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Scolies
30 juin 2012

CCLXVIII

Νοῦς ὁρᾷ καὶ νοῦς ἀκούει, τἆλλα κωφὰ καὶ τυφλά.

– Platon

Platon

La perception et le jugement, ces notions essentielles de la philosophie, ne se comprennent pas du tout si l'on ne considère que le rôle des sens ou que l'on néglige le rôle de l'entendement. Tous les philosophes dignes de ce nom l'ont compris et ont insisté sur le rôle primordial de l'entendement dans le jugement. Mais il n'y a nul besoin de lire de vastes traités pour comprendre ce point majeur ; il suffit de se laisser instruire par notre expérience quotidienne, riche en petites illusions amusantes et formatrices. Ainsi, comme l'entendement n'entend que ce qu'il veut entendre, il entend la sonnerie du téléphone portable lorsque nous attendons un problème au moindre petit bruit pouvant ressembler à la sonnerie ; ainsi, comme l'entendement ne voit que ce qu'il veut voir, il voit partout une personne aimée dans la rue lorsque nous songeons à celle-ci. Le coeur du jugement est ainsi dans l'interprétation que fait l'entendement des informations données par nos sens, et c'est tous les jours que nous le remarquons.


*L'entendement voit, l'entendement ouït, tout le reste est sourd et aveugle.
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29 juin 2012

CCLXVII

Aimant avant tout la paix et le repos je n’ai jamais trouvé en toi que troubles, orages, larmes ou colère. 

– Flaubert

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On ne peut pas à la fois jouir des aventures du coeur et de la tranquillité de l'âme ; il y a là une contradiction insoluble,  implacable, irrémédiable ! Au fond, le problème ne vient pas de notre femme, mais de ce que nous voulons, nous ; il faut savoir vouloir ce qui est le mieux pour nous, et le vouloir réellement. L'homme qui se plaint des jérémiades incessantes de sa femme, en lui reprochant amèrement ses caprices fatigants et ses émotions bruyantes, et nous sommes tous un peu cet homme là, ne mérite que ce qu'il a voulu. C'est l'amour de Dieu qui conduit à la paix de l'esprit, non l'amour des femmes ; et si nous voulons consacrer entièrement notre vie à l'art, à la religion, ou à une activité quelconque exigeant la paix de l'âme, il va de soi que nous ne pourrons pas nous comporter comme des Don Juan. Entre le mouvement, d'ailleurs souvent instructif et fécond, des passions de l'âme, et l'équillibre de l'esprit favorable à la plénitude des forces, il faut choisir. Flaubert l'a compris ; et il a bien choisi.

28 juin 2012

CCLXVI

Elle ne connaissait pas ceux qui lui faisaient face, mais elle reconnut, à une seule iigne de l'épaule, celui qui tournait le dos et qu'un garçon de café lui cachait presque tout entier. Elle sentit une contraction douloureuse de l'estomac, un étouffement à la gorge, une brûlure de sang aux joues, une angoisse indicible, en même temps qu'une affluence de délices trop fortes l'envahissait.

– Anatole France

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Ici je vois la puissance des écrivains. Les philosophes auront beau multiplier les théories et les concepts, ils ne parviendront jamais à saisir l'amour ou tout autre sentiment comme peuvent le faire les grands écrivains. Ce petit extrait, issu de Jocaste, n'a l'air de rien, et je doute même que les rares lecteurs de ce livre fassent attention à ce rapide passage ; pourtant, à ce qu'il me semble, tout y est et que l'on ne saurait mieux décrire l'émotion suscitée par la rencontre inattendue de l'être aimé. Émotion est ici le mot juste, car c'est de mouvement corporel dont il s'agit ici. Une bonne description de l'amour commencerait par l'émotion amoureuse pour aller progressivement jusqu'à la passion et le sentiment de l'amour ; cette première phase est généralement négligée, même par les plus grands. 

Avec Anatole France, j'aperçois ce chemin amoureux que tous les êtres humains ayant vraiment vécu ont expérimenté ; je vois l'appréhension imprévisible de cet être que l'on veut voir partout mais qui est soudainement réellement présent ; je comprends la rapidité instinctive de la femme amoureuse qui devine l'identité de l'homme aimé ; et surtout, je retrouve cet enchaînement troublant de modifications physiques, allant de la chaleur douloureuse au plaisir gêné, en quoi consiste toute l'émotion de la rencontre amoureuse. Il faut être réellement amoureux pour sentir cet étrange entrelacement de malaise et de bonheur envahissant tout le corps ; cette position est exactement l'inverse de celle du séducteur sûr de lui-même, ne doutant pas de lui, ne voyant que l'objet à conquérir. Ici, tout est trouble, et tout est plaisant ; l'imprévisibilité de l'apparition tant attendue transporte en une joie indescriptible en même temps que l'angoisse paralysante prend le dessus sur le corps tout entier. Ici est l'amour, concret, réel, empirique, ou je n'y comprends définitivement rien. 

