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Scolies
30 novembre 2011

LV

Amitié : mariage de deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble.

Jules Renard

William_Adolphe_Bouguereau__1825_1905____At_the_Edge_of_the_Brook__1879_ 

Combien d'amitiés sont construites par défaut, par privation d'amour ? L'amitié entre un homme et une femme montre presque toujours une idylle en puissance. Pour sûr elle devient acte dans la pensée et les rêves, ne pouvant, pour diverses et nombreuses raisons, se réaliser dans les faits. Entre aimer quelqu'un et aimer son corps, il n'y a souvent qu'un petit pas à franchir... Mais il est des jours où Cupidon s'en fout. C'est dire que la nature des relations avec le sexe opposé a plus de rapport avec la contingence que la nécessité. 

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29 novembre 2011

LIV

Lorsque qu'une femme parle, c'est pour ne rien dire ; alors quand elle ne dit rien, c'est qu'elle parle.

Feydeau

 feydeau

Le vaudeville du XIXème siècle vaut mieux que le théâtre prétendument absurde du XXème siècle : l'un est modeste, toujours drôle, léger, n'ayant guère besoin de prendre l'apparence de la profondeur métaphysique pour exprimer des vérités ; l'autre est lourd, vieilli, prétentieux, fier de son allure arrogante et de susciter des réflexions pédantes dans le cerveau d'universitaires ennuyeux. J'échangerais volontiers tout Beckett contre une bonne pièce de Feydeau, chez qui se trouve l'absurdité réellement puissante, l'absurdité du quotidien qui se déroule mécaniquement, l'absurdité d'une machine qui fait se déployer de plus en plus rapidement répliques spirituelles et situations invraisemblables. L'art, au XXème siècle, fut pourri par les concepts ; on ne cessa pas de vouloir en plaquer sur les œuvres, et non seulement sur les œuvres du passé, mais également sur les œuvres en devenir ; les artistes devinrent d'extravagants porte-concepts, objets sans âme excitant de présomptueux intellectuels foireux. Qu'est-ce que je peux mépriser la manie si nuisible de l'avant-gardisme dans les arts !

J'espère que l'on reconnaîtra un jour ce que j'ose appeler une supériorité, la supériorité des hommes d'esprits sur cette engeance d'homme sérieux et originaux qui s'efforcent de se croire profond. Au fond, le peuple pense déjà ainsi, mais à force de fréquenter les pédants du système scolaire, j'oublie que Labiche, Feydeau, Courteline, Sacha Guitry ont davantage la faveur du public que Beckett, Ionesco (un poil plus intéressant et drôle que le premier, soyons honnêtes) ou encore Adamov (que tout le monde a déjà presque oublié). Il y a des vérités, qui ont en plus le privilège d'être piquantes et drôles, dans Les fiancés de Loches, qui valent toutes les leçons banales sur le langage, sur l'incommunicabilité, et autres sujets prétendument métaphysique et existentiels, que prétendent nous apporter la clique des théatreux de l'absurde. Pourquoi fait-on systématiquement étudier Rhinocéros aux élèves, alors qu'on ne leur parle même pas des auteurs d'Un chapeau de paille en Italie, de Boubouroche, d'Un fil à la patte, de Mon père avait raison ? Parce que les pédants ont le pouvoir sur l'institution scolaire, et que ce sont eux qui décident, avec leur faculté de juger esthétique corrompue par une inondation conceptuelle cérébrale, de ce qui est digne d'être étudié ou non. Heureusement que mes heures ennuyeuses passées à étudier laborieusement le théâtre de l'absurde semblent moins persistantes dans ma mémoire, moins ancrées en moi, que les heures de plaisir et les intenses minutes de fou rire qu'ont pu me donner le théâtre spirituel comme je l'aime.

28 novembre 2011

LIII

Si l'on réfléchissait à ceci, que la pensée solitaire ne prend forme que dans l'expression commune, on comprendrait mieux la vertu des signes, dont aucune pensée n'est jamais séparable, et, par là, qu'une pensée qui n'est pas commune n'est en aucun sens une pensée.

Alain

Rembrandt_Harmensz 

Ici – par Alain, l'Homme, notre Maître – est décrit la force du logos et de l'être humain, à savoir qu'il fait de l'universel avec du singulier ; et si l'on approfondit cette idée, on s'aperçoit que tout l'homme, toute la grandeur spécifique de l'homme est contenue là-dedans. L'art ne fait que ça, puisqu'il exprime, sans concepts, par l'intuition de la singularité exemplaire, un universel : magie solide dont nous ne ferons jamais le tour. La science, en subsumant le divers, fait d'une multiplicité de singularités, sous des lois, des rapports, des définitions nécessaires, suit le même chemin, qui va du singulier à l'universel et retourne de l'universel au singulier.

Il y a des jobards, nombreux et souvent célébrés par la modernité, qui ne songent qu'à paraître originaux, et qui essayent, confondant tout, d'avoir des pensées non communes, uniquement singulières, fiers de ne ressembler à personne, de ne pas toucher l'universel, jugé désuet, banal et grossier ; ceux là pourrissent la pensée commune ; ce sont eux qui assombrissent le langage ; ils se piquent d'inventer des nébuleuses, et se moquent de la clarté, la lumière qui, précisément, est commune comme le soleil rayonne pour tous les hommes. Le fou n'est jamais artiste.

