substances qui sont agréables et utiles à l'épanouissement de l'esprit précisément parce qu'elles sont ambivalentes, équivoques du point de vue de l'accroissement de la puissance de l'individu. Est sobre dans son sens faible celui qui refuse ce jeu joyeux : craignant les conséquences de la désinhibition de son esprit, il est trop attaché à la prévisibilité de son être, et ne comprend pas la réelle fécondité de l'alcool, don divin qui nous permet d'altérer sensiblement notre mouvement propre, en en modifiant le rythme, en l'accélérant, en le rendant agréablement zigzaguant et délicieusement déroutant. 

Scolie : à la fois σχόλιον, commentaire, comme chez Spinoza, et σκόλιον, chant tordu, comme les joyeux poèmes du συμπόσιον des anciens Grecs.

12 février 2012

CXXIX

Il y a un point passé lequel les recherches ne sont plus que pour la curiosité : ces vérités ingénieuses et inutiles ressemblent à des étoiles qui, placées trop loin de nous, ne nous donnent point de clarté.

– Voltaire

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La confusion entre le savoir authentique et l'érudition d'ornementation est très répandue ; elle l'a toujours été, mais elle se développe avec d'autant plus d'aisance aujourd'hui que nous vivons dans une société du spectacle, plus intéressée par les simulacres, par l'apparence remarquable de chaque chose, que par leur profondeur cachée sous un habit qui ne saurait être tape-à-l'oeil. Les jeux télévisés prétendument culturels nous le font voir au quotidien, eux qui prétendent couronner les candidats les plus cultivés alors qu'ils ne font que de mettre en valeur la quantité impressionnante d'informations contenue dans une mémoire réactive. On parle de culture générale, mais l'analyse des questions proposées fait rapidement voir que les questions portent sur des domaines précis et récurrents, que le candidat désireux de triompher peut explorer facilement s'il possède une bonne méthode : le meilleur joueur est le parfait bibliothéquaire, c'est-à-dire celui qui sait où se trouvent les livres, où les réponses sont rangées, mais qui, par sa fonction même, ne peut que demeurer à la surface du savoir, l'effleurant toujours sans jamais le pénétrer dans ses profondeurs, reconnaissant son odeur et ses traces sans jamais pouvoir n'en traquer que l'ombre, se satisfaisant de son apparence extérieure, superficielle, évanescente.  

Que veux-je dire ? Rien d'autre que cette idée simple : le savoir ne se mesure jamais à un QCM, et d'ailleurs il ne se mesure pas du tout. Je me plais à imaginer Socrate, figure du commencement du savoir authentique auquel il faut toujours revenir, participant à Questions pour un champion et suscitant le scandale sur le plateau en trouvant, intérrogé par Julien Lepers, quelques réparties provocatrices et fécondes dont il avait le secret : voilà une scène qui me fait rire rien qu'en l'imaginant, et je regrette que les Inconnus n'aient pas eu l'idée de la mettre en oeuvre. Je m'en aperçois : j'ai bien du mal à exprimer bien clairement ce qu'est le savoir authentique, le savoir du sage ; c'est pourquoi je procède par étapes, et que j'essaye régulièrement de dire ce qu'un tel savoir ne saurait être. N'est-ce pas le meilleur moyen de façonner la définition d'une réalité complexe, comme Platon l'avait déjà montré ?

11 février 2012

CXXVIII

C'est en Italie et au dix-septième siècle qu'une princesse disait, en prenant une glace avec délice le soir d'une journée fort chaude : "Quel dommage que ce ne soit pas un péché !"