27 juin 2012

CCLXV

On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

– Alfred de Musset

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Il y a une tyrannie des masques de plâtres. Toute la beauté et toutes les heureuses possibilités d'un être peuvent être gâchées par ces figures artificielles plaquées sur des visages naturels. Dans la pièce de Musset, Perdican s'en prend à l'éducation religieuse et au modèle de vie insipide et lâche inculquée aux jeunes filles sans expérience de la vie. Des vieillards grincheux, comme le dit en substance je ne sais quelle maxime de La Rochefoucauld, aiment à blâmer la jeunesse pour les vices qui leur sont désormais inaccessibles ; des maîtres impérieux gravent en des têtes innocentes des doctrines pernicieuses consistant à dénigrer le monde et le jeu de l'existence ; ce sont eux, avec bien d'autres, qui façonnent les êtres factices dont nous nous plaignons aujourd'hui. Le refus d'affronter le mouvement tumultueux de la vie est une posture qui dissimule un sentiment de supériorité et surtout une grande lâcheté ; et la décision que prend Camille ne s'explique que par l'orgueil joint à l'influence néfaste qu'exerce sur elle des nonnes pleines d'amertume. Toute la tirade célèbre de Perdican consiste à renverser cette influence, à prendre le parti dangereux et imprévisible de la vie, qui est vie véritablement et précisément parce qu'elle est dangereuse et imprévisible. Accepter de jouer le jeu de l'existence, ce n'est peut-être pas nécessairement gagner le bonheur, mais c'est toujours gagner la vie elle-même en faisant le choix de briser les différents carcans rigides imposés par des êtres incompétents et déplorables. On ne retrouve pas son naturel sans ce combat contre notre masque de plâtre. Les rebelles, que je n'ai jamais su tolérer, sont des matamores demi-habiles qui gaspillent leur énergie pour essayer, bien vainement, de briser diverses institutions et constructions politiques, en piteux séditieux n'apercevant point que la source de leur libération est en eux-mêmes, et que c'est leur propre visage qu'il faut sauver de la facticité. C'est sur soi que s'installe le masque de plâtre à fissurer, non ailleurs. 

26 juin 2012

CCLXIV

Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;
Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes
Ces souverains éclats, ces invincibles armes,
Et les élancements de votre éternité.

– Paul Valéry

van-gogh

Les astres ont élevé la pensée humaine. Il est probable que les premières méditations métaphysiques viennent directement de la contemplation du ciel étoilé, énigme infinie offerte à tous les hommes. Ce monde lointain où brillent des point lumineux se mouvant en un rythme fixe, suivant l'ordre de notre sphère céleste, apparaît comme un autre monde, supérieur, inaltérable, incorruptible. Le jour, les hommes voient les éléments s'altérer à chaque instant ; tout périt en une petite seconde ; tout se meurt et puis renaît ; les monuments les plus solides s'effondrent par la seule action humaine. La nuit, ce sont toujours les mêmes étoiles immuables qui sont regardées par les yeux émerveillés des hommes ; rien ne peut les détruire, ni les hommes, ni le temps, ni aucun dieu vengeur ; et c'est ainsi que naît l'idée d'éternité. Contempler les astres, élever son regard et son esprit jusqu'au ciel, c'est se désintéresser momentanément des contingences éphémères de la terre, c'est appréhender un monde parfaitement ordonné, signe sans pareil de la présence du divin. L'astronomie, en ses commencements, touche Dieu à chaque nouvelle découverte. Le cosmos, c'est-à-dire l'idée d'un monde harmonieux, est intimement lié à la contemplation et à l'étude du ciel étoilé, comme on le voit dans Aristote. Aussi, sans la pensée de l'astronomie, nous manquons le commencement de la métaphysique, et nous discourons vainement dans l'abstraction creuse. La seule bonne manière de faire de la métaphysique serait donc de partir des premiers balbutiements spéculatifs de l'humanité pour progressivement avancer jusqu'aux énoncés solides et précises de la science positive, lesquels resteront incompréhensibles si nous occultons le début du chemin humain. C'est par la perception du lointain que tout commence.

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25 juin 2012

CCLXIII

De tous temps, les plus sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien...

– Nietzsche

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C'est ainsi que commence Le problème de Socrate, qui est l'un des chapitres qui contient le plus de sottises dans toute l'oeuvre de Nietzche. Même lorsque j'étais un nietzschéen fervent, c'est-à-dire un imbécile exalté, ce chapitre m'irritait et me faisait douter de la pertinence de la perspective nietzschéenne. Cette première phrase donne le ton : il s'agit en quelque sorte de l'erreur originelle de Nietzsche, celle qui l'a condamnée à enchaîner les mauvaises interprétations et les caricatures indéfendables. Le problème de Nietzsche fut d'avoir cru voir le nihilisme partout, même dans les gestes les plus insignifiants, d'avoir cru détecter de l'idéal ascétique là où il n'y avait que l'exigence d'une discipline purificatrice, d'avoir cru repérer un mépris pour la vie là où il n'y avait que des observations un peu hautaines sur la vanité humaine. 

Les sages ne dénigrent pas la vie, mais un type de vie. Ce qu'ils dénoncent, ce sont les vies qui sont indignes par rapport à ce que pourrait faire l'homme ; c'est justement parce que ces hommes aiment la vie et qu'ils aiment les hommes qu'ils développent de hautes exigences, incomprises par le vulgaire insouciant et surtout par la condescendance de Nietzsche. Les sages proposent un idéal de vie ; et il ne saurait y avoir de détermination dans l'idéal sans exclusion de diverses qualités qui permettent à l'idéal de se concrétiser : on détermine davantage un idéal par la voie négative que par la voie positive. D'où un ton parfois déplaisant qui peut passer pour de l'amertume et du ressentiment, chez quelque uns. De toute évidence, un homme dont la vocation est d'enseigner aux autres quelle est la meilleure manière de vivre, cette manière fût-elle mauvaise, ne peut pas dénigrer la vie, au fond. Ceci est d'autant plus risible que Nietzsche, contrairement à certains sages dont il se moque injustement, n'a pas manifesté, tout au long de son existence, un goût très marqué pour la vie.

