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Scolies
31 juillet 2012

CCXCIX

C'est le silence qui les réveille. Un silence étrange. Plus profond que d'habitude ; plus silencieux que les silences auxquels ils sont habitués.

– Jean Giono

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Il n'est pas vrai que l'arrivée du sommeil exige toujours un total silence. Je dirais plutôt que chaque homme est habitué à sa petite musique nocturne, qu'il chérit et dont il peut difficilement se passer ; cette musique est une variation sur le silence. La condition du bon sommeil, c'est l'innatention ; Morphée est ennemi de concentration et d'étonnement ; or, tout ce qui dérange les habitudes du corps réveillent concentration et étonnement. Il m'est arrivé de prêter ma chambre à un ami, et de la retrouver avec ma chaleureuse horloge arrêtée. Pourtant, cette horloge est tout à fait plaisante ; un coq enthousiaste est dessiné dessus ; en revanche, son tic-tac régulier n'est pas discret. Mon ami ne pouvait pas dormir avec ce bruit qui le rendait fou, me disait-il. Quant à moi, qui dort tous les jours avec mon coq horloger, je ne remarque même pas cette austère musique et n'y pense jamais. 

J'ai pris l'habitude de dormir avec un fond sonore depuis mon adolescence lorsque je me plaisais à écouter des émissions quelconques à la radio en éteignant ma lumière. Quoique je puisse dormir très bien sans cela, car, n'étant pas du genre anxieux ou obsédé, j'ai le sommeil facile, j'ai gardé l'habitude d'écouter toujours quelque chose avant de m'endormir. Les Nocturnes de Chopin m'ont conduit un nombre étonnant de fois jusqu'au royaume du frère jumeau de Thanatos. Les cours de Deleuze ont davantage nourri mon sommeil que mon entendement : j'avais tellement pris l'habitude de m'endormir à la voix de Deleuze que lorsque je l'écoutais au milieu de l'après-midi, je ne pouvais m'empêcher de faire une sieste. Bien des fois j'ai écouté le même cours, ne me souvenant plus du tout de ce que le célèbre philosophe séducteur avait raconté avant que je ne perde conscience. Je ne suis pas toujours aussi négligent avec mes conférenciers : connaissant ma capacité hors du commun à m'endormir à leurs voix, je m'assure désormais de les écouter en me couchant une heure avant que ne passe le ponctuel wagon de Morphée, ce qui, du reste, ne m'empêche pas de le prendre bien souvent en avance. Ces voix qui exposent un concept philosophique, qui racontent un événement de l'histoire, qui lisent un roman ou un poème, elles me bercent dans la nuit comme l'harmonieuse suite de notes de Chopin, Bach et Monteverdi. Il y a un moment où les paroles d'un conférencier cessent d'être des phrases chargées de sens pour devenir un flux indécomposable de sons indistincts, une mélopée sourde et suave, un peu semblable au tic-tac de mon coq horloger ; à ce moment, je ne suis plus attentif à rien, mon entendement m'abandonne, ma pensée s'allège, et, doucement, agréablement, je m'endors. Le silence de mes nuits est une rassurante musique humaine. 

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30 juillet 2012

CCXCVIII

Il aurait été plus aimé si la capacité lui avait permis d’être moins inquiet, et si l’humeur n’avait pas été un nuage qu’on ne se soucie pas toujours de percer pour trouver la vertu qu’il cache.

– Saint-Simon

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L'humeur est de surface. L'humeur est ce qui recouvre la personnalité de l'homme ; elle nuit à la juste perception de l'âme. L'âme, c'est l'être débarrassé des contingences du corps, c'est-à-dire les maladies, la fatigue, l'humeur. Quand un homme de mauvaise humeur nous agresse, ce n'est pas l'âme de cet homme qui s'en prend à nous, mais son humeur : simple conséquence physiologique ; effet normal de la physique du corps humain. Ceci ne fait pas difficulté, car la mauvaise humeur, quoiqu'elle soit plus marquée chez certains, touche tout le monde sans exception. Qui ne s'est déjà réveillé du mauvais pied, grognon, cherchant noise à tous ceux qui osent nous adresser la parole ? Un homme sans humeur ne serait pas même un saint, ce serait une âme pure, un être ne portant plus le fardeau de son corps ; et l'on peut imaginer que tels nous serions tous au paradis, de libres singularités non enchaînées par les rets mouvants du corps. En attendant le paradis, ne désespérons pas, et cessons de favoriser l'humeur en attaquant injustement les âmes qui en sont malheureusement la proie ! Il n'y a rien de pire que de dire à une pauvre âme qu'elle est grognonne ce matin, qu'elle est esich comme on dit dans mon patois. Souvent, lorsque sans être de bonne ou de mauvaise humeur, nous sommes soupçonnés à tort d'être ronchon un matin, c'est alors que l'humeur se manifeste et nous rend acariâtre auprès des autres. Nous savons tous comme il est difficile de résister au mouvement de l'humeur, ne la provoquons donc pas chez les autres ! Si tout le monde faisait cet effort, le monde serait déjà un peu plus joyeux. Saint-Simon, qui écrit toujours avec une précision implacable, dit, en un moment de génie, que l'humeur est un nuage qu'on ne se soucie pas toujours de percer ; c'est dire en une expression ce qu'il faudrait développer en plusieurs pages. La morale de tous les jours, qui consiste essentiellement à augmenter le bien-être de nos proches, consiste justement à oser prendre la peine de percer ce nuage, c'est-à-dire à ne pas se laisser abuser par les réactions toutes chimiques du corps, et songer toujours à l'âme vertueuse qui se laisse contempler pour peu qu'on la choie un peu. Avec de la patience, derrière les cumulus, stratus et nimbus du corps, l'âme finit toujours par poindre au regard attentif du sage. 

29 juillet 2012

CCXCVII

Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellentes solutions de pénétrer plus avant dans l'âme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre ces phénomènes.

– Proust

Madeleine_Lemaire

Encore une fois Proust affirme la primauté du particulier sur le général ; ce grand chercheur de vérité, préfère à une analyse sociale et grossière d'une population donnée, la délicate et complexe peinture d'un être choisi. Braquant son télescope sur chaque être, Proust est semblable à ces marins audacieux qui rêvent non pas de « voyage » dans tout ce que cette acceptation à de générale et de vulgaire, mais qui se figurent la particularité de chaque île, de chaque parcelle de terre qu'il se prépare à visiter. Dans la Recherche du temps perdu, le narrateur sublime chaque pays ou ville sur lesquels il fantasme inlassablement ; Venise, la sublime ville fleurie, ou encore Balbec, ville normande qui se retrouve métamorphosée en une ancienne poterie, sont semblables aux personnages qui évoluent dans l'oeuvre. Ces villes sont l'objet de rêveries incessantes ; après avoir été, presque nécessairement, le fruit d'une déception lorsqu'elles sont apparues au narrateur sous leur forme réelle et objective, elles sont observées à l'extrême, étudiées minutieusement pour en extraire leur essence particulière ; ce qu'il y a d'unique et de véritablement beau en elle.

