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Scolies
10 novembre 2011

XXXV

Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.

Pascal

jean_honore_fragonard_03 

J'en vois beaucoup qui lisent sans savoir lire. Il y a peu de choses à dire sur ceux qui lisent trop doucement : ce sont ceux qui lisent sans enthousiasme aucun, qui voient davantage le labeur que le plaisir dans la lecture ; ils se forcent. Plus intéressant est le cas des lecteurs précipités, qui lisent un texte comme ils boivent un verre d'eau (alors qu'il faudrait lire comme on boit un bon vin) ; ils sont entièrement absorbés par un violent enthousiasme que je crois très peu naturel ; ils appartiennent à cette race d'homme, fiers d'être cultivés, qui, admirant, vénérant tout, n'aiment rien véritablement. Ils lisent un livre parce qu'il doit être lu par un homme cultivé ; et ceux qui cherchent à lire pour devenir un homme cultivé, voyant l'immensité de la culture, sont pressés : il y a tant d'autres livres à connaître, et tant de livres originaux, peu connus ! Ces hommes là ne pourraient pas choisir des livres privilégiés : ils veulent tout, ou rien. La rumination leur apparaît comme une perte de temps, alors qu'elle est la vertu du bon lecteur. Certains livres méritent, parce qu'ils nous semblent moins importants que d'autres, une lecture plus rapide que d'autres ; soit ; mais Proust, Nietzsche, s'ils doivent être lus, compris, assimilés, ce ne peut qu'être qu'à travers une lecture attentionnée, répétée : la précipitation avec eux – et avec l'ensemble des grands auteurs – tue la force et charme de la lecture. On peut prétendre avoir lu tout le Monde comme Volonté et comme Représentation, l'avoir effectivement fait en lisant plus entre les lignes qu'en pénétrant dans les mots, et n'y avoir rien compris. On en voit beaucoup, de ces arrogants lecteurs, qui, lisant tout (et surtout les livres originaux), admirant tout, en savent assez pour faire le pédant en société, mais qui sont incapables d'entrer dans la profondeur de ces livres lus en diagonale ; ils se contentent de la surface, car seule la surface est nécessaire pour réussir, par exemple, à faire une dissertation scolaire et pseudo-conceptuelle, ou à flatter son ego en comptant le nombre de livres avidement lus. La vérité de la lecture sincère se trouve dans le rythme naturel, et dans la capacité à revenir sans cesse sur ce qu'on a lu et aimé.