– Stendhal

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Que comprend-t-on de cette phrase spirituelle, de la désobéissance incessante des enfants, des éternelles histoires d'adultères, du libertinage, de Belle de jour, de l'oeuvre entière du marquis de Sade, du besoin irrépréssible qu'ont certains hommes riches de voler des babioles, si l'on est pas attentif à l'importance de l'interdit dans l'élaboration du désir et à la jouissance que nous prenons presque toujours à la transgression d'une loi ? Les hommes qui font taire leur désir lorsqu'ils constatent qu'ils n'ont pas le droit de le réaliser ne sont pas vertueux, comme on le dit parfois, mais peureux ; et les parents qui croient bien éduquer leur enfants en leur interdisant catégoriquement toutes sortes d'activités seront bien vite détrompés. Montaigne, si je me souviens bien, raconte qu'il avait cessé de garder son château pour ne pas attirer les voleurs. L'interdit, agrémenté de difficulté, rend plus désirable les choses : c'est pourquoi le libertin Valmont connaît ses plus grands moments de bonheur avec Mme de Tourvel, celle de toutes les femmes dont la conquête est la plus excitante précisément parce que la réussite de l'entreprise est incertaine, flottant entre l'impossible et le possible.

Tout porte à croire que notre Léviathan n'ait pas pigé grand chose à ça, et qu'il resterait sceptique devant la formule d'Ovide : video meliora proboque deteriora sequor (je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal) ; sans quoi, il ne perdrait pas son argent et sa crédibilité à exhorter ses enfants terribles à manger cinq fruits et légumes par jour et à surtout ne pas abuser de l'alccol. Sage enfant, je ne parviens pourtant pas à appliquer les recommandations, pourtant omniprésentes, du médecin Hexagone. J'essaye pourtant de me soigner ; je lis les aimables conseils affichés sur mon paquet de cigarette et je tente de me dissuader de mourir impuissant, jeune, sans poumon, sans enfant, en contemplant les si bienviellantes images du vertueux Léviathan ; j'essaye d'admirer les publicités innovantes, si subtiles, si bien conçues, si pénétrantes qui s'agitent chaleureusement devant moi, dans la rue ou sur mon écran ; et, hélas!, je ne sais pourquoi, je finis toujours par m'allumer, sans honte aucune, une clope dangereusement brune, rêvant de Jean Gabin et enviant même la taille scandaleuse de ses cigarettes, bien que je sache pertinemment que c'est pour mon bien que les avisés administrateurs de l'Union Européenne ont réglementé et uniformisé ces bouts de papier contenant cette étrange matière d'origine sans doute diabolique et que les sages qui nous dirigent devraient bientôt, dans leur bon sens, interdire complètement.

Quel bonheur que désormais, grâce à l'habileté de Léviathan, boire et fumer ne soient pas des actes citoyens, ce qui est presque en faire de délicieux péchés !

10 février 2012

CXXVII

Qui accroît sa science, accroît sa douleur.

– L'Ecclésiaste

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La dévalorisation du savoir cache un profond ressentiment et révèle une grave incompréhension de la dialectique naturelle qui se joue entre l'ignorance et la science, de ce mouvement précieux qui, quoiqu'en disent les peureux du savoir, fait la grandeur de l'homme, et non sa misère. Le christianisme, faisant sans cesse l'éloge de l'ignorance, ne voit certainement pas dans la connaissance une vertu, un moyen de s'élever dans la maîtrise du réel ou un ressort d'augmentation de puissance ; et, de ce point de vue, tout oppose les Grecs, dont nous descendons heureusement, et les Hébreux. Le refus de sortir de son état d'ignorance est un signe manifeste de faiblesse ; il y a de la lâcheté dans cette obstination à demeurer dans cette absence de connaissance qui est magiquement élevée en innocence, comme si le fait d'être simple d'esprit était un gage d'honnêteté, alors qu'elle ne fait que de favoriser la maladresse, l'inhabileté, les possibilités de mauvais rapports avec le monde. Rester volontairement ignorant est un vice : l'ignard est fier de lui, il prétend que son ignorance lui est utile, qu'elle préserve d'une infinité de maux dont seraient accablés les hommes de savoir ; son arrogance le conduit à se mirer dans une stérile inertie intellectuelle ; et, surtout, il se sert sans scrupules de son ignorance pour légitimer ses mauvaises actions. Nous excusons trop souvent les soi-disant accidents de ces ignorants volontaires, qui mériteraient des coups de botte au cul plutôt que notre compassion. Il est frappant que de nos jours, à cause de la transformation malheureuse d'une partie de la philosophie en instrument politique pour gauchiste présomptueux, nous passons notre temps à faire le procès de l'homme de savoir plutôt que de l'ignard, de même que nous sommes désormais habitués à préférer toutes les formes de la folie aux différentes manières, presque systématiquement jugées réactionnaires par les biens-pensants, d'être savants et rationnels.