Ce processus qui consiste à extraire d'un lieu son essence pour en saisir la magnifique vérité, se répète avec les personnages. Proust fait vivre au fil de sa plume tout un univers, un théâtre mondain dans lequel se meut des individualités dont le caractère est particulièrement marqué. On retrouve dans le salon de la bourgeoise Madame Verdurin, qui veut de toute la force de sa médiocrité renverser l'aristocratie, le docteur Cottard qui ne maîtrise pas le langage en accordant à chaque expression toute faite un sens propre et non pas figuré ce qui le conduit à être le bouffon inconscient de ce salon ; Madame Verdurin, pleine d'indulgence pour ce médecin qu'elle pense supérieur, se montre, en revanche, très sévère à l'égard surtout de Saniette et parfois même de Brichot, universitaire pédant qui, pour se faire valoir, prend plaisir à expliquer l'étymologie de chaque nom de ville. La science de Brichot, le raffinement du Baron de Charlus, la bêtise de Madame Verdurin sont décrites précisément dans la Recherche ; chaque caractéristique est éclairée puis analysée. En réalité, si l'on considère l'ensemble des personnalités qui peuplent l'oeuvre proustienne, l'on s'aperçoit que chaque personnage ou presque représente un type particulier ; ainsi, Madame Verdurin incarne le monde bourgeois en mal de gloire et qui, à la manière de Prométhée, souhaite voler aux aristocrates la flamme de la renommée mondaine ; Swann est le type de l'artiste inaccompli, de l'esthète maudit qui a préféré se marier avec une cocotte plutôt que de créer un chef-d'oeuvre. Quant à Albertine, elle est l'allégorie de la femme ; femme insaisissable et pour laquelle on est passionnément jaloux car elle renferme en elle-même un secret ; l'homosexualité de la jeune fille est un moyen pour Proust de provoquer la jalousie du narrateur mais signifie également, implicitement, le mystère de l'amour, l'impossibilité de saisir complètement l'être aimée ; l'homosexualité féminine, en un mot, permet à l'auteur d'illustrer deux principes essentiels : d'abord, la multiplicité du moi qui, dans le cas d'Albertine la conduit à désirer à la fois les hommes et les femmes, et ensuite, ce mouvement infiniment complexe de l'amour qui vogue du dedans au dehors, c'est-à-dire qui amène l'amant à vouloir sortir de lui-même, à rechercher un autre moi, l'être aimé, qu'il ne pourra jamais posséder entièrement.

Il est naïf de croire que l'on peut comprendre l'homme en analysant un groupe social car un homme est à lui seul tout un univers intérieur particulier ; il est doué d'une pensée, c'est-à-dire d'une richesse spirituelle qui le différencie de l'intégralité de ses congénères. On ne peut pas même comprendre l'homme, à la façon de Zola, à savoir en analysant les vices et les vertus qui nous ont été transmises génétiquement. Mais bien plus, pour Proust, l'homme doit être le modèle d'une peinture particulière car il n'est jamais le même ; nous changeons au fil du temps qui nous happe, nous transforme et nous métamorphose ; le temps est pour nous un chrysalide qui ne nous délivrera qu'à l'heure funeste où nous lui aurons échappé. Nous sommes également différents inconsciemment ou consciemment selon nos fréquentations : amical et affectueux avec nos amis, tendre à l'extrême dans les bras de notre amante. Moralité : contrairement à ce que pensent les sociologues ennuyeux qui nous bassinent avec leurs statistiques interprétables à l'infini, c'est l'individu singulier qui éclaire le monde social, et, par suite, la nature humaine elle-même.

28 juillet 2012

CCXCVI

Justifier l’homme dans les images et les représentations que son esprit a créées est une noble entreprise bien préférable à celle qui consiste à recueillir des particularités historiques plus ou moins insignifiantes.

– Hegel

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Pour le philosophe, les dieux sont dans la cuisine, et partout ailleurs, dans toutes les civilisations, dans toutes les manifestations de l'esprit. La célèbre formule de Térence, rien de ce qui est humain ne m'est étranger, devrait être la formule de tous les philosophes. Dans toutes les activités, oeuvres, gestes, comportements humains, l'homme peut se reconnaître, et doit le faire ; même ce qui lui semble le plus absurde est une manifestation particulière de l'esprit. Les contingences, les siècles, les régions, les langages séparent les hommes ; l'esprit les réunit et réconcilie les différences en son mouvement d'unification. Le procédé de cette unification, c'est l'intelligibilité. Le philosophe trouve de l'intelligibilité en toute création humaine, même dans ce qui est de mauvais goût. Même le laid n'est point arbitraire. L'impossibiité d'atteindre le beau idéal ou une conception corrompue de cet idéal fait sens ; il n'y a rien d'arbitraire dans le moche. Ainsi, notre hideuse culture contemporaine, riche de mille déchets divers, peut également être un objet d'étude pour le philosophe ; il s'attachera à faire la genèse de cette immense poubelle, et surtout, réunira toutes ses connaissances sur son époque pour réellement la comprendre : le vrai, c'est le tout. Il n'est pas du tout illogique que notre époque aux valeurs si détestables produisent des oeuvres si détestables ; en cela, le mouvement de l'esprit est parfaitement cohérent. Temporairement, le philosophe en tant qu'il étudie le monde humain et son développement, doit jeter les yeux de l'esprit partout sans juger, sans rire, sans souffrir : la compréhension neutre s'oppose en effet à tous ces affects qui détournent l'entendement de sa marche droite. On remarque qu'il s'agit d'une position difficile à tenir, qui a presque un côté ascétique ; c'est pourquoi tant de savants se contentent de faire un besogneux travail d'ouvrier, tout à fait étranger à la tâche du philosophe de l'esprit. 

27 juillet 2012

CCXCV

Les grandes machines de style, avec le perpétuel ronron de leurs phrases, m’ont à jamais dégoûté de la forme. Pauvres livres, si harmonieux, si l’on veut, et si assommants ! Dans les livres que j’aime, il n’y a pas de rhétorique, il y a même bien des imperfections, mais celui qui les a écrits valait tous les Flaubert du monde.

 Léautaud

9782070374304


Aussi il n'est pas étonnant d'apprendre que Léautaud lisait sans cesse les Souvenirs d'égotisme, que je suis en train de lire avec beaucoup de bonheur en ce moment, et en me faisant le même genre de réflexion que le vieux ronchon. D'où vient que le travail de la forme, aboutissant au beau style à la Chateaubriand, Flaubert ou tant d'autres, puisse s'avérer aussi décevant et même inférieur au style négligé d'un Stendhal ? Cette perfection du style ne doit pas être une vraie perfection, puisqu'elle est si peu satisfaisante aux yeux de certains lecteurs. Mais les stendhaliens sont une minorité, et l'on voit davantage de personnes vénérer Flaubert que Stendhal. Tout de même, d'où vient ce mystérieux décalage ? Les plus grands artistes n'étaient peut-être pas tous des perfectionnistes obsédés, après tout. Vivaldi est grand, et ne s'amusait pas à travailler pendant cinq ans sur un opéra. Peut-on à la fois aimer Stendhal et préférer Wagner à Rossini ? Ces affinités éclairent le problème, je crois. J'en cherche dans l'histoire de la peinture, mais je m'aperçois que mon ignorance est trop grande en cette matière. Toujours est-il que je crois saisir cette idée d'après laquelle le coeur de l'activité esthétique est moins dans le travail besogneux, dans le perfectionnisme consciencieux, que dans la force spontané de l'élan créateur. L'artiste s'appuie moins sur son entendement que sur son intuition et ses instincts, ce que Flaubert ne concède jamais. Certes, il serait sot de réduire le rôle majeur du travail de l'intellect dans l'élaboration des oeuvres d'art, car le travail se rajoute à l'élan sans le remplacer. Où est l'élan dans Salammbô ? Là dedans, tout est médité, calculé, développé selon un plan précis ; c'est le fruit ennuyeux d'un besogneux travail d'ouvrier ; c'est un étalage brillant de guirlandes faussement parfaites se pâmant devant le lecteur exaspéré. Quand j'avais lu ce bouquin, j'étais encore immature en littérature ; je n'étais pas sûr du tout de mes jugements ; aussi, je crois bien que je m'étais forcé à l'aimer, j'essayais de me persuader de la perfection incontestable de Flaubert. Vraiment, sans la lecture de Stendhal, vers mes 18 ans, je serais resté un sot en littérature et sans doute en bien d'autres domaines. Dès que je lis cet auteur unique, non seulement je suis heureux comme si je retrouvais mon meilleur ami absent depuis des mois, mais de plus, je m'abandonne davantage à moi-même, préférant mes maladresses personnelles à la poursuite futile et affectée d'une vaine perfection.