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Commentaires
B
Je n'ai jamais lu Tchouang-tseu ; mais je viens consulter la page Wikipédia qui lui est consacrée, et j'y ai trouvé des extraits formidables. De toutes façons, tous les sceptiques sont mes amis.<br /> <br /> Je viens également de visiter votre blog : j'aime comme vos articles brefs viennent surprendre le lecteur ; c'est vif et varié ; on ne s'y ennuie pas, et c'est pourquoi on s'y perd avec plaisir. J'ai donc également inséré un lien vers votre beau lieu virtuel, et je viendrai régulièrement l'explorer en joyeux curieux.
D
Ah oui, j'oubliais, je me suis permis de vous lier à l'Orée avec libellé "Tonnerre de scolies !".<br /> <br /> Vous lire est un régal: merci.<br /> <br /> Si vous avez le temps, j'y ai posé récemment le fragment d'un documentaire sur Ionesco que j'aime particulièrement, et qui me semble illustrer assez bien notre discussion. Un vrai philosophe, ce poète, comme le sont toujours les grands poètes.
D
De Thomas Bernhard, je vous proposerais "Le neveu de Wittgenstein", "Maîtres Anciens" et "Le Naufragé". Mais en réalité je les aimes tous. Ses angoisses l'ont conduit à un degré d'humour tellement élevé qu'il provoque des secousses prodigieuses. <br /> <br /> Sur le dogmatisme, oui, tenter de ne jamais s'arrêter. Cette phrase de Keats: "La seule façon de renforcer notre intelligence est de ne jamais avoir d'idées arrêtées sur rien, de laisser l'esprit accueillir toutes les pensées"<br /> <br /> Philosopher à l'infini, dit Marcel Conche.<br /> <br /> Aimez-vous Tchouang-tseu ?<br /> <br /> Vous êtes le bienvenu à l'Orée si vous le désirez !
B
Je vous remercie pour votre commentaire et pour la citation de Thomas Bernhard, que je connais très peu. J'avais écouté sur France Culture les extraits lus par Fabrice Luchini : j'ai pu constater que Thomas Bernhard semblait être un esprit angoissé, perturbé, misanthrope, et peut-être intéressant justement parce qu'il parvenait à transcrire, sans aucune concession, ses sentiments sur l'existence. Bref, c'est un écrivain que j'aimerais découvrir, et si vous avez un conseil de lecture à donner, n'hésitez pas, je suis preneur !<br /> <br /> Je suis également heureux de voir que vous comprenez le problème que pose le dogmatisme. Chercher à être toujours d'accord avec soi-même est le meilleur moyen de s'enfermer dans un système rigide, en immobilisant ce qu'il y a de meilleur en soi ; la pensée est avant tout mouvement, et c'est aller contre la nature de celle-ci que de la figer dans un cadre clos. Il serait d'ailleurs bien triste d'avoir un jour trouvé la vérité de l'existence ou je ne sais quelle fadaise de ce genre, car ceci reviendrait à renoncer à la pensée et à la philosophie, lesquelles doivent toujours être dans un processus de recherche pour être vivantes. Alain, mieux que quiconque, a illustré cette idée : "Oui, il ne manque pas d’hommes, vous en rencontrerez, amis, qui croient que le vrai est un fait, que l’on reçoit le vrai en ouvrant simplement les yeux et les oreilles ; qu’ils se chargent, eux, de vous faire rêver le vrai sans plus de peine que n’en demandent les autres rêves. Puisque le vrai est trouvé, disent-ils, il est puéril de le chercher. Spectacle étrange, mes amis, que celui d’hommes qui crient le vrai sans le comprendre, et qui, souvent, vous instruisent de ce qu’ils ignorent ; car souvent, eux qui dorment, ils réveillent les autres. Aveugles, porteurs de flambeaux.<br /> <br /> Les hommes qui veulent sincèrement penser ressemblent souvent au ver à soie, qui accroche son fil à toutes choses autour de lui, et ne s’aperçoit pas que cette toile brillante devient bientôt solide, et sèche, et opaque, qu’elle voile les choses, et que, bientôt, elle les cache ; que cette sécrétion pleine de riche lumière fait pourtant la nuit et la prison autour de lui ; qu’il tisse en fils d’or son propre tombeau, et qu’il n’a plus qu’à dormir, chrysalide inerte, amusement et parure pour d’autres, inutile à lui-même. Ainsi les hommes qui pensent s’endorment souvent dans leurs systèmes nécropoles ; ainsi dorment-ils, séparés du monde et des hommes ; ainsi dorment-ils pendant que d’autres déroulent leur fil d’or, pour s’en parer.<br /> <br /> Ils ont un système, comme on a des pièges pour saisir et emprisonner. Toute pensée ainsi est mise en cage, et on peut la venir voir ; spectacle admirable ; spectacle instructif pour les enfants ; tout est mis en ordre dans des cages préparées ; le système a tout réglé d’avance. Seulement, le vrai se moque de cela. Le vrai est, d’une chose particulière, à tel moment, l’universel de nul moment. À le chercher, on perd tout système, on devient homme ; on se garde à soi, on se tient libre, puissant, toujours prêt à saisir chaque chose comme elle est, à traiter chaque question comme si elle était seule, comme si elle était la première, comme si le monde était né d’hier. Boire le Léthé, pour revivre."<br /> <br /> Amicalement
D
Bonsoir Baschus,<br /> <br /> votre texte, et ce que j'ai pu lire sur votre blog, est admirable, étant entendu que je ne serai jamais tout à fait d'accord avec personne, ni avec moi-même, mais que m'intéresse plus que tout cette tension dans l'écriture, qui m'emporte et à laquelle je dois résister, et qui constitue selon moi un des plaisirs majeurs de la lecture.<br /> <br /> (Au passage, je m'aperçois à l'instant que je "vous dois cette chanson", comme disait Brassens dans un autre contexte)<br /> <br /> Pour faire suite à votre propos, cette phrase de Thomas Bernhard m'est revenue: "...,ma façon de lire est celle d'un feuilleteur supérieurement doué, c'est-à-dire d'un homme qui préfère feuilleter plutôt que lire, qui feuillette donc des douzaines, parfois même des centaines de pages avant d'en lire une seule; mais quand cet homme lit une page, alors il la lit plus à fond qu'aucun autre et avec la plus grande passion de lire qu'on puisse imaginer." (Maîtres anciens)<br /> <br /> Cordialement et encore merci!<br /> delorée
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