Indépendants de toutes les idéologies, les hommes forts préfèreront toujours la lucidité parfois dérangeante de la connaissance à l'obscurité trop confortable de l'ignorance.

9 février 2012

CXXVI

À moins d'avoir bu, on ne peut distinguer les photons à l'oeil nu.

– Jean Yanne

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La physique quantique est une science d'alcoolique.

8 février 2012

CXXV

Il est aussi insensé de prétendre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, puisse franchir le monde contemporain pour aller au-delà, que de supposer qu'un individu puisse sauter par-dessus son temps, puisse sauter par-dessus le rocher de Rhodes. Si sa théorie va effectivement au-delà, si elle se construit un monde tel qu'il doit être, ce monde existera sans doute, mais seulement dans sa pensée, c'est-à-dire dans une cire molle où n'importe quelle fantaisie peut s'imprimer.

– Hegel

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Nous ne bénirons jamais assez ces rares esprits, qui, dans l'histoire de la philosophie, sont venus recadrer les rêveurs et situer l'effort de la pensée vers un objet solide, lequel se construit par l'observation sans ressentiment de la réalité telle qu'elle est : citons au moins Aristote, Machiavel, Spinoza, Montesquieu, Hume et Hegel, bien que ce dernier, pour d'autres raisons que celles qu'il évoque dans sa célèbre préface aux Principes de la philosophie du droit, finit malgré tout, avec son mouvement trop rationnel de l'Esprit, par tomber dans le vice qu'il dénonce. Ces grands philosophes, exaspérés par toutes ces fameuses exaltations philosophiques finissant généralement par une effrayante et presque délirante minutie dans la description de ce que devrait être les hommes et la cité, aiment le réel, s'efforcent de se rattacher à lui, et de faire enfin descendre sur terre toutes ces grosses idées qui se gambadent joyeusement dans les nuages de l'entendement humain. 

Les utopistes qui se prennent au sérieux sont marquées par un frappant mépris du réel, comme s'ils étaient forcés de sublimer leur haine de la réalité effective par l'élaboration d'une réalité idéale ; ils ne parviennent pas à accepter de composer avec la Wirklichkeit ; et, n'aimant pas l'être, ils se réfugient dans le devoir-être, que Hegel compare si bien à une cire molle : tout est liquide, fuyant, dans ce monde rêvé où les philosophes sont rois, où le Bien est accessible aux gouverneurs, où la raison triomphe sans combat de ses adversaires. Il est vrai que le réel est moins agréable à contempler que son avatar idéalisé et qu'il est tellement plus plaisant et facile de s'élever au-delà de ce qui est plutôt que de se frotter à la terre concrète et si aisément décevante du monde objectif ; tout cela est bien compréhensible, et il n'y a pas qu'en philosophie que les hommes se laissent aveugler par l'aura trompeuse du meta et du supra

Il y a deux moyens de sauver les spéculations fondées sur le devoir-être : ou de les prendre comme des idéaux régulateurs, dont nous avons toujours besoin, ou comme des gigantesques farces, ce que l'on fait d'ailleurs instinctivement ; car enfin, si l'on prend la peine de les feuilleter, on s'aperçoit qu'il y a de quoi bien se fendre la poire dans les Lois de Platon ou, mieux encore, dans l'oeuvre toute entière de Charles Fourier !

7 février 2012

CXXIV

 Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.

– Alain

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La morale réelle, c'est la morale du travail. "Travail" : ce mot ambigu ne plait guère, il est hanté par son étymologie latine, le tripalium pèse lourd et donne au travail une inflexion douloureuse dont il se passerait bien. Mais les autres mots ne conviennent pas : ils sont trop précis ("effort") ou trop larges ("énergie") ; seule "force" irait encore, mais on entend des choses si différentes par ce mot qu'il est toujours délicat de l'associer à un autre concept. Au contraire, si l'on se dépêche de dire qu'en utilisant dans ce contexte le mot de travail, nous ne voulons pas insister sur le sens de labeur, d'activité rénumérée, mais sur le sens de déploiement rationnel de force en vue d'un objectif précis, nous avancerons rapidement. En effet, par travail, nous pensons très précisément au seul moyen qu'ont les hommes d'être actifs, en tant qu'ils exercent librement leur puissance dans un cadre et vers un objet déterminé ; or, c'est dans l'activité seule que nous plaçons le bonheur humain. 

