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Scolies
3 juillet 2012

CCLXXI

Je pense qu'il n'y a personne qui ait rendu plus mauvais service au genre humain que ceux qui ont appris la philosophie comme un métier mercenaire.

– Sénèque

epictete

Disons-le franchement : il y a deux sortes bien distinctes d'étudiants de philosophie. Le premier est un étudiant en sciences humaines comme les autres, qui prend Descartes comme on prend un tableau de statistique sociologique, c'est-à-dire scolairement, sans vibrer, sans vocation particulière, sans éprouver de bouleversements ou de joies philosophiques ; sa discipline et sa vie ne sont liées qu'artificiellement, et il n'y a alors guère besoin de chercher bien loin la description de sa vie quotidienne : c'est la vie de tous les jeunes universitaires, prévisible, mécanique, faite de grossières déclarations d'amour au gauchisme le plus imbécile, et tristement pétillante du festivisme nihiliste caractéristique de notre époque. J'écarte volontairement de ma vue cette première sorte d'étudiant pour regarder le second, le seul digne d'intérêt, l'étudiant intempestif dont le regard sur le monde est par bonheur transformée par la philosophie. De l'extérieur, sa vie ne semble pas si différente de celle des autres étudiants ; c'est dans l'intérieur que l'essentiel se joue. Ainsi, l'étudiant en philosophie véritable peut bien faire la chouille et se jeter allègrement dans les délices de Capoue, mais il le fera avec ses yeux qui ont osé lire Pascal et avec son entendement qui a eu la force de comprendre la misère du divertissement ; moraliste, mais non moralisateur, habile, mais non demi-habile ; et les philosophes, qui sont tous lecteurs de Pascal, auront bien sûr compris.

Toute la vie quotidienne, avec ses épisodes hasardeux mais également avec sa banalité, est l'occasion de nouveaux étonnements et créateur de nouveaux chemins de compréhension. L'intelligibilité du réel n'est point une vaine formule faite pour décorer les dissertations ; l'étudiant en philosophie l'expérimente tous les jours. Aussi, les fulgurances philosophiques existent : c'est en buvant un soir du vin et en essayant vainement de décrire à mon joyeux camarade les arômes complexes se précipitant dans ma bouche que j'ai soudain compris, je veux dire en toute sa profondeur, la fameuse formule de Kant résumant l'essentiel de sa théorie de la connaissance : « L'intuition sans concept est aveugle, et le concept sans intuition est vide. » En effet, par cette expérience, j'ai compris que la différence entre l’œnologue et moi au moment de la dégustation, venait de ce que, pour ma part, en tant que buveur amateur, j'avais certes l'intuition, c'est-à-dire les goûteuses informations données par mes sens, mais je n'avais malheureusement pas les concepts adéquats me permettant d'analyser le vin et de faire les distinctions dont ne peut se passer la science. Moi, noyé dans mon océan de saveur indistincte, je ne jouissais que par les sens, tandis que l’œnologue peut doubler le plaisir des sens par le bonheur de comprendre. La philosophie, contrairement à tant d'autres disciplines, est avant tout une attitude et une pratique ; capable d'engendrer de véritables conversions, elle altère nécessairement, dès qu'elle est prise au sérieux, notre regard sur le monde notre exercice du jugement. Le Manuel d'Épictète n'est point un simple document historique ou une simple matière à commentaire, et à peu près tous ceux qui ont lu sérieusement ce livre ont remarqué un changement considérable dans leur conduite au terme de leur lecture. Par là j'en arrive progressivement à cette dernière caractéristique, mais capitale, qui est le propre de l'étudiant en philosophie authentique : c'est qu'il ne vise point à comprendre Épictète, Platon ou Descartes comme on comprendrait un théorème de mathématique ou la loi de la relativité ; bien plutôt, il cherche à être lui-même Épictète, Platon ou Descartes dès qu'il entreprend leur étude, prenant le parti de faire et refaire le même chemin que ces maîtres éternels. Le seul rôle de l'institution universitaire est d'aider à parcourir ce chemin. 

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