24 juin 2012

CCLXII

Être avec des gens qu'on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux tout est égal. 

– La Bruyère

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Lorsque nous faisons connaissance avec quelqu'un, nous nous sentons obligés de lui parler, de tenir des propos intéressants, d'avoir une conversation ininterrompue ; les moments de silence sont craints, comme si c'était une offense de montrer que nous n'avons rien de particulier à dire. C'est l'une des raisons pour lesquelles la présence d'un inconnu avec qui nous sommes obligés de sympathiser est contraignante et fastidieuse ; nos paroles sont forcées, les sujets de discussions artificiels, et cela se voit. Ceux qui n'aiment pas aborder les inconnus ou se faire présenter à quelqu'un sont peut-être avant tout des personnes qui sent trop ce combat désagréable contre le silence, qui vient si naturellement.

Heureusement, tout est différent avec les êtres que nous connaissons et que nous aimons. Avant tout, la familiarité et la complicité remplacent les obligations artificielles et le respect ennuyeux : avec nos proches, nous pouvons nous laisser librement aller à notre naturel, et cette liberté dans l'abandon de soi est sans doute ce qui permet de distinguer nos simples connaissances de nos amis véritables. Avec eux, la conversation n'est jamais forcé ; lorsque le silence s'impose, nous le laissons paisiblement s'installer ; et nous sommes bien, simplement. Ce que l'on ne comprend pas toujours, et qui est pourtant vérifié tous les jours par l'expérience, c'est que l'amour ne se situe pas dans l'intérêt que l'on trouve à la conversation, et que ce n'est pas parce que quelqu'un est utile ou instructif que nous allons nous mettre à l'aimer. Par ailleurs, l'expression de l'amour et du bien-être se passe très bien des mots, ce qui est visible dans les bonnes familles, dans les familles heureuses, où l'on voit que la présence de l'autre vaut en tant quel tel, sans souci d'intérêt ou de quoi que ce soit d'étranger à la personne elle-même. L'amour se contente de présence et se moque des beaux mots.

23 juin 2012

CCLXI

— Joséphine, je voudrais avoir le temps comme avant.

— Le temps de quoi ?

— Le temps, pas plus. Je veux dire que maintenant il y a toi.

— Tu n'as plus envie de moi ?

— Si.

— Tu ne m'aimes plus ?

— Si, je t'aime, mais ce qu'il faut savoir, Joséphine, c'est qu'autour de nous, il y a, malgré tout, le monde tout entier.

– Jean Giono

L'amour cherche le temps et la solitude. Les amoureux s'enferment volontairement en des mondes clos, dans lesquels les petites histoires de l'extérieur ne les atteignent pas et où ils peuvent se consacrer pleinement à leur amour. Dans Roméo et Juliette, la célèbre scène où les amants regardent l'aurore, triste signe du départ, fait voir cette double exigence de l'amour, d'être à la fois isolé du monde et riche d'un temps infini pour se consacrer à l'autre et au développement des sentiments.

Le monde extérieur ne s'abolit point. Jamais les sentiments ne triomphent du monde ; c'est le drame de tout amour passionné. Toujours des contre-temps, des contingences envahissantes, des ouvertures imprévisibles : le monde clos se fissure, et le cocon des amoureux ne persiste jamais longtemps. La femme, être de l'intérieur, symbolisée par le gynécée et la position de ses organes génitaux, accepte beaucoup moins ce fait que l'homme, être voué à ne jamais s'arrêter, à chasser dehors, à se mouvoir dans le monde, toujours en quête d'un nouvel objet de désir. Cet instinct aventureux propre à l'homme, la femme cherche à le réfuter et à l'inhiber ; les plus naïves, comme Joséphine, ne comprennent même pas. Il est bien rare que l'homme préfère s'enfermer de son propre gré, et pour longtemps, dans le monde clos de l'amour, en rejetant sa tâche de chasseur, en oubliant son désir d'aventure : même en nos temps de féminisation malsaine, l'homme trouve des échappatoires, il crée des ouvertures : l'homme moderne, enfermé dans son appartement et dans le coeur de sa concubine, jouera aux jeux-vidéos, partira en des mondes étrangers dans lesquels il peut combattre des monstres, accomplir des quêtes, dialoguer avec ses semblables, et être, en somme, loin de la femme. Dans les couples, à peu près toutes les disputes s'expliquent par ce désir irrépressible de l'homme à s'en aller agir hors du monde clos, façonné et choyé par la femme. Cette tension inévitable est la condition de survie du couple, car de deux choses l'une, ou bien l'homme, électron trop libre, s'en va errant dans le monde extérieur au point de négliger et oublier la femme, ce qui tue l'amour, ou bien la femme, forte de son influence, parvient à faire demeurer l'homme dans l'amour, ce qui est un poison lent mais sûr dont les principaux ingrédients sont l'ennui, la lassitude, la monotonie et la léthargie. Ainsi, Solal et Ariane, enfermés amoureux en leur monde clos, font mourir leur amour et eux-mêmes en deux ans de vie commune.

22 juin 2012

CCLX

C'est en effet tout un travail de ponctuer Héraclite, parce qu'il n'est pas évident que les termes se rattachent à ce qui les précèdent ou à ceux qui les suivent ; par exemple au début de son écrit il dit : "Voici la raison qui est éternellement restée inintelligible à l'homme" : on ne peut voir s'il faut ponctuer avant ou après "éternellement".