L'universel de la pensée est le soleil de la culture, dont les classiques sont les singuliers rayons immortels ; c'est pourquoi nous nous devons de les étudier, de comprendre leur lumière propre, de les imiter. Jamais on ne méprisa tant l'étude des classiques qu'aujourd'hui, alors qu'ils ne furent jamais tant accessibles qu'aujourd'hui. Si nous ne refaisons pas à chaque instant le chemin des classiques, nous n'avançons pas, nous reculons : c'est ce que nous faisons aujourd'hui, où la bassesse triomphe, une bassesse qui n'eût pas même été imaginable auparavant. L'exhortation à suivre les classiques n'est pas signe d'une attitude bêtement réactionnaire ; ce n'est certes pas du progressisme non plus ; c'est respect pour le passé, dont nous avons besoin pour construire, dans le présent, l'avenir commun ; car s'il y a une unité des hommes, elle ne peut que se trouver dans les chemins à la fois universels et singuliers esquissés par les génies pour l'humanité toute entière. 

27 novembre 2011

LII

Je suis donc enculé de toutes les manières.

Stendhal

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Les élans de sincérité, si rares chez les auteurs, me ravissent toujours. J'ai horreur des phrases qui sentent la fausseté et l'artifice forcé – car il existe bel et bien, si l'on veut bien être attentif à la souplesse des concepts, des artifices naturels, c'est-à-dire des moyens non purement instinctifs et procédant par les médiations de l'art qui permettent d'être soi, d'exprimer une part de son moi profond et naturel, autrement que par l'immédiateté instinctive pure. La nature de l'homme est de ne pas rester vautré dans l'immédiat ; l'usage de médiations fait partie de sa nature ; la technique et l'art sont naturels à l'homme. Les grands artistes sont toujours des hommes ayant su être vrais dans leur art ; ils ont su mettre dans leur œuvre ce qu'il y avait d'essentiel en eux ; et derrière la surface d'une œuvre se cache toujours la profondeur d'une idiosyncrasie puissante. La Recherche du temps perdu, c'est Proust ; la sculpture du David, c'est Michel-Ange ; les Propos sur le bonheur, c'est Alain. Paul Valéry, dans son court essai sur Stendhal, montre autant son intelligence que son manque d'amour, et donc de compréhension profonde, pour Stendhal : ce sont deux esprits qui ne pouvaient pas s'aimer et se comprendre, Valéry étant plus proche du sérieux Flaubert ou du métaphysique Mallarmé que de l'insouciant et matérialiste Beyle.

Il est un moment où les litotes énervent, contiennent trop l'individu, et l'empêchent de s'exprimer pleinement ; il faut parfois abandonner la décence et la politesse ; vient en soi la nécessité de dire clairement, fortement, avec hyperboles plutôt qu'euphémismes, l'exclamation de son bonheur, de sa déception, de sa colère. Lâcher la bride au moment opportun, faire jaillir d'un coup bref les mots qui brûlent la langue et la plume, mettre fin à une tension de l'esprit par la force libératrice de la grossièreté – voilà qui fait le bonheur et du locuteur et de l'interlocuteur, car les libérations subites des autres favorisent la libération de son esprit propre. Je suis donc enculé de toutes les manières : si mes souvenirs sont bons, cette citation est extraite d'une lettre de Stendhal, où il raconte à je ne sais plus qui ses péripéties rocambolesques durant la campagne de Russie. J'ai beaucoup rêvé de Stendhal pillant Moscou, cherchant de la beauté et des hommes d'esprit, et finissant par se désespérer de ne trouver que laideur et bassesse. Une page que Stendhal a trouvé de l'amusement à écrire est toujours bonne pour moi.

26 novembre 2011

LI

Papillon, ce billet doux plié cherche une adresse de fleur.

Jules Renard

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Il y n'y a pas que grossières erreurs dans la perception anthropomorphique de la nature ; les antiques mythologies le montrent bien, et rendent compte de la vérité du mouvement de l'esprit allant de la conscience aux choses. Peut-être n'y a t-il pas du tout de vérité des choses, mais uniquement une vérité du regard, une vérité humaine, une vérité de la conscience. Car, enfin, décrire en biologiste érudit la constitution complexe du papillon, est-ce dire la vérité du papillon ? En revanche, suivre la logique d'une perspective précise, tracer, même imparfaitement, le mouvement ininterrompu d'un regard particulier, comprendre la démarche inconsciente d'une conscience unique – voilà qui me semble révéler davantage une vérité, même si cette vérité est souple et non inamovible comme la vérité objective habituelle. La méthode synthétique, dans la majorité des domaines de réflexion, me semble avoir épuisée toutes ces possibilités, possibilités limitées du fait de son fonctionnement même ; en revanche, la méthode analytique contient nécessairement des possibilités inépuisables, puisqu'elle se fonde – du moins telle que je la conçois, ce qui mériterait une plus ample exposition – sur l'unicité de la conscience en mouvement. Il ne la formule pas du tout en ces termes, qu'il mépriserait sans doute, et probablement à juste titre, mais Proust est celui qui a le mieux fait sentir ce que j'entends par méthode analytique quand il affirme que toute œuvre d'art n'est que la traduction de l'esprit de son auteur. Nietzsche a pu dire des idées similaires, et qui s'appliquent davantage aux système philosophiques ; il faudrait approfondir ce point, et pousser jusqu'au bout ses conséquences.

Jules Renard qui regarde la nature, c'est comprendre que la natura naturans a de l'esprit. 

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25 novembre 2011

L

Le travail du corps délivre des peines de l'esprit, et c'est ce qui rend les pauvres heureux.

La Rochefoucauld

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Le travail de l'esprit inhibe l'énergie du corps, et c'est ce qui rend les intellectuels malheureux.

24 novembre 2011

XLIX

J'ai toujours tâché de vivre dans une tour d'ivoire ; mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler.