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26 juillet 2012

CCXCIV

 Il est tout aussi agréable d'écouter la musique qu'il est déplaisant d'en entendre parler. 

– Lichtenberg

Le commentaire musical n'intéresse personne. La lecture de Schopenhauer aide à comprendre pourquoi : la musique dépasse le langage ; à proprement parler, on pourrait dire qu'elle est alogique. Ici, plus qu'ailleurs, le plaisir esthétique, et peut-être même la compréhension esthétique, est sans concept. C'est réduire la puissance de la musique que de l'abaisser à une quelconque suite de caractéristiques, à une narration, à une histoire, ou à n'importe quoi d'autre ; la musique est au-delà des catégories du langage, car elle relève de la pure sensibilité. Je fus de nombreuses fois déçu en lisant les commentaires de musicologues sur certains préludes de Chopin cher à mon coeur ; dans leur langage recherché, je ne retrouvais jamais mon bonheur d'écouter. Même l'histoire de la musique, pourtant assez intéressante dans ce qu'elle engage de liens avec la civilisation tout entière, est moins passionnante qu'on ne se l'imaginerait. Désormais, plutôt que de lire un ouvrage volumineux sur l'évolution de la musique, je me contente d'écouter en sachant un minimum le contexte de la musique, maigre connaissance qui s'avère amplement suffisante pour le bonheur de mes oreilles. Monteverdi, qui a mes faveurs en ce moment, a composé dans cet extrait l'un des plus beaux duo de tous les temps. On pourrait faire mille développements sur cet air, non seulement des développements plus ou moins pédants de musicologie, car on voit bien ici comment l'émotion est transmise d'une manière radicalement différente d'un opera seria du XIXème siècle, mais également des développements plus généraux sur l'amour, la profondeur de la correspondance entre le dialogue amoureux et la musique, etc. Mais à quoi bon tout ce bavardage ? Il est déjà vain de commenter une madone de Raphaël ou même le Lys dans la Vallée ; toutes les oeuvres de génie se suffisent à elles-mêmes et contiennent en elles toute leur puissance. Il faut toujours en revenir à Kant et à l'universalité sans concept. Le silence est le plus respectueux et le plus efficace des réceptacles de l'art véritable. Je suis de plus en plus persuadé que notre tâche n'est pas de commenter les grandes oeuvres, mais plutôt de diriger l'attention vers celles-ci et d'en faire des sources intarissables de profondes sensations et pensées pour notre épanouissement personnel. La belle oeuvre est toujours assez claire par elle-même ; c'est sur l'individu qu'il faudrait travailler, pour lui permettre de  hisser progressivement sa sensibilité et son goût au niveau des hautes exigences du génie, difficile tâche. Notre mission se résume en deux mots, pas plus : faire aimer.

25 juillet 2012

CCXCIII

Le chant qui s’échappe de la gorge, est la récompense, qui mille fois récompense.

– Goethe

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Comme la vertu est à elle-même sa propre récompense, les efforts du chant sont récompensés par le chant lui-même. L'exercice de l'art est une jouissance supérieure qui se suffit à elle-même, si tant est qu'on ait l'âme artiste, ce qui n'est certes pas le cas de tout le monde. Ils sont méprisables, ces vaniteux qui toujours se servent de leur art comme d'un moyen pour arriver à une fin abjecte, comme si la basse satisfaction de l'ambition et de l'amour-propre valait le bonheur de l'activité artistique ! Le chant, qui offre un bonheur si visiblement physiologique, est, avec la danse, le modèle de cette sorte de bonheur. Le plaisir est le signe des puissances, dit Aristote. Ainsi l'art, plus que n'importe quelle activité, peut être dite pure. L'activité artistique est par excellence celle qu'on fait pour elle-même. Je chante parce que j'aime chanter : tel doit être la pensée primitive de tout véritable chanteur ; et le rêve de la gloire, par exemple, ne doit être qu'un luxe, un plus dont on pourrait très se passer. Tout ceci est particulièrement visible pour le chant, pour des raisons que tout le monde aperçoit en chantant ou en sifflant sous sa douche et dans la rue, mais il en va de même pour tous les autres arts, peinture, sculpture, ou écriture. Lucien de Rumembré n'est pas un artiste authentique dans la mesure où il ne se satisfait pas le moins du monde de son activité littéraire ; s'il n'écrit, ce n'est jamais que pour atteindre la gloire, augmenter sa fortune, et faire la femmelette dans le monde parisien. Stendhal écrit nombre de ses ouvrages en sachant très bien qu'il ne les publiera pas de son vivant ; et pourtant, le bonheur de l'écriture se sent à chaque page. L'artiste authentique agit non en pensant aux effets que son oeuvre future va provoquer dans son entourage et chez le vulgaire, ce qui est vulgaire, mais pour l'action artistique elle-même : quand il écrit, il écrit ; quand il danse, il danse. Cet élan vers l'action sans trop de pensée caractérise le bonheur de l'artiste. En regardant le mouvement créateur d'un écrivain, on y trouvera moins de pensée, je veux dire de méditation, de rêverie, de calculs ambitieux qu'on ne s'y attendrait. L'artiste malheureux est celui qui pense produire et qui ne produit point. 

24 juillet 2012

CCXCII

Οἱ ἄνθρωποι γεγόνασιν ἀλλήλων ἕνεκεν· ἢ δίδασκε οὖν ἢ φέρε.*

– Marc Aurèle

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Par cette maxime, le philosophe stoïcien nous enseigne une vérité que chacun peut appliquer au quotidien ; ne soyons pas la dupe d'une fausse modestie ! Il nous faut reconnaitre qu'en présence de certains individus et en certaines circonstances nous pouvons et, même, nous devons agir sur autrui. Il ne s'agit nullement de gouverner en dictateur son monde mais d'élever les personnes dont l'amitié et l'affection nous sont précieuses ; entendons-nous sur le mot "élever" et considérons-le dans son acceptation idéaliste, c'est-à-dire en pensant l'évolution positive qu'elle suggère. Élevons nos amis vers une sagesse de vie, vers une joie dans l'étude que, selon la formule rimbaldienne, "nul n'élude" et ne nous bornons pas à instruire autrui, au sens scolaire et abrutissant du terme, nos proches. Préférons le doigt pointé vers le ciel du sage philosophe et la plume légère du profond écrivain à la règle sévère du rigide maître d'école. Car cette instruction dont nous parle Marc Aurèle a ceci de spécifique qu'elle englobe en son sein un détachement essentiel de la part de celui qui prodigue un enseignement. Suggérons à nous, amis des lectures, des réflexions de notre cru et dont nous sommes intimement persuadés de l'objectivité, et, par là même, de la véracité ; agissons, en un mot, à l'image de ces messagers de la foi qui conduisent, avec assurance, leur fidèle sur le chemin de la vérité ; car toute vérité, malgré son caractère absolu et intransigeant, est l'enfant de toute réflexion profonde et, en cela, elle se révèle être féconde. Le métier d'un ami avisé est profondément idéaliste puisqu'il exige une volonté de s'unir intellectuellement mais aussi de s'ouvrir à l'autre pour, si cela est nécessaire, le mener patiemment vers des vérités qui lui étaient jadis cachées. Quel bonheur ineffable de révéler sa sensibilité singulière à un autre être, de quitter son moi ! Mais quel plaisir, plus grand encore, l'on éprouve lorsque l'on voit dans le visage émerveillé d'un ami s'illuminer le feu de la vérité, signe discret d'une évolution vers une compréhension plus grande du réel !