– Aristote


L'invention de la ponctuation sur les manuscrits, inconnue à l'antiquité, fut un progrès incontestable pour l'intelligibilité des textes. La poésie moderne, en manque d'innovation, a réinventé l'absence de ponctuation. Pourquoi ? La ponctuation sert à la fois l'auteur et le lecteur en simplifiant la compréhension du texte ; sans les points, l'entendement à tendance à aller trop loin, et ne s'arrête pas toujours aux bons endroits. Pourquoi faire disparaître ces indicateurs si utiles, sinon pour affecter la modernité, pour trouver de l'original, de l'étrange, ce qui fascine presque toujours les poétophiles, également amoureux du vague et de l'obscur ? Y aurait-t-il dans ce choix un enjeu rythmique et musical que je ne saisis pas ? Car il me semble que l'absence de ponctuation ne peut que nuire à la compréhension rapide du rythme naturel du texte ; ce vide ne peut que perturber le lecteur qui lit le poème pour la première fois. Sans la ponctuation, l'intonation du lecteur se fait nécessairement plus hésitante, moins sûre d'elle-même, tandis qu'un point ne peut pas être mal interprété, pas plus qu'un point d'interrogation. Baudelaire, précis dans ces vers, classique dans l'esprit, était très attentif à la ponctuation de ses poèmes.

Je me souviens, lorsque j'étais en troisième, d'un cours de français dans lequel on nous avait demandé de ponctuer le Pont Mirabeau d'Apollinaire. C'était déjà faire comme si le poème était incomplet dans sa forme et que c'était forcément au lecteur de l'achever. Le poème n'en est pas moins beau avec la ponctuation, et j'imagine que la Chanson du mal aimé ne perdrait pas de son charme si on y mettait quelques utiles points, virgules, point d'exclamations et point d'interrogation. Le texte ne peut que gagner en clarté, et la clarté ajoute à la beauté plutôt qu'ell ene la diminue ; mais c'est précisément ce que semblent ne pas comprendre les poètes et les poétophiles idolâtres. Aussi, je ne m'étonne point que la plupart des poètes avouent détester les mathématiques, qu'ils méprisent ouvertement les sciences et la philosophie, et qu'ils manifestent, en général, dégoût à l'égard de tout ce qui est clair et rigoureux. Il est intéressant de remarquer que Paul Valéry, qui est un vrai poète, n'avait pas ces défauts. 

21 juin 2012

CCLIX

Le concret de l'intuition est une totalité, mais seulement la totalité sensible – une matière réelle dont les constituants sont seulement juxtaposés dans l'espace et le temps : cette absence d'unité du divers qui caractérise le contenu de l'intuition ne devrait pourtant pas lui être imputée comme un mérite et une supériorité sur l'intelligence.

Hegel


      Bam ! Merci Hegel ! Ça, c'est dans la gueule des phénoménologues pompeux et obscurs qui prétendent retrouver le contact avec l'être brut, se gorgeant d'une intuition magique et attaquant injustement, jalousement, les connaissances irréfutables de la science positive. Ne pouvant espérer rivaliser avec la rigueur et l'étendue des connaissances des savants, certains philosophes, vers la fin du XIXème siècle, se sont mis à voir le scientisme un peu partout, à craindre la mort de la philosophie, et surtout à se sentir attaqué dans leur amour-propre de philosophe ; cherchant à trouver une nouvelle légitimité à leur activité, désirant absolument se démarquer des sciences qu'ils ne peuvent s'empêcher de mépriser, ils ont couru vers l'immédiaté de l'intuition, vieil Éden qui se veut concret, mais qui est d'autant plus abstrait et vague qu'il est plus fantasmé que réel.
     La phénoménologie, en essayant de retrouver le contact de l'être brut par les moyens les plus insupportables du langage, en inventant une prose empesée incompréhensible pour le commun des entendements humains, en créant des concepts pédants ne servant qu'à exprimer en un grotesque galimatias des vérités banales, s'est condamnée à être à la fois ridicule et hautaine, qualités qui ne furent évidemment pas sans l'aider à gagner l'estime et l'intérêt des universitaires. Le nombre d'articles, de mémoires, et de thèses qui ont été écrites en un siècle pour démêler un sens dans livres emmerdants d'Husserl doit être effarant ; mieux vaut ne pas y songer. 
     Avec Hegel, on remarque avec une profonde acuité que l'intuition séparée de l'intelligence ne peut apporter aucune connaissance véritable. En effet, c'est par l'intelligence que nous lions les choses entre elles, que nous analysons le réel, c'est-à-dire que nous le décomposons, nous établissons des différences au sein de la totalité dans le but d'ordonner rationnellement ce contenu et d'en former une connaissance solide. Sans l'intelligence, sans la science, le contenu de l'intuition ne peut que demeurer dans une imprécision improductive, dans une indétermination dont on ne peut rien tirer d'intéressant. Les phénoménologues ont décidé de penser à l'envers : ils eurent l'extravagance d'essayer vainement de se détacher de la science pour retrouver un contact immédiat avec le monde, alors qu'au contraire, le seul et unique chemin qui vaille est celui allant de l'intuition, de l'expérience sensible, jusqu'aux abstractions de la science, c'est-à-dire jusqu'à la véritable connaissance des choses. La clique insupportable des phénoménologues ne se rend ainsi visiblement pas compte qu'elle ne peut que produire un résultat mille fois inférieur à celui des arts, qui eux parviennent de fait à s'émanciper des concepts pour parvenir à leurs fins. Si l'on veut retrouver le contact immédiat avec le monde, où je ne sais quelle autre foutaise, il est pourtant évident qu'il vaut mieux pratiquer la littérature, la poésie ou la musique plutôt que de se taper les illisibles torchons philosophiques des phénoménologues. 
20 juin 2012