Ce premier article de la morale du travail, qui est la morale réelle car elle est la seule qui soit véritablement concrète, n'est que le résultat du bon sens, résultat auquel parvient n'importe quel homme travaillant quotidiennement. L'idée est d'une si grande simplicité qu'on la manque souvent, à savoir qu'il faut être en forme le jour pour dépenser ses forces, et fatigué la nuit pour régénérer son énergie et mieux recommencer sa tâche le lendemain, sans quoi le demi-sommeil laissera barboter nos forces et notre volonté dans une dangereuse et malheureuse irrésolution. Les intellectuels, qui eux aussi sont censés être des travailleurs, dépensent leur force avec moins de constance et de pugnacité que les prolétaires, ce qui les conduit bien souvent à se retrouver dans l'état de demi-sommeil condamné par la morale du travail : ils sont trop détendus pour exercer leur force, et pas assez pour trouver un repos qu'ils ne méritent pas ; la lenteur d'esprit et de corps les gagne, ce qui les fait tomber dans un ennui flasque ; mi-actifs, mi-passifs, ils rêvent lorsque le soleil brille encore, et se complaisent dans une indolence tout aussi peu féconde que peu reposante. Aussi, ils ne dorment pas bien ; ils ne peuvent éprouver la joie pourtant si commune de se coucher, la nuit, appelé par la fatigue réelle du corps, de se détendre, de ne penser à plus rien de solide, ce qui est précisément arrêter de penser et se laisser aller aux agréables rêveries nocturnes, et, par suite, être bercé doucement par le seul sommeil heureux, qui est le sommeil régénérateur. Ce n'est qu'en ayant passé une journée de travail, que le corps, après avoir été volontairement tendu toute la journée, peut être régénéré dans la nuit ; c'est pourquoi les intellectuels devraient s'efforcer de compenser leur habituel engourdissement corporel par des exercices physiques réguliers, ce que les Grecs, modèles insurpassables, avaient bien compris.

6 février 2012

CXXIII

Si tu n'es pas responsable de la tête que tu as, tu es responsable de la tête que tu fais.

– Confucius

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Il s'agit d'une ce ces vérités simples, trop peu mises en valeur, qui permettent aux hommes de se plaindre un peu moins de la nécessité, et d'avoir davantage conscience du vaste champ de leurs possibles. Il est vrai que, pour l'essentiel, nous ne sommes pas responsables de ce que nous sommes : nous naissons avec un visage, un caractère, un corps déterminé ; nous reçevons un génotype fixe, que nous ne pouvons pas espérer modifier ; et si, à notre naissance, notre devenir n'est pas tracé d'avance, contrairement à ce que pense les déterministes qui passent à côté du mouvement de la vie en cherchant obstinément à la décomposer abstraitement, le cadre de notre devenir, les arbres de notre forêt existentiel, la couleur, la matière de notre entonoir ontologique, eux, nous sont bel est bien imposés ; toutes ces déterminations ne dépendent pas de nous ; il nous les faut accepter, et composer avec.

L'homme est conscient ; l'homme voit plusieurs chemins possibles ; l'homme peut acquérir des arts, des techniques, dont celui de maîtriser les expressions de son visage. Cette maîtrise du visage est trop souvent négligée en société, a foriori dans la nôtre, qui ne comprend plus les bienfaits de la politesse, ce système heureux de contraintes qui force les individus à plier leur corps aux exigences du savoir-vivre. On peut être ennuyé et ne pas prendre une tête d'ennuyé ; déjà, l'ennui sera plus supportable. Il n'est pas sûr que lâcher la bride à tous les spasmes qui traversent notre corps soit le meilleur moyen de se libérer, comme on le dit parfois ; et refuser de laisser paraître un visage marqué par la douleur lorsque le dentiste nous arrache une dent ou lorsque le dermatologue nous brûle une verrue aide certainement à lutter contre cette douleur. 