Cependant, il faut le dire aussi, il est bien rare d'agir à ce point sur autrui. Devenir un véritable Pygmalion suppose deux choses seulement mais elles sont indispensables : avoir, d'abord, une influence suffisante sur sa "statue" pour pouvoir la modeler idéalement et, ensuite, agir sur un être qui, en puissance et de manière effective, est capable de s'élever. Ces deux conditions, en réalité, ont infiniment de chance de ne pas se rencontrer, à l'image de ces atomes particuliers qui en s'unissant à un moment précis ont créé le miracle de la vie. Devant la rareté de ce phénomène, il ne faut ni s'étonner, ni se désespérer mais comprendre que nous devons agir avec distance sur autrui. Marc Auréle, en bon  stoïcien, nous apprend l'indifférence qui est, dans cette sorte d'enseignement, primordiale. Agissons sur autrui autant qu'il est possible de la faire mais ne nous tourmentons pas si sur la plupart des personnes cette influence positive ne donne pas naissance à l'effet escompté. Car certains ne nos amis sont aveugles face aux richesses que nous sommes prêts à leur prodiguer. Ces infirmes sont les victimes d'un mal fort répandu dans notre siècle souffrant : la médiocrité ! Le voilà ce monstre universel qui dévore tout ; femme et homme n'échappent pas à son tourment et lorsque l'on rencontre l'une de ces pauvres âmes irrémédiablement contaminées, il est bien rare qu'elle souhaite guérir. Refusant nos baumes salvateurs, ces malades se complaisent dans leurs vices d'où ils tirent une calme et débile jouissance. Sans colère et sans larme, il nous faut faire le deuil de nos espérances et, avec infiniment de recul, accepter et, surtout, supporter ces êtres chétifs. Une comédie se joue alors entre l'homme sage et l'aveugle contaminé ; le philosophe ou l'ami avisé est celui qui a la sagesse d'entretenir son amitié en consentant à supporter cette médiocrité sous-jacente, sans en être infecté lui-même. Marc Auréle nous enseigne l'acceptation d'autrui sans haine mais avec cette part d'indifférence joyeuse et compatissante faisant de lui un modèle de sagesse supérieure. 

* Les hommes sont nés les uns pour les autres ; instruis-les donc, ou supporte-les.

23 juillet 2012

CCXCI

Au reste il est clair que le souvenir de l’oeuvre ne remplace nullement l’oeuvre ; même pour un poème solennellement relu, cela nous étonne ; et cet étonnement ne s’use point.

– Alain

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Tout grande oeuvre doit être relue. Ce n'est que par la répétition que l'oeuvre s'ancre progressivement en nous ; la première lecture est trop brutale, laisse une impression souvent vive, mais peu durable ; le souvenir s'altère rapidement et atténue la puissance de l'oeuvre. Au contraire, à chaque relecture, la grande oeuvre renaît avec un éclat toujours renouvelé. Rien n'arrête cet échange fécond du lecteur et du poète ; ici, le temps ne fait point vieillir : il porte le nouveau. Et la nouveauté réellement intéressante se trouve plutôt dans les choses anciennes que dans les choses nouvelles ; ceci est vrai pour le sujet comme pour la civilisation, je crois. 

Un poème aimé doit être appris par coeur. Par ce procédé tout simple et pourtant presque magique, l'oeuvre peut être convoquée à notre bon gré et autant de fois que nous le désirons. Le bonheur du poème n'a alors pas de fin. À chaque circonstances de la vie quotidienne, nous pouvons choisir de nous isoler avec le poète, de l'écouter chuchoter ses vers à notre esprit, de suspendre temporairement le flux ininterrompu et désordonné du monde moderne pour nous recueillir avec la poésie, l'art, l'humanité. Lorsque nous récitons un poème, notre mémoire, il est vrai, fonctionne comme un mécanisme ; toutefois, si nous ne demeurons pas passif devant cette prodigieuse mécanique et que notre esprit est éveillé, cette activité est merveilleusement vivante, c'est-à-dire imprévisible et créatrice. Cet étonnement ne s'use pointBooz endormi, le plus beau poème du monde, ne s'use point. Combien de fois ai-je été surpris d'une manière nouvelle en relisant ce poème ? Il y à peine deux ans que je l'ai connu. Je me suis pénétré de son sens des dizaines de fois, sans avoir besoin des commentaires des pédants pour cela. Que sera-ce dans cinquante ans, si la Providence capricieuse daigne me faire vivre jusque-là ? Peut-être me souviendrai-je, avec un peu de nostalgie, l'ingénuité de mon amour pour ce poème ; peut-être serai-je encore plus ingénu qu'à vingt ans. Ma lecture sera autre, c'est la seule chose certaine. 

22 juillet 2012

CCXC

La femme qui vit de la tête est un épouvantable fléau. Elle réunira les défauts de la femme passionnée et de la femme aimante, sans en avoir les excuses. Elle est sans pitié, sans amour, sans vertu, sans sexe.

– Honoré de Balzac

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Parfois, j'ai envie d'insulter ces femmes qui vivent dans le monde rationnel, que dis-je, dans l'univers fermé autour duquel gravite des idées saugrenues autant que farfelues. Ce soir, je me permets enfin de l'écrire : haro sur la femme qui pense trop ! Balzac résume brillamment les défauts inhérents à cette machine à penser qui ignore qu'elle possède un corps et qui se fait même une vanité de l'oublier. Car la femme qui se targue de vivre en priorité dans son intériorité vit dans un véritable théâtre où elle est à la fois l'acteur, le spectateur et le farouche metteur en scène. Démultipliant son moi à l'infini, elle se contemple jour et nuit, change de personnalité au gré de son humeur instable comme une femme coquette qui se parerait en fonction du caprice des saisons, affectant toujours un air pensif, méditatif, et parfois même, afin de se vêtir d'une nature d'artiste, mélancolique à l'instar de ces jeunes gens qui, portés par le souffle de Werther, obéissaient à cette curieuse mode qui les conduisaient à tourner vers la réalité des yeux humides de larmes factices et des regards faussement plaintifs. Se trouvant contrainte à toujours paraître profonde, ces ouvrières de la pensée finissent par baver de vains monologues absurdes et dont le sens est par elles jalousement gardées comme ces divinités qui cachaient aux pauvres mortels les secrets de l'univers. Ces esprits subtils nagent dans un bonheur parcourru de vapeurs nébuleuses et spirituelles. Elles sont plus obscures que cohérentes et plus ridicules que nobles. 

Balzac, dans ses propos, est le pionnier de son sexe car son affirmation n'est pas aisément compris de tous. Après tout, une femme qui pense semble supérieure à la cocotte qui ne se préoccupe que de vains soucis ; a priori la singulière intelletcuelle vaut mieux que la femme ordinaire. Affirmer cela revient à négliger le charme des jeunes filles qui assument parfaitement leur féminité. La sagesse repose en l'être qui s'accepte et se connaît le mieux ; or qu'est-ce que la femme qui pense ? Un vulgaire pantin ou plus exactement un primate qui singe les actions des hommes. La femme qui pense, ou plutôt, pour être plus exact, celle qui fait mine de renfermer en elle tout un univers de richesses et une âme d'artiste, se ment à elle-même, se joue de sa feminité. De là vient que ces femmes, héritières de Simone de Beauvoir, sont en réalité des névrosées qui, pour montrer l'étendue de leur talent littéraire, se forcent, afin de se donner plus de crédibilité, à nier en elle toute féminité. Le corps est alors négligé ; il n'est plus un instrument de plaisir mais le symbole, pour ces détraquées, d'une médiocrité sous-jacente à leur être qu'elles se doivent de combattre farouchement. 