CCLVIII

Les arts seraient donc comme le miroir de l'âme et la musique, encore mieux peut-être que la poésie, nous aide à nous risquer jusqu'aux limites du sentir ; c'est sur ce bord extrême qu'elle nous sauve. Mais aussi elle n'est belle que si elle nous sauve. Et c'est pourquoi la musique sublime porte en elle quelque chose de redoutable que Goethe sentait très bien. L'indomptable est la substance de la musique. Une musique que le bruit ne menace pas, une musique qui ne surmonte rien, nous savons très bien ce que c'est. Il y a abondance, dans tous les arts, de formes qui ne savent que plaire, et qui sont sans rugueux, sans prise aucune. La musique qui n'est qu'harmonieuse n'est plus musique. C'est pourquoi les essais les plus hardis ici, et même artificiels, visent à retrouver et à côtoyer le bruit ; oui, mais à le vaincre. La musique se meut entre grâce et force, et nous sentons très bien ces deux excès.

– Alain

Ici, le principe de la musique véritable est compris, et, par là, il devient facile de distinguer les grandes oeuvres musicales des petits airs prétentieux et médiocres qui pullulent dès que l'on sort de chez soi. Cette grande vérité de la musique était déjà développée par Stendhal dans sa Vie de Rossini ; et vraiment, on ne comprend rien à l'art musical si l'on continue à penser, comme c'est de coutume, qu'une musique doit plaire aux oreilles sans jamais les irriter, qu'elle doit séduire l'auditeur le plus rapidement possible, et surtout, qu'elle doit rester dans la tête, se répétant inlassablement. Ainsi la plupart des hommes d'aujourd'hui confondent musique et jingle ; parce qu'ils ont un air dans la tête ils s'imaginent aimer la musique alors qu'ils n'aiment qu'une grossière suite de notes faciles. Le jingle, comme le bruit, est la négation de la musique.

Si l'on y prend garde, on s'aperçoit que le plaisir musical n'est pas autre chose que cette tension dont parle Alain et Stendhal entre la pure harmonie et le bruit. Il n'y a donc pas, à proprement parler, de musiques calmes, tranquilles, apaisées : ce n'est pas ce que l'oreille exercée cherche. Même dans les plus lents adagio, qu'on assimile presque toujours à la tranquillité, voire l'ennui, on entend ces élans violents et maîtrisés allant contre l'harmonie pure sans lesquels la musique serait sans intérêt. Les dissonances ne sont pas une invention du XXème siècle ; et l'écoute attentive de n'importe quelle sonate de Scarlatti fait directement sentir le principe de la musique, explicité avec la plus grande clarté par Alain dans ses Vingt leçons sur les beaux-arts. Scarlatti, et Beethoven encore plus : si, d'un avis unanime, il est le compositeur le plus fort, le plus violent, le plus puissant de l'histoire de la musique, c'est parce qu'avec lui la tension entre l'harmonie et la musique est poussé aventureusement jusqu'à l'extrême. Toutefois, toujours au bord du gouffre du bruit, sa musique ne saute jamais dedans : tout se soutient admirablement en ces vifs et brusques mouvements dangereux. En revanche, la téméraire musique savante et pédante moderne a plongé franchement dedans, et elle ne semble pas prête d'en sortir. 

19 juin 2012

CCLVII

Deux choses sont infinies : l'Univers et la bêtise humaine. Mais, en ce qui concerne l'Univers, je n'en ai pas encore acquis la certitude absolue.

– Einstein

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Ceci montre la supériorité de la science expérimentale sur les théories que l'observation ne peut vérifier. Affirmer la bêtise des hommes n'est point une thèse discutable, parce que la bêtise est un fait. Nous sentons et nous expérimentons que les hommes sont bêtes. Le cinéma est ainsi un lieu privilégié pour vérifier l'aphorisme célèbre d'Einstein ; on y verra que la bêtise franchit toujours toutes les limites, comme les athlètes font toujours de nouveaux records de vitesse. Aussi, cette surenchère permanente dans la bêtise étonne et abasourdit ; on ne s'y fait jamais tout à fait, pas plus qu'on ne s'accoutume réellement à la pensée de l'infinité de l'univers. 

18 juin 2012

CCLVI

Et il s'arrêta de courir. "Non, dit-il, maintenant je sais. J'ai toujours été un enfant ; mais c'est moi qui ai raison." La sueur fumait de son torse nu. Soudain, il fut prévenu comme un oiseau par un pétillement sous sa langue. "Ma !" cria-t-il. La foudre lui planta un arbre d'or dans les épaules.