Flaubert

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L'homme est et restera un ζον πολιτικόν, d'où l'échec inévitable de tous ceux qui veulent s'abstraire de cette condition. Il est plus facile et moins déplaisant de s'adapter aux hommes que de tenter vainement de les fuir, car ils nous rattraperont toujours ; tous les châteaux misanthropes sont fragiles et finissent par être brisés ; tous les épigones d'Alceste sont condamnés à finir malheureux. J'aurais bien aimé, à l'école, disserté sur le choix entre Philinte et Alceste, c'eût été tellement plus stimulant et enrichissant que les dissertations tordues et pédantes fondées sur une citation de Roland Barthes... Ce choix en dit beaucoup sur la façon dont un homme essaye de considérer ses semblables. Il y a toutes les raisons objectives du monde pour être misanthrope, pour blâmer les autres, pour se plaindre de leur médiocrité, pour voir dans leur fréquentation pure vanité et perte de temps, pour regretter la féconde solitude, l'obscurité silencieuse et les méditations avec soi-même ; mais jeter l'anathème sur les hommes ne changent rien au fait que nous avons besoin d'eux, et que nous sommes forcés de nous adapter à eux. Je crois que l'on s'adapte aux hommes de la même manière qu'on cesse d'être misanthrope : en abaissant notre idéal de l'humanité afin de ne pas être déçu par ses membres. Philinte est d'une grande sagesse, et, au fond, dans la vie réelle et quotidienne, Cioran a plus suivi son enseignement qui celui d'Alceste ; c'est qu'il est nécessaire, dans la solitude justement, d'exorciser nos amertumes en raillant l'humanité afin de peut-être mieux l'accepter. Il y a une satire qui n'est pas fondée sur le ressentiment, mais sur le désir de mieux supporter les hommes.

Flaubert croyait trop à l'Art. Il avait quelque fois des moments de doute, et montrait dans ses lettres des phrases à faire désespérer l'artiste le plus exalté ou le philanthrope le plus sincère. J'admire Flaubert tel qu'il se dévoile, tel qu'il se lâche entièrement dans sa correspondance, au contraire de Proust, qui avoue n'avoir jamais été tant déçu par la correspondance d'un grand écrivain : il ne supportait pas la négligence de son style et sa vulgarité, c'est-à-dire précisément ce que j'aime dans ces lettres ! J'y vois un Céline en puissance ; j'y vois des idées et un style forts, et non pas des paysages et des hommes enguirlandés par des ornements trop ciselés et prémédités pour produire sur le lecteur un effet puissant ; j'y vois le prosateur de génie, prosaïque avec mille fois plus de splendeur que Balzac, et qui contraste avec le poète en sueur, lequel peut autant me ravir que m'agacer. Flaubert est plus spontanément moraliste (donc immoraliste, comme l'avait bien vu Nietzsche) dans sa correspondance que dans ses œuvres, et les moralistes sont ma race d'auteur préférée. Je préfère le cynisme de l'homme en colère à la trop parfaite perfection de la forme.

23 novembre 2011

XLVIII

L'amour humain ne se distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines : la caresse et le baiser.

Pierre Louÿs

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On voit la différence qualitative entre l'animal et l'être humain jusque dans la manière d'atteindre la volupté amoureuse ; on ne le souligne jamais assez. Etenim, quid corpus possit, nemo hucusque determinavit. Avec l'être humain, tout devient art : sa force vient de sa volonté de dépasser la simple survie : il invente un art de manger, il invente le vin, il invente l'art d'aimer ; l'artifice lui est naturel, à l'homo faber.

La littérature – après la vie elle-même, n'oublions jamais de brûler nos livres – est la mieux placée pour nous faire sentir la sensualité et l'érotisme ; elle ne l'a pourtant, à mon goût, pas assez fait. J'ai une pensée pour celle dont Platon disait qu'elle était la dixième Muse, et dont il ne nous reste, sur les 12000 vers, que des ruines éparses. Pierre Louÿs, qu'on recommence un peu à lire aujourd'hui, a su être l'héritier de la pure littérature érotique grecque ; il est dommage que les adolescentes ne le lisent plus comme avant. Dans Aphrodite, et malgré les défauts importants de ce roman, nous sentons ce que peut le corps : comment ne pas rêver de la belle Chrysis ou, mieux, de l'ingénuité de Bilitis ? Il ne serait pas étonnant que les lecteurs de cet érotomane comme il n'en existe plus se multiplient (il est d'ailleurs évident qu'un certain nombre de ses textes ne pourraient aujourd'hui être publiés). J'avais commencé à lire Si le grain ne meurt uniquement à cause de mon désir de découvrir ce que Gide pouvait raconter de Pierre Louÿs ; j'y avais heureusement trouvé beaucoup d'autres choses plaisantes et surprenantes, comme dans toutes les grandes œuvres. 

22 novembre 2011

XLVII

Sentimus experimurque nos aeternos esse.

Spinoza

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J'ai longtemps été fasciné par cette phrase, que je me plaisais à recopier un peu partout : sur mes cahiers de cours, dans mes Ardoises, sur des morceaux de papiers errants, sur mon agenda... C'était à l'époque où j’approfondissais l'Éthique de Spinoza ; je me cassais la tête sur ce monument avec beaucoup de ferveur ; je ne jurais plus que par l'éternel Baruch, que je trouvais plus cohérent, plus assimilable que mon philosophe moustachu préféré. Le plus fascinant dans l'Éthique me semblait évidemment être le cinquième livre, que je m'acharnais à comprendre, à l'aide de commentaires érudits qui m'ont plus ennuyé qu'autre chose (je ne reconnais que deux auteurs qui ont su réellement stimulé le goût pour Spinoza : Alain et Deleuze). On a beaucoup glosé sur le scolie de la proposition XXIII du cinquième livre, dont cette citation est issue ; beaucoup, à tort, y virent la preuve du mysticisme de Spinoza : il n'y a rien de moins pertinent que la comparaison, faite par exemple par Victor Cousin, de Spinoza avec les sages orientaux.