Cependant, cette gangrène de la pensée n'est plus le fardeau uniquement du beau sexe mais également de l'être humain en général. Depuis la fin du XIXème siècle, nous sommes face à un foisonnement d'auteurs qui ne jurent que par l'intellectualité. Marcel Aymé décrit, dans Le confort intellectuel, ce mal du siècle qui commence avec les romantiques et semble ne pas vouloir prendre fin. Mallarmé et Baudelaire se perdaient déjà dans les méandres d'une pensée confuse, mais ce sont les surréalistes qui ont sacré le droit à la pensée pure ; cette pensée envahit l'écriture ; elle n'est pas seulement omniprésente mais son besoin toujours plus grand d'abstraction et de profondeur la conduit à devenir absurde. Dans les romans, il n'y a plus de personnage, plus de récit ; dans la vie réelle, il n'y a plus de femmes qui savent se faire désirer, et tout pragmatisme est proscrit dans les conversations. Nous sommes dans un siècle où la pensée dépasse le corps dans un élan faussement idéaliste et ridiculusement hypocrite. L'homme ne peut pas fuir sa nature, il est un corps et une intelligence, il ne peut pas annihiler l'un au profit de l'autre sans tomber soit dans la stupide bestialité, soit dans le galimatias d'un intellectualisme abrutissant. Heureusment pour nous, les marmottes n'oublient point qu'elles ont aussi un coeur. 

21 juillet 2012

CCLXXXIX

Eh bien ! enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu'ils sont, des moyens.

– Honoré de Balzac

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Comme le titre de l'ouvrage l'indique, Illusions perdues est un roman consistant essentiellement à déniaiser le célèbre protagoniste, Lucien de Rubempré, et évidemment, par la même occasion, le lecteur, qui lui aussi est est presque toujours riche d'illusion, notamment sur la vie parisienne et le milieu de la littérature. L'oeuvre, comme toujours chez Balzac, n'a pas pris une ride, malgré les siècles ; la transposition avec notre propre époque se fait naturellement, sans même y songer. Aussi, il faut dire qu'il n'y a rien de plus sot que de lire Balzac en simple historien, comme on le fait assez souvent. Quiconque a lu Balzac sérieusement ne peut pas s'en tenir bien longtemps au cliché de l'écrivain réaliste, rigoureux peintre de son temps ; la fantaisie et la profusion stylistique inimitable viendront très rapidement effacer ce pénible préjugé.

Dans le roman, comme d'habitude, notre puissant écrivain n'y va pas par quatre chemins, et tous les procédés littérairse sont employés : description sardonique, discours pathétiques, dialogues ironiques servent ensemble à dévoiler la cuisine de la gloire, ainsi que le dit génialement Balzac. Là, en l'occurence, Lousteau, fascinant personnage clef de l'oeuvre, est en ne peut plus explicite. J'admire sa phrase brève qui résume tous les longs discours qu'il a tenu auparavant à Lucien de Rubempré. Comment ne pas songer directement à Kant en l'écoutant, ce conseil cynique ? "Agis de façon que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen." La lecture de Kant jointe à celle de Balzac permet d'établir ceci : il est rigoureusement impossible d'être moral dans le monde commercial du journalisme et de l'édition ; on pourrait aller jusqu'à dire que la moralité est absolument contraire à la satisfaction de la passion de l'ambition. Entre parvenir et vivre moralement, il faut choisir ; le choix est en général si vite fait que la question ne se pose même pas. Au moins, au début du XIXème siècle, la question se posait, ce qui est déjà beaucoup ; désormais, la moralité n'existe même pas comme question. 

Pourtant, il me semble que nous pourrions sortir la maxime de Kant de la moralité pure et strictement théorique ; je veux dire qu'elle ne me semble pas impossible à pratiquer, si tant est que l'on a un mode de vie pouvant correspondre à l'exigence de la maxime. Il s'agit d'un effort permanent à faire sur soi en cherchant sans cesse à voir l'être humain en son semblable, le reconnaître comme un frère, et ce, quel que soit la situation donnée. Alors évidemment, lorsque notre seul objectif dans la vie est de gravir les vaines échelles de la vie sociale, les exigences de la maxime paraissent utopiques ; en effet, parvenir, c'est maîtriser l'argent, c'est être capable de voir dans tous les individus qui nous  un moyen d'augmenter son capital, ce qui est de toute façon inévitable si l'on se souvient que l'argent, par définition, ne saurait jamais être une fin. On comprend donc aisément pourquoi le mode de vie capitaliste, entièrement fondé sur l'argent et donc sur le culte d'un simple moyen, s'oppose totalement à toute forme de vie morale. On ne saurait espérer qu'une majorité d'hommes choisissent le chemin de la vie morale ; que le vulgaire tende à la bassesse pratique plutôt qu'à la moralité désintéressée n'est certes pas une découverte ; toutefois, on pourrait légitimement attendre de nos semblables encrassés dans la triste vie capitaliste qu'ils ne donnent pas de leçon de morale, comme ils ne se privent pas de le faire. Ce qui est insupportable, ce n'est pas le vice, souvent charmant comme le diable, mais les belles âmes, ces déchets roses de l'humanité qui font les pires infâmies en tenant des discours puant la condescendance et la honte de la fausse bonne conscience.

20 juillet 2012

CCLXXXVIII

Mais la voici qui vient, l’éclat d’un tel visage

Du plus constant du monde attirerait l’hommage,

Et semble reprocher à ma fidélité

D’avoir osé tenir contre tant de beauté.

– Corneille

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La nature est un temple où de vivantes prêtresses se laissent parfois admirer par les amoureux du Beau. Les fleurs sont variées ; chacune offre un attrait différent ; et il serait sot, presque immoral, d'en cueillir une pour subitement oublier toutes les autres après. D'accord, toutes ne peuvent être cueillies ; mais toutes les belles fleurs peuvent être contemplées. Apprécier le beau à sa juste valeur est moins un luxe qu'un devoir ; c'est du moins ce que m'indique ma conscience morale, qui est infaillible, parait-il. Je sens que je dois respect à ces rares femmes dont la beauté surpasse toutes les autres ; et si mon corps ne se prosterne pas devant un tel échantillon supérieur de la nature féminine, mon esprit lui rend tous les hommages dont il est capable. En cela, je crois aimer la nature plus que d'autres, qui se ferment volontairement les yeux, par peur sans doute de ne pouvoir empêcher de métamorphoser un légitime plaisir esthétique de l'esprit en frustration du corps tristement impuissant devant ces fleurs mouvantes impossibles à cueillir par un simple geste volontaire. La beauté exige l'attention et heureusement l'obtient presque toujours. Trop souvent méprisée, la beauté féminine est l'une des grâces de ce monde, et constitue peut-être une meilleure preuve de l'existence de Dieu que l'enchevêtrement fantastique des millions d'espèces d'insectes fourmillant dans le monde. Certes, elle est en grande partie un don ; mais il faut dire aussi qu'une femme née avec de belles formes mais qui ne sait pas les mettre en valeur ne saurait être belle. Il y a toujours une part de travail, c'est-à-dire d'artifice dans la beauté féminine ; sans l'art, la beauté naturelle est invisible. Célébrer une belle femme, c'est donc non seulement saluer l'oeuvre de la nature qui a su engendrer une créature aux formes bien agencées, mais également l'oeuvre artificielle de la femme qui a su, grâce aux vêtements, maquillages, coiffures et autres apparats, élever le corps nu en un bel objet digne des regards et des hommages. Ces réflexions font voir qu'on ne saurait aimer la beauté féminine sans aimer une multiplicité de femmes, quoique ce devoir de contemplation n'exclut ni la préférence, ni la fidélité, du moins prise en un certain sens. La résistance des yeux est vaine devant une belle fleur, et l'abandon de soi face à la beauté est le relâchement le plus pardonnable de tous.