– Jean Giono

A_view_of_the_Roman_Campagna_from_Tivoli,_evening_(1644-5);_Claude_Gellée,_called_Le_Lorrain

C'est le Bobi semeur de joie qui a raison, celui qui demande du tabac à Jourdan et qui désigne dans le ciel Orion-fleur-de-carotte. Il y a de la joie. Certaines sources se tarissent brutalement, ce n'est pas grave, je peux m'étonner, chasser les ombres, attendre le soleil, sûr qu'il viendra. Aurore est toujours là, elle n'a pas disparu, je le sais, et j'ai raison contre les ombres. Le paysage pourtant connu est nouveau à mes yeux ; la disparition les a blessés, mais ils voient du nouveau, ils voient la lumière, neuve. Ces hommes inconnus qui passent et qui me regardent, je sens que je les connais, à ma manière ; simples passants, ils m'emportent je-ne-sais-où, quelque part en moi, un recoin de moi que je ne connaissais pas. Le soleil frappe ; le bleu du ciel m'immobilise ; je m'arrête, je marche, et je m'arrête encore, plus longuement, et mes pensées vont où elles veulent, avec le vent léger et les passants inconnus qui s'installent en moi. 

Tout est pareil, là-bas, mais en mon âme tout est changé ; pour un moment seulement, mais c'est un moment qui survivra, car il est fécond et je sens ses germes pousser un peu partout en moi, là où il y a de la place. Je ne vois pas d'arbres qui s'agitent, ni de fleurs qui s'envolent, ni d'animaux qui courent ; la nature n'est pas autour de moi ; et pourtant, elle est là, tout ce qui appartient à l'atmosphère est nature, porteuse de richesses inutiles. En ce moment, je ne me sens justement pas utile, je suis au-delà des critères des marchands avides, j'existe pour l'existence elle-même, et la vie n'est signe que de la vie. Ils ne me font rien, ces indicateurs d'autres voies que celles de la vie ; ils sont ramenés à la vie elle-même, car Aurore n'a pas disparu et se promène en moi ; je suis seul, et elle joue avec mes cheveux, et je la porte, la caresse, la prend lentement par la main, elle est en moi, radieuse, heureuse. 

Alors oui, Bobi le semeur a raison, Bobi l'enfant est le réceptacle d'un arbre d'or, et ma joie demeurera. 

17 juin 2012

CCLV

"Mon bon Jourdan", se dit-elle à voix basse. Et elle s'aperçut que le son du nom dans sa voix basse avait forme et odeur, et geste et poids, et que son corps en jouissait.

– Giono

Les matérialistes aiment à rappeler le rôle du corps dans les affects les plus purs, et ils ont autant raison que les idéalistes qui invoquent le rôle supérieur de l'esprit dans toutes les actions du corps. L'amour fait intervenir tous les sens ; tous se réveillent à l'évocation de l'aimé ; et il est faux de croire que l'amour est un sentiment que partagent deux purs esprits. D'ailleurs, l'amour platonique n'est point un amour sans corps, c'est un amour qui ne voit dans les perfections du corps que des signes de la beauté de l'âme, et c'est alors que le corps est entièrement subordonné à l'âme. Mais de cela, une autre fois.

Je chuchote le nom de la femme que j'aime, et aussitôt ma pensée prend une autre tournure que si j'avais simplement pensé à elle. Par le faible son de ma voix, le signe fort de mon amour est matérialisé ; sa présence éclate devant moi ; je ne peux que le prendre, et me laisser imprégner par sa signification, renforcée par sa matérialité. Je me répète encore le nom adoré ; je ne m'en lasse point ; je m'étonne que ma voix puisse à sa guise faire venir ce signifiant banal pour les autres et si mystérieux pour mon coeur amoureux ; mon amour ne cesse de se nourrir de ma voix créatrice du signe amoureux. J'aime, et je chante mon amour. Mes lèvres participent à mon amour autant que mes yeux, qui contemplent les mille perfections de son corps ; mes lèvres, sans jamais toucher les siennes, font contact avec l'être aimé, et ce contact allant de l'âme au corps, puis du corps à l'esprit, fait mon bonheur d'amoureux.

C'est ainsi que dans l'amour l'âme se mêle au corps et le corps à l'âme.

16 juin 2012

CCLIV

Il arrive que les maîtres, surtout jeunes, se plaisent à discourir ; et les élèves ne se plaisent pas moins à écouter ; c'est la ruse de la paresse. Mais nul ne s'instruit en écoutant ; c'est en lisant qu'on s'instruit.

– Alain

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Cette remarque est la condamnation de l'apprentissage moderne, fondé entièrement sur l'oral et négligeant chaque jour davantage la lenteur bénéfique de la lecture. Il est bon que, grâce à Internet, l'accès aux cours et conférences d'hommes talentueux soit facilité ; mais ceci tend à rogner sur le temps jadis employé à la lecture silencieuse, solitaire, peu attrayante, mais laissant davantage de temps à la méditation personnelle. Toute véritable connaissance est personnelle. On ne peut point apprendre réellement quelque chose si l'on ne fait pas le chemin par soi-même, dans sa pensée ; et l'habitude d'avoir toujours un professeur à côté de soi pour nous indiquer, et parfois pour nous imposer un chemin à suivre, force notre esprit à s'accoutumer à ces béquilles imparfaites favorisant la paresse. Écouter des cours suffit pour avoir des bonnes notes et réussir à l'école ; mille exemples ne le prouvent que trop ; mais jamais les cours, aussi bon qu'ils soient, ne dispenseront de lire, c'est-à-dire de travailler en solitaire, avec sa seule tête, avec sa seule culture à disposition, son seul faible petit entendement manquant d'exercice. Lire, c'est oser faire le chemin seul ; c'est oser affronter les fortes exigences du deuxième genre de connaissance. Les Méditations métaphysiques est le modèle de ces grandes oeuvres qui obligent le lecteur à penser par lui-même ; et vraiment, qui pense comprendre Descartes en ayant suivi des cours sur son oeuvre mais sans avoir jamais eu le courage et la patience de faire en soi-même, en sa propre conscience, le chemin de pensée tracé par Descartes, celui-là n'a réellement rien compris. La société ne cesse pas d'engendrer des eunuques de la pensée, c'est-à-dire des entendements dénués de couilles, soumis à des logiques dont ils n'ont pas conscience et démunis des outils critiques nécessaires pour remettre en cause les systèmes dans lesquels ils rampent, euphoriques et malheureux. Imbéciles paresseux et lâches qui se contentent de la matière digérée par leurs maîtres, et ignorant de cette vérité au coeur de la culture véritable, qui est que qui travaille sa pensée travaille seul, en lisant.