Je croyais à l'éternité, et je pensais que certaines expériences concrètes dans lesquelles je sentais un sentiment d'éternité étaient une preuve de l'affirmation de Spinoza. L'espèce d'extase que je ressentais lors de certains rares moments d'exaltations amoureuses ou lorsqu'une cantate de Bach venait s'imposer en mon esprit, provoquant cette sensation forcément indéfinissable, tendait à me croire que le temps s'était arrêté, que tout mon être ne coïncidait plus avec les catégories du temps, que je baignais, en somme, dans l'éternité. Ce fut la découverte de la philosophie de Bergson qui ébranla toutes mes convictions à ce sujet et qui me firent douter de la réalité de l'éternité (il existe certes un concept d'éternité chez Bergson, mais il est fort différent de celui de Spinoza : l'éternité chez Bergson est comme une sorte de condensation paradoxale de la durée). Être éternel comme la vérité du triangle rectangle – car c'est bien de ça dont il s'agit avec Spinoza, c'est une éternité du concept qu'il propose – ne me disait franchement plus rien, au contraire ; je me mis à me méfier du concept d'éternité, et à voir en lui une volonté symptomatique et platonicienne de vouloir immobiliser, pour se rassurer, ce qui est toujours mouvant. Sub specie durationis plutôt que sub specie aeternitatis : tel fut le bouleversement radical provoqué par la lecture de Bergson, et tel est le véritable renversement du platonisme. Je n'arrive plus à fantasmer comme avant sur le troisième genre de connaissance qui permettrait de saisir les essences singulières des choses, et a fordiori l'essence de notre corps singulier, en les considérant selon leur éternité ; beau rêve vain, me dis-je aujourd'hui ; magnifique ineptie rationaliste ne pouvant être opératoire que du point de vue conceptuel. Il n'est pas évident d'envoyer valser comme ça le désir d'éternité ; mais lorsque nous savons vivre, nous sommes alors à l'aise avec la durée, nous la chérissons, nous nous plaisons à nous fondre en elle – comme avec une femme aimée. 

21 novembre 2011

XLVI

Au demeurant, je hais tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter ou stimuler directement mon activité.

Goethe

Goethe_italy 

Lorsque nous avançons dans les sphères du savoir, il faut savoir choisir ce qui est bon pour soi, c'est-à-dire ce qui augmente sa puissance d'agir ; car, de fait, le savoir n'est pas toujours un excitant de la volonté de puissance, il est même le plus souvent l'inverse : l'érudition pédante entrave l'esprit ; l'historicisme fanatique limite l'horizon ; la connaissance prise comme devoir affaiblit et attriste l'entendement. L'instruction, l'accumulation des connaissances, ne saurait donc jamais être une fin en soi ; ce qui compte toujours, en dernière instance, c'est l'intensification de sa force propre. Il faut prendre garde à ne pas vouloir le savoir pour le savoir ; on sait que ce sont les rats de bibliothèques qui prennent le savoir ainsi, et il suffit d'observer leur mine triste et leur corps courbé pour comprendre que ce ne sont pas des modèles à suivre. Tous ceux qui exercent une activité intellectuelle sans gaieté, sans avoir le sentiment de construire un édifice personnel à l'architecture gracieuse et où il fait bon vivre, se trompent de voie et favorise la réputation qu'ont les intellectuels d'être d'insipides grincheux. Ces grincheux là s'accaparent du savoir par défaut, parce qu'ils n'ont pas trouvé d'occupation plus féconde pour leur vie ; savoir est alors synonyme de gagne-pain ou du divertissement pascalien.

À l'opposé de l'intellectuel décrépi, de l'universitaire ronchon, se trouve l'idéal nietzschéen du Don Juan de la connaissance, incarnation rayonnante de la gaya scienza : un amoureux du savoir qui change sans cesse d'objet de désir, un conquérant qui cherche sans cesse des connaissances insolites à assimiler, un curieux inlassable qui découvre toujours de nouvelles perspectives à adopter pour augmenter son champ de vision ; le savoir ne l'intéresse que dans la mesure où il développe sa puissance, car il sent que ce savoir le rendra plus fort et plus joyeux. S'instruire uniquement par devoir, c'est comme se forcer à vivre avec un être que l'on aime pas : la curiosité cède rapidement le pas à la lassitude et tous les sourires finissent par devenir mécaniques et faux : certains font semblant d'aimer leur femme comme ils font semblant de s'exalter à propos d'un livre – en cachant une profonde tristesse. Je crois que peu d'hommes aiment sincèrement s'instruire, ce que je trouve normal et presque heureux ; il est en revanche désolant de constater que l'amour de tant d'hommes pour le savoir n'est qu'une épaisse façade cachant l'ennui et la mélancolie. Je préfère un homme qui prend sincèrement son pied à passer son temps à jouer aux jeux-vidéos qu'un universitaire qui dissimule plus ou moins l'ennui que lui inspire son activité, et qui, en plus, donne à ses élèves une image peu attrayante de la connaissance. Si nous voulons savoir, apprenons auparavant à le vouloir sincèrement ainsi qu'à sentir ce qui réellement nous permet d'augmenter notre puissance d'agir. La tristesse du dégoût nous courbe et nous contraint à la passivité ; la joie apportée par ce qui nous correspond redresse notre être et participe à nous rendre pleinement actifs.