19 juillet 2012

CCLXXXVII

Plus je vais, et plus je pense qu’on ne devrait peut-être commencer à écrire que vers quarante ans. Avant, rien n’est mûr, on est trop vif, trop sensible, pour ainsi dire, et surtout on aime encore trop la littérature, qui fausse tout.

– Léautaud

Deux questions s'imposent : d'abord, que fait-on en attendant d'avoir quarante ans ? Ensuite, comment peut-on être sûr de ne pas rendre l'âme avant la quarantaine ? Le cas tragique de Simone Weil fait réfléchir. Je fus réellement indigné lorsque je découvris, coup sur coup, et son potentiel unique, et la brièveté de sa vie. On devrait pouvoir sacrifier des bonhommes inutiles pour que Dieu fasse vivre les grands de ce monde. J'aurais tout fait pour que Simone Weil vive et épanouisse sa pensée prometteuse. Il est scandaleux qu'une femme aussi prodigieuse meure à 34 ans tandis que tant de salauds et de connards croupissent dans leur basse existence jusqu'à leur centième année. La tragique mort prématurée de Simone Weil est presque du même ordre que celle, encore plus abominable, de Pergolèse et de Mozart. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser ces questions : qu'aurait-elle écrite ? Comment aurait-elle analysé l'après-guerre ? Si elle eût vécu davantage, je suis persuadé qu'elle eût écrasé par la supériorité incontestable de son oeuvre toutes les billevesées d'un Sartre, dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'elles ne valent pas grand chose une fois la mode passée. D'ailleurs, même sans avoir vécu davantage, elle surpasse tous ces intellectuels prétentieux qui pullulaient déjà à son époque.  

Bref, il est par là évident qu'il faut se garder de toute attente prolongée, et que l'empressement d'agir n'est point un signe d'impatience immature, mais qu'elle correspond à une nécessité vitale de l'oeuvre en construction. Je me réjouis que Balzac n'ait pas médité davantage sur la Comédie Humaine et qu'il se soit dépêché, au malheur de son estomac inondé de café, de la construire chaque année avec autant de vélocité ; le temps était compté. Est-ce après quarante ans que nous pouvons donner le meilleur de nous-mêmes ? C'est probable, quoiqu'il ne puisse y avoir de règle générale en cette matière. Rousseau n'était pas grand chose avant quarante ans ; Proust entreprit la rédaction de la Recherche alors qu'il avait 37 ans ; et les oeuvres de jeunesse de Flaubert, bien que remarquables, ne sont rien à côté de ses oeuvres de maturité. Les contre-exemples existent, mais sont tout de même moins nombreux. Il faut dire aussi que tout le monde n'atteint pas la maturité au même rythme ; n'est pas Victor Hugo qui veut. Par ailleurs, il est nécessaire de se souvenir à chaque circonstances que l'attente est presque toujours une mauvaise solution ; l'attente, c'est le début du renoncement. Au contraire, il faut toujours agir, malgré les erreurs inévitables, malgré la médiocrité difficilement supportable de l'action ; ce n'est qu'ainsi qu'un véritable progrès peut voir le jour en soi-même. Car on peut aller vers ses quarante ans en n'ayant presque pas avancé depuis ses vingt ans ; j'ai même observé des êtres qui ont manifestement davantage reculé qu'avancé au fil des années ; aussi, ils attendaient le moment d'agir. La sagesse, qui est la clef de toutes nos réussites, la source de toutes nos belles oeuvres, consiste justement à saisir le bon moment dès que possible, c'est-à-dire tous les jours. La patience n'est point dans l'attente rêveuse d'un chimérique moment opportun, d'un vague messie n'arrivant jamais, mais dans la persévérance dans l'effort réalisé tous les jours pour poursuivre son idéal. Les débuts sont décevants, certes ; toutefois, consolons-nous, car la récompense est à la mesure de la peine fournie. 

18 juillet 2012

CCLXXXVI

Les invalid's chez nous, l'revers de leur médaille
C'est pas d'être hors d'état de suivr' les fill's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir retourner au champ de bataille.
Le rameau d'olivier n'est pas notre symbole, non!

Ce que, par-dessus tout, nos aveugles déplorent,
C'est pas d'être hors d'état d'se rincer l'œil, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir lorgner le drapeau tricolore.
La ligne bleue des Vosges sera toujours notre horizon.

Et les sourds de chez nous, s'ils sont mélancoliques,
C'est pas d'être hors d'état d'ouïr les sirènes, cré de nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir entendre au défilé d'la clique,
Les échos du tambour, de la trompette et du clairon.

Et les muets d'chez nous, c'qui les met mal à l'aise
C'est pas d'être hors d'état d'conter fleurette, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir reprendre en chœur la Marseillaise.
Les chansons martiales sont les seules que nous entonnons.

Ce qui de nos manchots aigrit le caractère,
C'est pas d'être hors d'état d'pincer les fess's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir faire le salut militaire.
jamais un bras d'honneur ne sera notre geste, non!

Les estropiés d'chez nous, ce qui les rend patraques,
C'est pas d'être hors d'état d'courir la gueus', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir participer à une attaque.
On rêve de Rosalie, la baïonnette, pas de Ninon.

C'qui manque aux amputés de leurs bijoux d'famille,
C'est pas d'être hors d'état d'aimer leur femm', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir sabrer les belles ennemies.
La colomb' de la paix, on l'apprête aux petits oignons.

Quant à nos trépassés, s'ils ont tous l'âme en peine,
C'est pas d'être hors d'état d'mourir d'amour, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir se faire occire à la prochaine.
Au monument aux morts, chacun rêve d'avoir son nom.