Je reviens d'une conférence de Pierre Manent : outre le fait que peu de personnes étaient présentes, la gueule de celles qui l'étaient  me mettaient mal à l'aise. Qu'est-ce que c'est que ces gens qui viennent écouter quelqu'un en tirant la tronche, en baissant les yeux, n'esquissant pas le moindre sourire de contentement ou la moindre expression de surprise, et qui, en somme, viennent là pour endormir leur entendement en bonne conscience, fiers seulement de pouvoir dire qu'ils ont assisté à une conférence d'un éminent intellectuel ? Qu'ils ne s'intéressent pas sincèrement à ce qui est dit, passe encore ; mais qu'ils montrent ostensiblement qu'ils en ont rien à foutre et qu'ils se font chier, alors qu'il suffirait d'un petit effort pour avoir aux yeux du conférencier un visage un tant soit peu stimulant, cela est scandaleux. Ils sont moches, vieux, et mal habillés, on ne va pas les blâmer pour ça ; mais qu'ils mettent tant en valeur, par leur inertie intellectuelle et corporelle, leur vieillesse et leur engourdissement d'esprit, voilà qui est réellement intolérable. Ils ne savent donc pas que savoir porter un masque adéquat en public est une vertu ?

5 février 2012

CXXII

Le sentimentalisme. - Un homme qui aime vraiment une femme, l'amour qu'il lui donne, c'est une autre sorte d'amour que celui qu'elle demande : elle cherche sans cesse à corrompre l'amour que l'homme lui donne. Ce sont les femmes qui ont fait de l'affection une névrose, et de l'amour-affection – sentiment divin quand il est la tendresse, mêlée ou non de désir – cette risible monstruosité, que nous appellerons l'Hamour, par le même procédé qu'employa Flaubert quand il créa hénaurme : pour en indiquer à la fois la prétention et le ridicule. L'Hamour, c'est l'amour-tel-que-l-entendent-les-femmes : naiserie, jalousie, goût du drame, « Voyons, où en sommes-nous ? », anxiété féminine dont la femme contamine l'homme, besoin d'être aimé en retour, aptitude à se changer en haine, inepte scolastique dont l'objet devient si ténu qu'on arrive à se dire : « Mais enfin, de quoi s'agit-il ? ». Bref, un des plus ignobles produits de l'être humain, mille fois plus impur, plus vulgaire et plus malfaisant que l'acte sexuel dans sa simplicité, et le principal « refuge » de la femme et de l'homme contre la raison et la conscience. L'Hamour, le mal européen, la grande hystérie occidentale. Les anciens Arabes crucifiaient côte à côte leur ennemi tué et le cadavre d'un chien. Si l'Hamour avait une forme humaine, c'est ainsi que je voudrais le crucifier.

– Henry de Montherlant

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Je considère qu'il n'y a pas de passage plus juste, plus parfait, et sur tous les points, dans toute la littérature et dans toute la philosophie, à propos du problème de la femme. Il n'y a rien à retrancher, aucune objection à formuler ; l'accent est inimitable ; personne ne fera jamais mieux. Et je dis que quiconque contredit la thèse exprimée par Montherlant est ou un niais inexpérimenté, ou une femme trop fière de sa nature ; les deux sont des aveugles. Depuis bientôt deux ans que j'ai lu ce paragraphe, je ne m'en lasse pas ; je le connais à peu près par coeur ; le temps et l'expérience ne font que de confirmer l'idée contenue dans ce trésor ignoré qu'est le cycle des Jeunes Filles, qui, pris dans sa totalité, est une sorte d'explicitation de cette citation. Que dire après ça ? Je sens les forces m'abandonner ; je pourrais essayer de montrer que le bonheur de la femme dépend toujours de celui de l'homme, que ce dernier est le seul à ne pas subordonner sa joie à l'autre sexe, que le pouvoir de séduction et la puissance d'entraver sont les deux principales forces des gonzesses, que les artificiels enquiquinements de l'Hamour sont d'essence purement féminine, que les hommes sont faits pour la vie alors que les nanas sont faites pour l'homme, ainsi que bien d'autres amères vérités ; mais je n'ai présentement envie que de rendre hommage à Montherlant, et de m'enfoncer avec davantage de fermeté ses solides raisonnements de psychologue dans le crâne et le coeur. C'est tout naturellement donc que je me réfugie vers lui, lui dont l'exigent regard scrutateur me pousse à me taire pour le faire parler à nouveau : 