20 novembre 2011

XLV

Quel diable d'homme, et qu'il est contrariant ! Il dit du bien de tout le monde !

Beaumarchais

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Je m'aperçois que cette idée m'obsède ; tant pis pour les répétitions, c'est signe qu'elle est chère à mes yeux, et je crois comprendre pourquoi : on me reproche beaucoup de trop critiquer, de trop mépriser, de n'aimer rien, d'être un rabat-joie, etc. Mais je pense très précisément qu'il n'y a rien de plus jouissif que de critiquer, que de se moquer des autres : au fond, c'est ce que presque tout le monde fait, mais aussi ce que personne n'assume pleinement ; or, je trouve un peu ridicule et niais de voiler le plaisir que donne la raillerie, cette activité essentielle à la sociabilité des hommes. Tout homme ayant un tant soit peu d'honnêteté reconnaîtra qu'une conversation dans laquelle on ne fait que de louanger des individus est chiante au possible : sans piques, les paroles s’amollissent ; sans léger persiflage, la société des hommes est lourde et ennuyeuse. Tant pis pour les belles âmes qui préféreraient que tout le monde dise du bien de tout le monde ! Soyons railleurs sans mauvaise conscience. Saint-Simon n'écrit jamais aussi bien que lorsqu'il décrit une personne méprisable : « D'ailleurs soutenu en tout par la cour, dont il était l'esclave, et le très humble serviteur de ce qui y était en vraie faveur, fin courtisan et singulièrement rusé politique, tous ces talents, il les tournait uniquement à son ambition de dominer et de parvenir, et de se faire une réputation de grand homme ; d'ailleurs sans honneur effectif, sans mœurs dans le secret, sans probité qu'extérieure, sans humanité, même en un mot un hypocrite parfait, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans âme, cruel mari, père barbare, frère tyran, ami uniquement de soi-même ; méchant par nature, se plaisant à insulter, à outrager, à accabler, et n'en ayant de sa vie perdu une occasion. » Voilà qui vaut bien toutes les apologies du monde ! Voltaire n'est jamais aussi drôle que lorsqu'il s'en prend à quelqu'un. Rien de plus splendide, dans les correspondances des grands écrivains, que les passages où ils se servent de leur prose magnifique pour écraser leurs adversaires ; il y aurait des dizaines de passages à citer. On remarque également que l'esprit va rarement sans une graine de méchanceté – d'ailleurs, dans les citations de l'article méchanceté du bon vieux Littré, on trouve une anecdote racontée par Sainte-Beuve, qui illustre parfaitement mon propos : « Je n'ai jamais fait dans ma vie qu'une méchanceté, disait un jour Rulhière à Chamfort. - Quand finira-t-elle, lui répliqua Chamfort ? » C'est piquant, sarcastique, spirituel, jouissif – comment soutenir, avec de tels exemples de piques, qu'il est meilleur de dire du bien des hommes ? Comprend-on que c'est l'affirmation qui est à la racine de la raillerie, et qu'il n'y a nulle trace de négation là-dedans ?

19 novembre 2011

XLIV

Il faut être trois pour apprécier une bonne histoire : un pour la raconter bien, un pour la goûter, et un pour ne pas la comprendre. Car le plaisir des deux premiers est doublé par l’incompréhension du troisième.

Alphonse Allais

alphonse_allais 

On n'insiste jamais assez sur les vertus que peuvent posséder l'ignorance, l'incompréhension, ou même le mauvais raisonnement. À défaut de donner la certitude, la vérité, et autres valeurs trop unanimement glorifiés, les erreurs de notre raison peuvent au moins donner du plaisir. Il n'y a rien de plus jouissif qu'une maladresse relevée par des hommes spirituels : ils font de l'inadéquation entre la pensée ou l'action avec le réel une source de joie. Voir un élève faire un énorme contre-sens en cours ne devrait jamais susciter la pitié, mais le rire, la raillerie saine qui ne vise pas à écraser ou humilier l'autre – ou bien le concerné ne doit pas entendre les propos. La politesse n'est pas de ne pas se moquer, mais de se moquer à bonne distance.

Les exercices de version à l'école, déjà assez ennuyeux tels qu'ils sont, le seraient encore davantage si nous ne faisions pas régulièrement des erreurs grossières et absurdes nous permettant de rire des autres ou de nous-mêmes. Sans les perles du bac, ces bijoux d'humour que l'on attend chaque année avec impatience, les corrections des profs seraient encore plus insipides, et ils n'auraient rien d'amusant à raconter à leur entourage. La raillerie est comme une arme : elle n'est jamais mauvaise en soi, tout dépend de la façon dont on l'utilise. Sans elle, le monde serait encore plus sérieux et triste. Spinoza, je crois, n'a pas su être attentif à cette dimension joyeuse de la raillerie ; c'est dommage. Il est vrai que si je pouvais organiser un banquet des morts, ce n'est, bien que je le vénère, pas le prince des philosophes que j'inviterais le premier...

De façon plus générale, une blague n'est presque jamais réellement drôle si l'on est seul pour l'apprécier ; nous avons besoin des réactions des autres pour renforcer nos émotions propres ; la présence de compères de bonne humeur favorise toujours l'expression de tels affects, qui sont des affects sociaux par nature. Assister à un spectacle comique seul n'a presque pas de sens, et nos rires sont dédoublés dans une salle de cinéma qui rit toute entière avec nous, sans quoi il n'y aurait pas tant de personnes qui voudraient retourner au cinéma pour voir à nouveau les Intouchables, par exemple, film hilarant qui accomplit parfaitement son objectif modeste, si l'on passe outre les rares passages mièvres et un peu mélodramatiques. N'est-il pas ainsi drôle, pour illustrer directement la citation d'Alphonse Allais, de voir des jeunes ne pas comprendre la vanne sur Goya et Pandi panda ? Rire de ce que les autres ne comprennent pas est toujours jouissif ; c'est une sorte de bon aspect de la vanité naturelle des hommes... 