– Georges Brassens

Le peuple a besoin d'être fidèle à quelque chose, de sentir qu'il existe pour défendre des valeurs supérieures aux autres. Les Grecs étaient fidèles à leur cité, fiers d'un patriotisme tout à fait naturel : on en trouve une belle illustration dans le Criton de Platon. Le problème est que notre nation n'a pas grand chose à voir avec une cité grecque. Son histoire est complexe et il est impossible de la résumer en quelques lignes. Toutefois, on peut dire le plus important, à savoir que la nation fut inventée en France au moment de la révolution française ; on avait besoin de remplacer la fidélité au roi, aux Bourbons, par une autre entité, plus générale, dans laquelle tous les français pourraient se reconnaître. Mais l'on voit bien que cette sorte de nation ne peut qu'être artificielle. La nation française est un regroupement de territoires et d'identités très différents qui ont souvent été conquis par la force, et parfois au moyen des pires atrocités. Il y a dans la nation française, du fait de sa grandeur et de sa vaste histoire, une construction dont la légitimité est forcément plus incertaine que celle de la cité grecque. D'où les rapports complexes qu'entretiennent en permanence les Français avec leur nation. Plus que n'importe quel autre peuple, les Français se méfient de l'État considéré en tant que monstre froid et mécanique, comme en témoigne l'ancestrale tradition française de mépris des forces de l'ordre. Et, en même temps, la France, c'est aussi l'idéal de grandeur cornélien, c'est la haute estime de soi allant aisément jusqu'au chauvinisme. 
Il y a deux excès en la matière, qui traduisent peut-être, au fond, le même malaise. Le premier consiste à dénigrer entièrement sa patrie, d'affirmer la contingence totale de sa nationalité, et d'expédier violemment d'un revers de la main tous les amoureux de leur pays : dangereuse attitude de déraciné conduisant au monde indifférencié dans lequel nous pataugeons aujourd'hui. Le deuxième consiste au contraire à exalter la patrie, mais sans prendre conscience que celle-ci n'est jamais sainte, qu'elle n'est pas spécialement favorisée par Dieu, et que la recherche aveugle de ses intérêts peut aboutir à d'honteuses atrocités. La raison parfois va contre les intérêts étroits d'un pays ; et il faudrait toujours accorder la priorité à sa raison ayant vocation à l'universel sur l'esprit partisan cantonné sur lui-même, tristement bloqué sur ses propres mirages nationaux. Ainsi on peut voir des patriotes qui remplacent l'amour par l'idolâtrie, et qui célèbrent le monstre froid, mécanique et dangereux plutôt que la culture universelle portée par la France. Il n'est pas étonnant que ce soit précisément après la première guerre mondiale que cette scission fut la plus marquée : il n'y a que deux moyens de réagir contre un événement traumatisant : ou bien on se met à dénoncer l'absurdité de la cause de nos sacrifices et de nos malheurs, ou bien, au contraire, pour donner un sens à tant de souffrance, on se met à glorifier la cause pour laquelle on s'est battu. Georges Brassens, comme Céline, comme d'autres, a bien su dénoncer l'excès patriotique, symptôme de la même maladie du déracinement. Un être humain enraciné ne se sent ni le besoin de nier l'importance de ses racines, ni celui de les exalter outre mesure ; il s'épanouit tranquillement à partir de celles-ci, comme l'arbre qui pousse et s'élève tranquillement vers le ciel sans amertume ni entousiasme fanatique. 
17 juillet 2012

CCLXXXV

Chacun a ce qu'il veut.

– Alain

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Voici l'une des idées les plus récurrentes, les plus fortes, les plus difficiles à accepter d'Alain. Le premier mouvement est de croire à un optimisme un peu naïf ; mais jamais il ne faut s'arrêter à la lecture la plus basse d'un grand auteur, il faut creuser, aller plus loin, méditer là-dessus à partir de son expérience personnelle, et écouter les arguments. Dans les propos, Alain est très rapide ; il veut ébranler le lecteur, le pousser à la réflexion ; d'où des assertions abrupbtes : "Chacun a ce qu'il veut. La jeunesse se trompe là-dessus parce qu'elle ne sait bien que désirer et attendre la manne. Or, il ne tombe point de manne ; et toutes les choses désirées sont comme la montagne, qui atend, que l'on ne peut manquer. Mais aussi il faut grimper." 

C'est seulement en pensant correctement la volonté que l'on peut parvenir à cette puissante idée. Vouloir, ce n'est pas rêver. Beaucoup de personnes rêvent d'être riche ou d'être célèbre sans le vouloir ; cette distinction est fondamentale et éclaire tout. En y songeant bien, on s'apercevra que la grande majorité de nos accusations contre le destin sont injustes et que nous sommes les seuls responsables de notre léthargie. De nombreuses fois, nous désirons vaguement quelque chose, nous voulons à moitié, nous n'embrassons pas l'objectif par tous ses côtés. Ainsi on ne peut pas vouoir être parent et se lamenter injustement sur le sort parce qu'on est réveillé au milieu de la nuit par les pleurs de son gosse. Vouloir un enfant, c'est vouloir également tous les inconvénients qui vont avec, sinon, la volonté n'est pas totale. Il est forcément stérile de rêver de devenir politicien en refusant le jeu des mondanités, de la flatterie, et de l'art de ramper. La nécessité extérieure résiste rarement à l'homme voulant fermement quelque chose. Tous ceux qui veulent réellement l'agrégation l'auront ; mais aussi, bien peu la veulent réellement. Alain, maître implacable, chasse au loin les rêveurs plaintifs pour louer les hommes heureux d'avoir voulu quelque chose de toute leur âme. 

 

16 juillet 2012

CCLXXXIV

Ce départ devait arranger sa famille, il trouva mille raisons péremptoires à sa fuite, car il n'y a rien de jésuite comme un désir.

– Honoré de Balzac

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Tous les désirs ne sont pas légitimes : certains d'entre eux enfreignent les règles de la morale, nuisent à nos semblables, brisent nos serments ; ils font naître un conflit avec notre conscience. Ainsi certains combats ont lieu en nous-mêmes, opposant le désir ardent à la morale sévère ; mais pas toujours. La lutte n'a parfois pas lieu, alors que l'opposition est là, sans risque de se tromper. L'homme serait bien simple s'il pouvait s'expliciter en toute clarté par la narration d'un conflit entre deux antagonismes. L'expérience montre qu'il n'en est rien. L'homme a des désirs, l'homme a une conscience morale, mais la plupart du temps, au lieu d'opposer l'un à l'autre, il fait des arrangements. En tortillant dans tous les sens son désir, en y trouvant des fondements et des conséquences insoupçonnés, il parvient à trouver des compromis avec sa conscience morale. En matière de désir, la sophistique est naturelle ; nous exposons notre désir à notre conscience, mais en notre faveur, entre la vérité et le mensonge. Cet éristique est d'autant plus facilitée que nous sommes nous-même notre propre juge, ce qui peut laisser espérer de l'indulgence. Il est plus facile de duper sa conscience qu'un ami ; aussi préférons-nous être seul juge de nos désirs. Par exemple, la puissance jésuistique du désir peut être telle que nous pouvons en venir à vraiment croire que nous quittons notre famille pour leur prospérité future, alors qu'il s'agit de satisfaire notre basse ambition égoïste. Tout le monde a le logos lorsqu'il s'agit de s'inventer des prétextes pour justifier les désirs les plus forts. Aussi, en lisant les Provinciales, on reconnaîtra un jésuitisme qui n'est pas sans faire penser à notre sournois petit moi. Sous les catégories de l'homme, il y a l'homme ; sous le jésuitisme, il y a un peu nous. 

15 juillet 2012

CCLXXXIII

D'ailleurs le désir d'apprendre pour apprendre, le désir de vérité est devenu très rare. Le prestige de la culture est devenu presque exclusivement social, aussi bien chez le paysan qui rêve d'avoir un fils instituteur ou l'instituteur qui rêve d'avoir un fils normalien, que chez les gens du monde qui flagornent les savants et les écrivains réputés.

– Simone Weil

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J'apprends à admirer. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mon activité : je cherche davantage à cultiver mon admiration pour les grands auteurs qu'à développer une pensée propre. Faire ses humanités, c'est, pour une grande part, apprendre à admirer, ce qui est plus difficile qu'on ne le croit habituellement, car les grands déplaisent souvent. Platon le paradoxal est le plus admirable des hommes, mais il est aussi, cet insaissisable génie, le philosophe le plus difficile à aimer dans sa totalité ; il faut déjà être fort élevé soi-même pour subir son charme. Celui qui a appris à vraiment aimer Platon a déjà fait un grand pas vers la sagesse. Aujourd'hui, je découvre Simone Weil, une des rares femmes qui forcent l'admiration. Tout est remarquable dans ce que j'ai lu, tant par la qualité du style sobre et concis à la Montesquieu que par la perspicacité de l'analyse.