Et à tous ceux qui, « déchirant leur vêtements », glapiront : « Il a blasphémé ! Crime de lèse-amour ! », nous dirons encore que ce n'est pas l'amour que nous diffamons, mais sa caricature, l'Hamour. L'amour parental et l'amour filial, l'amitié véritable, voire l'amour de « Dieu » et l'amour de l'humanité, tels qu'on les voit chez certains âmes hautes ; et même des sentiments qui passent pour n'être que des pâles reflets de l'amour, et sans proportion aucune avec lui, l'affection intellectuelle d'un disciple pour son maître, la gentillesse du supérieur pour l'inférieur, la camaraderie d'armes ou d'aventures, l'intérêt qu'un éducateur porte à son élève ; et même des sentiments que l'opinion place plus bas encore, comme l'amitié de l'homme pour son chien ou pour son cheval, sont des sentiments autrement plus nobles et plus dignes de respect que l'Hamour. 

4 février 2012

CXXI

J'écoute pousser ma barbe.

– Jules Renard

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Comme l'admirateur de la nature aime à voir défiler les saisons, à s'étonner inlassablement de la renaissance de toutes les fleurs et du retour joyeux de tous les oiseaux au printemps, le barbu se plaît à contempler sa barbe pousser, jour après jour, jusqu'à ce que le visage devienne assez touffu pour qu'une tabula rasa s'impose. Mais la vie d'une barbe est souvent bien plus courte, elle se compte en semaines et non en année ; aussi, c'est tous les jours que l'on peut remarquer un changement perceptible sur le visage de l'homme qui laisse complaisamment fleurir ses poils virils. L'autre avantage est que l'objet de contemplation du barbu est lui-même ; il n'a pas besoin d'ouvrir la fenêtre ou d'aller se promener dans un jardin botanique pour jouir des transformations de nature, mais se contente de s'observer nonchalamment tous les matins dans son miroir. Le barbu est heureux d'être le maître d'un cycle naturel ; il joue avec l'éternel retour de la vie, comme le jardinier ravi de revoir toutes les années son cerisier bourgeonner. J'oserais dire que le barbu est une sorte d'hégélien du poil : il se plaît à considérer la dialectique de sa barbe, et sait que la vérité de la barbe, la réalisation de sa barbe, n'a lieu que lorsqu'il la coupe pour mieux la faire repousser. L'homme qui ne voit dans la barbe qu'un inconvénient et qui ne la laisse pousser que par négligence, sans joie aucune, ne sait pas qu'il possède sur lui un jardin naturel dont l'entretien et la contemplation peut lui prodiguer un contentement régulier et sans troubles. Fleurissez librement, barbes despotiquement rasées !

3 février 2012

CXX

La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la joie de ses regards répandus.

– Proust

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Si sans la musique la vie serait peut-être une erreur, sans la beauté et l'amour des jeunes filles, l'existence serait sans doute dénuée de charme, de ce je-ne-sais-quoi ensorcelant qui nous fait adorer la vie, qui lui confère une splendeur qu'on croirait magique, un peu comme si nous étions les prisonniers volontaires de Calypso. La vision d'une jeune fille s'abondonnant sincèrement, sans affectation, de toute son âme, à son amour passionné est une vision si ravissante qu'elle semble renforcer notre attachement à la vie ; l'enchantement qu'une simple créature prodigue se reflète sur notre perception du monde tout entier ; le charme de la partie rejaillit sur le tout. Oui, belle jeune fille amoureuse, tu nous aides à combattre la tristesse et à répandre la joie ; tes regards langoureux nous font oublier tous les yeux mornes qui nous entourent habituellement ; la vue de tes sourires hésitant fait s'effacer les grimaces forcées et mécaniques rencontrées dans la journée ; le rayonnement si naturel de ton être tout entier se diffuse et touche les âmes sensibles au bonheur d'aimer.