18 novembre 2011

XLIII

La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris.

Chamfort

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Il y a des phrases que nous trouvons bien faites ou spirituelles, que nous notons pour cette raison, et dont on découvre la portée progressivement, en y pensant, en les dépliant rationnellement avec notre entendement ; et il y a un autre type de phrases, plus rares, qui ne sont pas les mêmes selon les lecteurs, car elles parlent avant tout à l'idiosyncrasie, et ont ceci de particulier qu'elles suscitent non seulement l'étonnement, l'admiration ou l'enthousiasme, mais également le sentiment puissant qu'elles ont été écrites pour nous, ces phrases que, instantanément, intuitivement, nous aimons et dont nous sentons toute la portée. La phrase de Chamfort, ici, appartient à cette dernière catégorie. Mes Scolies, je me le dis à moi-même, ne prétendent pas embrasser le point de vue logique, le chemin qui mène de Dieu aux créatures, le point de vue synthétique ; au contraire, je dois m'efforcer d'exprimer le point de vue de la conscience, le chemin subjectif qui mène de l'esprit au monde, le point de vue analytique, selon la distinction opérée par Descartes. C'est d'ailleurs pourquoi ces Scolies ne visent pas du tout la perfection formelle ; si elles le faisaient, elles seraient amplement méditées, préparées longuement à l'avance, car la perfection ne se façonne pas quotidiennement en une vingtaine de minutes ; elles peuvent seulement être dites, comme chacune de nos productions du reste, parfaites en leur genre, comme le dit Spinoza. Idéalement, dans ces Scolies, les maladresses, inévitablement présentes en chaque essai, devraient moins être un fardeau qu'un moteur, dans le sens où elles aideraient à saisir le chemin subjectif de l'esprit en mouvement. À ce titre, cette entreprise, que je fais pour mon amusement et mon apprentissage, ne saurait avoir aucune prétention sérieuse, et il serait sans doute bien présomptueux de supposer que des exercices de ce genre puissent avoir une importante valeur en soi. « J'écris comme on fume un cigare, écrit joyeusement Stendhal, pour faire passer le temps ; une page que j'ai trouvé de l'amusement à écrire est toujours bonne pour moi. » Tout ce qui est fait ici est fait pour la célébration de Stendhal, mais peut-être encore plus de Montaigne, auquel je reviens toujours ; c'est ma façon de les aimer, en essayant d'être actif, en écrivant modestement sous leur idéal non pas écrasant (ce qui serait le cas si je me plaçais sous l'égide de Flaubert ou de Spinoza) mais réconfortant et encourageant. Je termine ainsi cette scolie, en ayant pas du tout abordé la phrase dont il était question, phrase qui est pourtant l'une de mes préférés – c'est peut-être pourquoi j'ai préféré erré librement dans une digression...

17 novembre 2011

XLII

Le goût est fait de mille dégoûts.

Paul Valéry

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Qui aime tout n'aime rien, de même que celui qui est ami avec tout le monde n'est en réalité ami avec personne. Aimer, et, a fortiori, avoir du goût, c'est discriminer ; c'est écarter pour mieux saisir ; c'est mépriser pour mieux savourer. Il ne faut donc pas accuser les hommes d'être trop difficile, ils ne le sont jamais assez ; et il vaut mieux passer pour un ronchon rabat-joie qu'être de fait un niais qui applaudit et crie au génie dès qu'il rencontre une nouveauté quelconque. Trop souvent on évacue le rôle fécond du mépris, de la répulsion, du crachat, dans la constitution du goût et de l'amour sincère pour l'art. Celui qui aime la littérature est avant tout celui qui déteste une immense part de celle-ci, qui rejette même sans honte (car nombreux sont ceux qui n'osent avouer leurs dégoûts) certains écrivains considérés comme classiques. Le goût est formé de mille ennemis, célèbres ou non. Il est même bon d'avoir des cibles privilégiés, lesquels le sont parce qu'ils synthétisent tout ce que nous jugeons de mauvais goût : je dois beaucoup à Chateaubriand, à Mallarmé, car ils m'ont aidé à m'attacher à ce que j'aime ; je pense souvent à eux, sans haine.

Sans dégoûts, l'homme est une éponge adhérente ; sans ennemis, l'homme est un pacifiste ennuyeux ; sans crachats, les baisers n'ont aucune saveur. Heureusement que l'on n'écoute pas le proverbe, que l'on discute, que l'on se bat pour les goûts et les couleurs ; car sans affrontement, l'homme est insipide comme un roc inamovible qui soutient toute chose indifféremment. Dans la pensée, le polémiste a toujours raison contre le pacifiste.

16 novembre 2011

XLI

J'aime mieux dire la vérité en mon langage rustique que mensonge en un langage théorique.