Évidemment, cette analyse est plus que jamais d'actualité. Je relis la phrase de Simone Weil et je me souviens d'une anecdote lourde en signification : je connais une normalienne qui, un jour, après les cours, nous entendant discuter de philosophie, demandait, sans ironie aucune, à mon camarade et à moi, comment est-ce que nous faisions pour faire de la philosophie en dehors de cours. Par ailleurs, cette même personne, brillante dans toutes les matières et en littérature particulièrement, m'avait confessé qu'elle ne lisait pas beaucoup, et qu'elle ne sortait presque jamais du cadre du programme de l'ENS. Ah ! Le programme, le programme, providence des bons élèves ! Par là on voit clairement que les meilleurs élèves sont rarement les plus épris de culture. D'où des confusions extrêmes sur la valeur de la culture personnelle. Lorsqu'on loue quelqu'un pour sa culture, il faut toujours se poser cette question : de quelle culture parlons-nous ? La culture des notes ou la culture véritable ? Parce que ce qu'il faut sans cesse rappeler, c'est que la bonne note n'est même pas le signe d'une bonne culture, mais uniquement d'une obéissance efficace à des règles plus ou moins fondées pour évaluer un élève. La culture n'évalue pas, elle ne juge pas, elle hisse, elle élève, elle enracine. 

14 juillet 2012

CCLXXXII

Être quittée pour une pareille créature ! se voir dédaignée devant elle ! Son orgueil souffrait plus que son amour.

– Zola

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Zola, dans Le bonheur des dames, roman qu'on dit optimiste, dresse un portrait sans concession de la nature féminine. Il y a de quoi être effaré. En lisant cet ouvrage, on est davantage effrayé par les instincts féminins que par l'essor implacable des grands magasins. Henriette, également appelée Mme Desforges, dont il est question dans la phrase citée, est sans doute la femme la plus méprisable du roman ; et ce qui renforce la cruauté de la description est précisément la justesse de celle-ci. Le portrait n'est pas excessif ; les traits sont justes ; point d'invraisemblance ; et l'on reconnaît de nombreuses femmes de notre connaissance en Mme Desforges, signe que le romancier a réussi. Il y a des Denise également, mais rarissimes ; les femmes dignes se font exceptionnelles par les temps qui courent. 

L'orgueil dégrade la pureté de l'amour. Il n'y a rien de pire que de voir une personne aimée souffrir par son orgueil attaqué plutôt que par son coeur blessé ; on croit être aimé pour soi et l'on s'aperçoit que l'on est qu'un signe parmi d'autres renvoyant à un Narcisse. L'amour sublime, comme le montre de nombeaux romans d'amour, est la négation de l'orgueil. Eros exige l'abandon de l'amour-propre ; sans quoi, point d'abandon de soi, point de folies, point d'amour-passion. Mais qui sait sacrifier son orgueil à son amour ? Il est vrai qu'il est plus facile de céder sa carte bleue que son amour-propre.

13 juillet 2012

CCLXXXI

Elle ne pouvait compter sur rien, pas même sur le hasard, car il y a des vies sans hasard.

– Honoré de Balzac

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Cette absence de hasard n'est pas la conséquence d'une mauvaise étoile ; il est important de le dire. En effet, trop souvent le fatalisme est de mise lorsque nous rêvons des hasards qui auraient pu bouleverser notre vie et qui ne se sont pas manifestés. Nous nous plaisons ainsi souvent à imaginer ce qu'aurait pu être notre existence si telle ou telle femme eût fait son apparition plus tôt ou si, par le plus grand des hasards, nous serions tombés amoureux d'une amie d'enfance après l'avoir revue. Ce genre de regrets engendrent des lamentations stériles sur cette monotonie injuste que le destin nous aurait imposé. Nous faisons comme si Hasard était un dieu capricieux, touchant les uns et évitant les autres : cette conception mythologique d'une notion abstraite est plus fréquente qu'on ne l'imagine. 

C'est nous qui convoquons le hasard, qui lui façonnons des ouvertures, qui lui multiplions les portes d'accès. Autrement dit : ce n'est pas par hasard qu'il y a des existences sans hasard. Car parfois, sans nous en rendre compte, en cherchant à construire un bonheur sécurisé, nous limitons les possibilités des coups hasards du destin ; et ce n'est pas forcément un mal. L'homme ne veut pas s'abandonner entièrement à un devenir tout à fait imprévisible ; il a besoin de s'appuyer quelque part. D'où des vies rangées, et parfois ennuyeuses par leur manque d'événements imprévisibles. Mais enfin, il faut savoir ce que l'on veut : on ne peut pas vouloir la sécurité et le charme dangereux du hasard. Tout ceci se résume très simplement par cette remarque de bon sens : pour gagner à la lotterie, il faut avoir voulu prendre un ticket. 

12 juillet 2012

CCLXXX

À l'éternelle triple question toujours demeurée sans réponse : "Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ?" je réponds : "En ce qui me concerne personnellement, je suis moi, je viens de chez moi et j'y retourne".

– Pierre Dac

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La métaphysique, par son mot même, impressionne. Métaphysique, au-delà de la physique, philosophie première, la science de l'être en tant qu'être ; voilà des expressions qui en imposent. Faire de la métaphysique, ça en jette. Les métaphysiciens sont fiers de l'être ; car il faut bien quelques personnes pour penser à l'Être, à l'existence de Dieu, et autres joyeusetés en notre infâme époque de positivisme. Alors ils nous font frissonner avec ces questions existentielles qui sont censées se poser à tous les hommes. Toute notre vie, parait-il, nous cherchons des réponses à ces questions sans jamais trouver une entière satisfaction ; et cette troublante impossibilité de répondre nous angoisserait. Pauvre homme tiraillé de hautes interrogations ! La nature ne répond jamais à son appel. Il est seul, il est paumé, il ne sait qui il est, vie sa vie sans savoir où aller, et crève sans savoir pourquoi. Quel malheur que la métaphysique ne soit jamais parvenu à atteindre la scientificité !

Tu parles. On a trop hissé la métaphysique au pinacle pour qu'on ne prenne pas régulièrement la peine de la rabaisser dans ses prétentions. Déjà, comme on le fait de plus en plus souvent, en rappelant que le sens du mot métaphysique ne vient que d'une erreur de traduction. L'histoire est bien connue ; nul besoin de le rappeler ; il suffit de songer à ce fichu hélleniste qui a mal traduit à Thomas d'Aquin le mot, causant ainsi l'une des plus conséquente erreur de traduction de l'histoire de l'occident. D'où cette obsession de l'arrière-monde qui est sans doute étrangère à la philosophie des anciens.

La métaphysique n'est pas aussi compliquée qu'on veut nous le faire croire. La politique, la connaissance, le langage sont des sujets beaucoup plus délicats que la métaphysique ; on s'en aperçoit en essayant de faire un cours sur ce sujet si élevé : c'est beaucoup plus simple qu'on ne se l'attendait. Ceci vient de ce que l'histoire de la métaphysique se trace aisément, et que les problèmes que la métaphysique pose ne changent jamais. La question de la possibilité de la métaphysique est presque toute la métaphysique ; il suffit de rajouter quelques démonstrations sur l'existence de Dieu, un peu de galimatias en mélangant quelques couples d'abstractions creuses, raconter la soi-disante nécessité de fonder la science sur la métaphysique, évidemment évoquer l'entreprise critique de Kant, et le tour est joué. Je crois comprendre davantage la métaphysique que la Révolution française ; il y a moins de faits à apprendre, et tout se cerne très vite, pour peu qu'on ait la bonne méthode et quelques bonnes lectures synthétiques. Je ne parlerai même pas du baragouin amphigourique d'Heidegger ; l'évocation du bon sens et du bon goût suffira. 

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