15 juin 2012

CCLIII

Ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à notre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.

– Proust

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Le plus difficile n'est pas de supporter les erreurs, les vices, les bassesses des hommes, mais bien d'observer, tout au long de leur vie, leur constance dans les mêmes erreurs, vices et bassesses. La médiocrité d'un moment n'est rien ; c'est le constat de la longue spirale uniforme de la médiocrité humaine qui est difficile à accepter. La bassesse de l'homme n'est pas dans sa faiblesse, mais dans son obstination à demeurer dans la même faiblesse, sans effort pour la surmonter. Rien de nouveau sous la spirale humaine ; toujours les mêmes vices se répétant et encerclant l'individu. Le psittacisme moral est le pire de tous, c'est-à-dire celui des hommes qui répètent inlassablement leurs mêmes mauvaises actions. Comment mettre un terme à cet emprisonnement en sa propre logique, sinon par la conversion sincère à une autre logique ainsi que par les vertueuses habitudes qui parviennent, à la longue, à faire dévier la ligne prévisible de notre vie ?

 

14 juin 2012

CCLII

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

– Victor Hugo 

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La capacité à se recueillir en soi-même, à se concentrer sur ses sentiments personnels, l'introspection en somme, est réservée aux seuls êtres humains : on n'imagine pas un chien capable de fermer les yeux sur le monde extérieur pour mieux songer à son existence de chien, à ses amours de chien, à ses devoirs de chien. L'homme non seulement peut, par un effort volontaire, abolir momentanément le monde extérieur, mais il le fait spontanément dans certaines circonstances : l'introspection est naturel à l'homme. Non content d'agir comme les autres animaux, il pense à ses actions, les joue et rejoue mille fois dans son esprit, remodèle sans cesse ses souvenirs et sentiments, faisant vivre en lui un flux ininterrompu d'affects changeant. 

Le monde intérieur est subordonné au monde extérieur ; les informations données par le monde sont subordonnées à nos interprétations. L'homme dont le coeur est sombre voit la nuit partout ; il n'est pas attentif aux signes extérieurs de la joie, et se nourrit entièrement de ses propres productions internes. Si le noir domine son âme, sa perception du monde sera noire, comme, selon l'exemple de Descartes, ce malade de la jaunisse qui voit le monde tout en jaune. Les affects ne sont point des couleurs ; ils ne peuvent se résumer en des mots réducteurs ; expressions du moi profond, ils altèrent notre perception du monde avec une subtilité que nous auront bien de la peine à analyser. Le poète du moins peut faire sentir ces altérations invisibles au regard extérieur ; il donne un miroir de son âme ; tout devient transparent, car, par l'universalité de la représentation, il ouvre l'espace permettant la communication entre deux êtres singuliers n'ayant comme seul point commun que d'appartenir à l'humaine condition. Par là, ce voyage pourtant solitaire du poète, son inflexible recueillement sur soi, son indifférence sans affectation aux beautés de la nature, son air triste mais calme, morose mais résolu, ainsi que son harmonieux chemin vers l'acceptation de la mort injuste, est élevée de sa particularité limitée jusqu'au rang d'Idée universelle, capable d'être éprouvée et comprise par tous les hommes de coeur et de raison. Et la nuit pour nous sera comme la lumière du poète. 

13 juin 2012

CCLI

Cognitio primi generis unica est falsitatis causa, secundi autem, et tertii est neccessario vera.*

– Spinoza


Nous sommes informés de tout et nous ne savons rien. Savoir doit être pris ici dans son sens fort, qui correspond au second ou troisième genre de connaissance chez Spinoza, par opposition au savoir de sens faible, à la connaissance du premier genre, venant d'ailleurs que de soi-même, par ouï-dire. Nous croyons maîtriser certaines thèses et certaines distinctions conceptuelles, mais dès que nous faisons l'effort de creuser ces idées, nous nous aperçevons que nous n'avions qu'une connaissance superficielle de ces choses. On nous a gavé de formules et de recettes magiques ; nous les avons appliquées aux problèmes artificiels que nos maîtres nous ont posé ; mais presque jamais on nous a conduit jusqu'à la connaissance véritable, profonde, qui inclut la genèse de l'idée, son développement et sa démonstration. Ainsi nous apprenons sans comprendre ; notre savoir est faible, cantonné à l'incertitude du premier genre ; il suffit d'un rien pour l'ébranler.