Bernard Palissy

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La vérité – entendons par là moins la vérité dans son sens absolu que dans son sens souple de véracité, d'honnêteté intellectuelle, de rigueur de pensée – la vérité donc éclate d'autant mieux qu'elle est exprimée avec simplicité. Les complications inutiles du jargon intellectuel masquent la pauvreté des raisonnements ; les auteurs qui demandent à être traduit pour être compris ne méritent sans doute pas notre temps ; on s'aperçoit rapidement que derrière les phrases et les mots nébuleux ne se trouvent que des banalités. Bien que les philosophailleurs français contemporains les suivent de près, les Allemands sont incontestablement les grands champions de cet étonnant sport : combien de pages d'Hegel auraient pu être allégées, réduites de moitié, s'il eût eu la présence d'esprit de sauter les vaines idées intermédiaires de ses raisonnements et d'éliminer son pompeux jargon pour s'exprimer directement, pour affronter sans artifices la réalité ! Je vois un exemple concret permettant d'illustrer mon propos. Une des leçons laborieuses de la Phénoménologie de l'Esprit, à savoir que la la médiatisation du sensible, en nous élevant à l'universel, cause la disparition du ceci, du ici et du maintenant particuliers, est exprimée à sa manière non seulement avec clarté et profondeur, mais également avec une remarquable beauté naïve, par Alberto Caeiro, alias Pessoa, dans Le gardeur de troupeaux. Si je devais choisir entre les deux, je n'hésiterais pas longtemps, et j'aimerais qu'on soit davantage averti des dangers que présente le style empesé : d'abord séduits par ces longues et prolixes phrases énigmatiques, puis habitués au fatras et aux galimatias, les lecteurs de ces impudents scribouilleurs finissent par attraper la maladie du jargon et à imiter (ce qui est facile) leur langage creux et ampoulé. On voit, en revanche, qu'il est plus difficile d'écrire une maxime bien ciselée à la La Rochefoucauld ou d'imiter un raisonnement de Descartes jouissant, dans son déroulement, de la clarté et de la rigueur nécessaire à la juste et agréable compréhension du lecteur.

Pour résumé le tout, je dirais, en faisant un tri approximatif, qu'il faut, pour s'habituer au style lumineux, le seul qui soit réellement noble et profond, toujours préférer Montaigne à Heidegger, Rabelais à Claude Simon, Ronsard à Mallarmé, Schopenhauer à Hegel, Montesquieu à Derrida.

15 novembre 2011

XL

Ἠλίθιος ὅστις μὴ πιὼν κῶμον φιλεῖ.*

Euripide

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Euripide se moquait déjà de ces belles âmes fières de vivre dans une prétendue sainteté corporelle. Le vin, dans une fête, dans un banquet, n'est pas qu'accessoire, mais participe directement à l'esprit de la fête ou du banquet. Il est facile de dénigrer l'alcool et d'y trouver les vices ; il ne faut néanmoins jamais oublier que ceci dépend entièrement de la personne qui boit : la responsabilité n'est jamais dans la boisson : laissez Dionysos jouir de sa joyeuse innocence ! Si le vin est si nécessaire au principe de la fête, c'est qu'il contient les vertus qui accompagnent le mouvement général de celle-ci : l'abaissement du degré de conscience, le sensible abandon de sa personne, la perte de l'attention portée à ce que l'on représente, sont de ces effets positifs qui permettent à chacun de davantage se livrer soi-même lors d'une fête. De fait, le principal obstacle au bon déroulement d'une fête (qui se doit d'être sans temps morts, joyeuse, portée par une atmosphère de frivolité motrice) n'est pas autre chose que la trop réglée conscience de soi qui entrave le déploiement naturel du caractère d'un individu. C'est bien connu : l'alcool décoince, favorise la sociabilité spontanée, permet de davantage, selon cette expression éloquente, se laisser aller : en d'autres termes, l'alcool aide à être soi-même en présence de l'altérité. Il va de soi que ceci n'est plus vrai dès que la quantité d'alcool dépasse les limites du raisonnable...

Mais faites boire quelques verres à un timide : rapidement les inhibitions s'effaceront, et laisseront la place à l'individu non entravé par la crainte d'être vu et jugé ; il pensera moins à son obsédant amour-propre, pensera moins tout court, et agira !... J'ai souvent remarqué que les personnes qui sont violentes après avoir bu, sont des êtres ayant naturellement une tendance à la violence ; seulement l'alcool renforce la puissance des instincts, et agit comme une sorte d'accélérateur, de catalyseur de la personnalité, c'est-à-dire que l'individu, du fait du renforcement artificiel de ses tendances profondes, devient momentanément davantage lui-même qu'il ne l'est. Bref, on pourrait dire que le vin favorise l'éclosion de l'idiot (chère à Clément Rosset et Démocrite) qui se cache en chacun de nous, derrière l'étouffant masque du moi social. Voilà finalement ce que je cherchais depuis avant : la vertu du vin est de rendre idiot, et la meilleure fête est celle qui réunit la plus joyeuse bande d'idiots...

*Est stupide celui qui aime la fête sans boire.

14 novembre 2011

XXXIX

Le bonheur, c'est de le chercher.

Jules Renard

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Le paradoxe n'est qu'apparent et cache une belle vérité, qui est d'ailleurs la leçon essentielle des Propos sur le Bonheur d'Alain. C'est une grande erreur, pour le cas du bonheur, de s'en tenir à l'étymologie : prendre le bonheur dans le sens de la bonne heure, c'est s'orienter dès le départ vers une mauvaise voie ; et pourtant, il semble que cette conception est celle du sens commun. Combien d'hommes se plaisent à imaginer ce qu'ils feraient s'ils devenaient soudainement riches ! Comme ils sont nombreux, ces tchandalas qui se plaignent de leur sort, qui envient la vie des autres, et qui se contentent d'implorer le hasard ! Nous le voyons clairement : si nous allons dans cette direction, nous conclurons rapidement que le bonheur, c'est de tomber dessus, ou, au mieux, pour les moins faibles, de le trouver : conclusion creuse qui ne satisfera que les faignants. Il faut donc commencer par refuser le bonheur dans le sens de l'εὐτυχία (la bonne heure, la bonne fortune ; bref, le bonheur qui tombe par chance sur notre tête).