La contemplation des oeuvres d'art enchante, il est vrai ; mais rien n'enivre autant, rien ne donne un tel baume au coeur, que la vision inattendue du bonheur inquiet et fragile d'une jolie jeune fille ayant, sans s'en être aperçue, affiné sa beauté par sa passion, rêvant de son amour, ne pouvant s'empêcher d'imaginer le badinage joyeux auquel elle pourra peut-être bientôt se livrer, et qui jette dans ses regards éperdus toute l'intensité de son désir innocent. Les détails mouvants d'une amoureuse sont des trésors pour toutes les âmes qui ne sont pas froides.

Jeunes filles amoureuses, vous me rappelez que la vie sera toujours plus belle que toutes les productions de l'art.

2 février 2012

CXIX

Il faut être avare de son mépris, vu le grand nombre de nécessiteux.

– Chateaubriand

 

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Soyons indulgents envers la médiocrité, non par amour mièvre pour l'humanité, non par charité ou par pitié, mais au nom de la conservation de notre énergie, afin de ne pas nous laisser bêtement nuire par ce qui est bas : bien mépriser, c'est mépriser sans excès, calmement, doucement, aussi tranquillement que si nous refusions une cigarette trop légère ou un bonbon trop acide, en disant "non merci !". Bien mépriser, ce n'est pas humilier l'autre, l'insulter, le combattre ou le haïr, c'est se refuser à lui, c'est, sans amertume ou tristesse, dire non à son être ; et dire non, ce n'est pas s'en prendre directement à la source de notre refus ; nulle agressivité dans une telle négation ; c'est à peine agiter la tête en signe de dédain, ne pas s'interesser à l'individu en question, le négliger, ne pas vouloir entrer dans son jeu ennuyeux. En ce sens, mépriser c'est dire "ça ne me concerne pas ; je ne veux pas avoir à faire à ça ; ce n'est pas la peine de diriger mon regard vers ça." Vu ainsi, l'acte du mépris est un acte serein, nécessaire pour la tranquillité de l'âme ; car qui pourrait supporter de traiter avec tout le monde, de prendre en considération les hommes les plus sots et les femmes qui avilissent le plus leur sexe ? Les philanthropes qui se forcent à aimer tous les hommes indistinctement, qui, en somme, méprisent le mépris, sont condamnés à porter comme de lourds fardeaux toutes ces relations artificielles qu'ils entretiennent pour des principes et non pour la valeur de celles-ci. Il y a beaucoup de fausseté et d'affectation dans ces amants de l'humanité qui se forcent à aimer des connards comme la putain fait semblant de se donner à son client.

Il y a un autre mépris, plus fort, plus sérieux, plus hautain ; il ne consiste pas simplement à refuser d'avoir à faire à l'individu mais à aller juqu'à lui refuser l'humanité. Ainsi, on peut mépriser un homme et l'éliminer comme nous écrasons fourmis et mouches, parce que nous ne les jugeons pas comme nos semblables. Ce mépris, lorsqu'il est extrême, est celui des hommes enivrés de pouvoir qui veulent égaler les dieux et qui prétendent s'élever au delà des autres humains ; c'est un genre de mépris  moins tranquille, plus agressif et plus violent ; mais il n'est certainement pas à bannir entièrement, car il existe des êtres si bas, qu'il est presqu'un devoir des les écraser, ou du moins de les diminuer dans leur puissance nuisible, affaiblissante. Il s'agit d'un mépris actif, qui ajoute à son "non" la volonté de remettre à sa place l'individu qui s'est élevé plus haut qu'il ne le devait. Les cuistres inoffensifs peuvent être simplement ignorés, mais les salauds dangereux doivent êtres abaissés. Qui méprise beaucoup de ce mépris là est bien méprisable lui-même ; car c'est montrer une trop haute estime de son propre dasein, comme dirait mon philosophe préféré ; il est évident qu'un tel mépris hautain perd de sa valeur lorsqu'il est trop commun.

D'où il suit que nous pouvons énoncer cette maxime grossière : Il faut être prodigue de notre mépris doux, et avare de notre mépris aggressif.

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