Il est vrai que la spécialisation des scientifiques nous contraint à nous limiter à ce premier genre de connaissance, car il ne suffirait pas de toute une vie pour comprendre véritablement, c'est-à-dire en faisant le difficile chemin par soi-même, la somme des savoirs de toutes les sciences réunies. Il vaut mieux être informé que la terre autour du soleil que de l'ignorer, même si à peu près aucun de nous ne sait, à proprement parler, pourquoi la terre autour du soleil. La révolution copernicienne peut être vaguement comprise par tout un chacun, mais le savoir véritable ne tolère point cette confusion, ce vague, cet à peu-près dans la conception de l'idée ; au contraire, sa vérité éclate, s'impose en une précision sans faille, en un jaillissement irréfutable. Il en va ainsi des propositions mathématiques les plus faciles ; pourquoi en serait-il autrement des théories les plus complexes ? Seulement, nous n'avons pas le temps, ni les moyens, de faire le chemin par nous-mêmes, et nous devons nous contenter d'être informé du résultat des dernières recherches entreprises. Au fond, cela n'est pas si dramatique du moment que l'on s'efforce de bien faire la différence entre le véritable savoir, du second et troisième genre de connaissance, et le savoir faible, bêtement efficace, du premier genre de connaissance. Par là, la présomption est évitée, ce qui est déjà beaucoup.

*La connaissance du premier genre est l'unique cause de fausseté, et celle du deuxième et du troisième est nécessairement vraie.

12 juin 2012

CCL

Il y a des cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leurs sont enseignées, les troisièmes qui, ni par soi-même ni par l'enseignement d'autrui, ne veulent rien comprendre.

– Machiavel

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Le vieux rêve républicain du triomphe définitif du savoir sur l'ignorance est à peu près terminé : nous disons vouloir combattre l'ignorance, non l'éradiquer ; et c'est l'expérience, juge sans indulgence, qui a mis un terme à l'utopie d'une société dans laquelle aucun citoyen ne serait superstitieux et inculte. L'échec était prévisible ; car, pour réussir, il n'eût point fallu se contenter de concevoir toutes les mesures possibles pour développer l'enseignement gratuit pour tous, il eût encore fallu, ce qui est impossible, faire en sorte que tous les citoyens désirent assimiler des connaissances et comprendre rationnellement le monde. Pour apprendre, il faut vouloir apprendre. L'école peut forcer l'élève a avoir de la discipline et à assimiler un certain nombre de savoirs élémentaires, tels que l'écriture, le calcul, ou la lecture ; mais jamais elle ne pourra forcer un homme à aller plus loin dans sa recherche de connaissance, à lui faire aimer la littérature, à lui faire apprécier les mathématiques, à lui donner envie de découvrir la philosophie. Si un élève se moque de ce que peut bien être l'ADN, ne voit aucun intérêt à savoir les planètes qui composent le système solaire, et trouve ridicule d'être ému par un quatuor de Beethoven, le professeur est presque sans recours pour inverser la mauvaise tendance de l'élève ; et la séduction d'un homme, aussi doué soit-il, suffit rarement à ouvrir les yeux d'un homme borné. Il y a ainsi un nombre considérable de cas qu'on ne peut sauver de l'ignorance, car ils se précipitent, de leur plein gré, dans le mépris du savoir, voire dans une glorification de l'incompréhension. Ce qui n'est d'ailleurs pas si dramatique, car si l'on peut assurément mieux vivre en étant savant, on peut également mener une existence tout à fait correcte lorsqu'on est ignard, pourvu que l'on sache allier un bon tempérament avec un goût pour des activités qui mettent le corps en action. Enfin, c'est une grande question, mille fois posée, que de savoir pourquoi les savants sont si rarement sages ; et j'ai ma petite idée là-dessus.

11 juin 2012

CCLIX

Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'oeil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres.

– Marguerite Yourcenar

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Nous sommes entrés dans l'ère de l'image, du son, et de la vidéo ; on nous le martelle à longueur de journée ; et le livre n'est définitivement plus le centre de la culture. On ne se recueille plus devant les livres, on les admire de moins en moins, et malgré leur nombre croissant, il est de plus en plus rare que l'on soit profondément bouleversé par des livres : notre attention préfère se diriger ailleurs, vers des écrans, réceptacles des plus aguichants spectacles. Un livre n'aguiche pas ; il n'a pas de fards ; il est austère. Et il faut déjà être un bon lecteur, un amoureux des livres, pour subir la séduction des titres de livres auquels Proust était tellement sensible. Il y a bien longtemps que je fantasme sur ce titre de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes ; et quiconque aime les livres s'aperçoit bien de cet excitant travail de l'imagination avant et pendant la lecture.

De fait, la lecture est une activité qui se fait essentiellement seul et qui ne tolère point la passivité. La lecture conduit toujours à une forme d'introspection, car c'est en nous que tout se construit ; l'écrivain met les mots, le lecteur les active, les fait entrer au contact de son imagination et de son entendement ; et l'on ne comprend rien à la lecture si l'on ne prend pas en compte le rôle du lecteur lui-même. Il est évident que le cinéma laisse moins de place à l'imagination et que le spectateur joue un rôle moins important que dans la lecture. La lecture, c'est l'art de la réflexivité et de la conscience. Aussi, la lecture permet de déployer la personnalité de chacun bien plus que n'importe quelle autre activité. Quelle conférence, quel film suscitera des questionnements semblables à celles qui naissent de la lecture en solitaire des Méditations métaphysiques ? Tous les films de Tarkovsky et de ses épigones ne parviendront jamais à engendrer un mouvement intellectuel pareil à celui qu'impose Descartes au lecteur. 

Par conséquent, il n'est guère très étonnant que notre société d'indifférenciation et d'apatrides soit avant tout une société de l'image dans laquelle les hommes sont détournés de tout regard intelligent sur soi et de toute vie intime réellement personnelle. La lecture, c'est la culture intelligente de la singularité. 

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