Il suffit maintenant de se laisser guider par la phrase de Renard pour avancer. Si le bonheur ne se reçoit pas, c'est qu'il se conquiert ; si l'on a pigé ça, le reste va tout seul. L'homme ne peut être heureux que s'il déploie ses forces, s'il utilise son énergie, si, en somme, il est pleinement actif. Chercher le bonheur, c'est écouter son désir et avancer avec toute sa force propre vers le chemin que trace tous les jours ce désir. Les malheureux ne sont pas ceux qui vivent dans la douleur, ce sont ceux qui restent passifs, qui ne parviennent pas à se construire un projet déterminé et à le suivre de toute leur force ; ils attendent qu'on leur donne le bonheur – tant qu'ils ne se sortent pas les doigts et la volonté du cul, ils peuvent attendre longtemps... Le bonheur, ce n'est pas le loto ; le bonheur, c'est la bataille sans cesse recommencé ; il vaut mieux être Napoléon qu'un riche héritier. Le bonheur ne se trouve pas, il n'y a pas de clefs du bonheur ; ce sont des fumisteries d'hommes faibles et malheureux ; il n'y a que des combats joyeux qu'il faut toujours réitérer. De ce point de vue, tous les combats sont bons, tous sont auréolés de la même innocence et de la même vertu ; la vie offre des possibilités infinies que chacun, selon son idiosyncrasie, doit exploiter au mieux. Le bonheur, c'est de le chercher : choisir une direction, la suivre, construire sa méthode, s'y conformer, se battre, ne jamais rester pleinement contenté, s'efforcer d'augmenter sa puissance d'agir, et toujours courageusement continuer : voilà comment nous cherchons le bonheur, voilà comment nous avançons joyeusement dans l'existence. 

13 novembre 2011

XXXVIII

Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion.

Montaigne

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J'aimerais susurrer cette phrase à l'oreille de Heidegger. Quand je lis un Heidegger, ou je m'énerve, ou je rigole, ou je ferme brutalement le bouquin. Quand je m'indigne à propos de Sein und Zeit, on me rétorque souvent qu'il faut prendre en compte le "second" Heidegger : c'est ce que j'ai fait, et je trouve le second Heiddeger encore plus comique (ou énervant) que le premier. Ces être-pour-le-machin-truc me gavent. À chaque fois que je lis un néologisme pourri de ce genre, je me dis : « Et pourquoi pas l'être-pour-ta-mère ? ». Sa manie d'inverser les voyelles (je ne sais comment ça se ressent en allemand, peu importe) est insupportable. Existential, historial, temporellité : et certains scandent ces concepts morbides avec ferveur !... Ce type n'a aucune ironie, aucune joie dans l'écriture ; sa moustache et son sourire hypocrites en disent long sur sa philosophie – car il serait trop aisé de s'attaquer à l'homme !... Les heideggeriens, à ce que j'ai pu constater, sont souvent des névrosés ; ils ne se sentent pas à l'aise dans l'existence et en font part à leur entourage, ces braves apôtres heureux de propager le laïus de leur allemand préféré. Lire un philosophe avec lequel on n'est pas en accord est facile ; lire un philosophe que profondément, viscéralement, on n'aime pas, sentiment qui va jusqu'au dégoût, est plus délicat... Heidegger est l'opposé radical de Spinoza, et c'est peut-être pourquoi il n'en parle jamais. Quant à Montaigne, je doute qu'il l'ait seulement lu. La manière dont ce philosophailleur est admiré aujourd'hui, tout comme Derrida, Levinas, Marion et autres charlatans phénoménologues, m'inquiète sur l'état de la philosophie dans notre pays. Ceci dit, je ne dirais pas mieux des analytiques enragés qui s'introduisent progressivement dans les universités du continent. Toutes les écoles de pensée sont nuisibles à l'épanouissement de la pensée libre. Il faut déterrer la Heidegger !

Allez, pour la première fois, je ne résiste pas au plaisir de placer une citation à l'intérieur d'une scolie de citation : « Je viens de lire Gelassenheit de Heidegger. Dès qu'il emploie le langage courant on voit le peu qu'il a à dire. J'ai toujours pensé que le jargon est une mauvaise imposture. Le style triste, genre Maurice Blanchot : pensée insaisissable, prose parfaite et incolore. Sartre réussit à faire du bon Heidegger, mais non pas du bon Céline. La contre-façon est plus aisée en philosophie qu'en littérature. » C'est magistral ; c'est clair ; c'est du Cioran. 

12 novembre 2011

XXXVII

Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie !

Jules Renard

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Variation sur cette vérité morale : les hommes préfèrent les projets à la réalisation de ceux-ci. Que de gens ont voulu écrire un roman, et se sont contentés d'en esquisser un plan ! Que de gens ont voulu accéder au pouvoir, et se sont contentés de débattre avec leur entourage ? Que de gens ont voulu dévorer La Recherche du temps perdu, et se sont contentés de lire l'incipit ? Que de gens ont voulu construire une relation amoureuse durable, et se sont contentés du plaisir éphémère de la curiosité ? Que de gens ont voulu chercher la vérité, et se sont contentés de la trouver ? Que de gens ont voulu apprendre une langue, et se sont contentés d'acheter un Assimil ? Que de gens ont voulu préparer un festin, et se sont contentés de contempler des recettes sur Internet ? Que de gens ont voulu déclarer leur amour, et se sont contentés d'en imaginer la scène dans leur esprit ? Que de gens ont voulu chercher le bonheur, et se sont contentés d'attendre qu'il vienne à eux ! Que de gens ont voulu se cultiver, et se sont contentés de devenir pédants ! Que de gens ont voulu aimer une femme, et se sont contentés de se tirer sur la tige en pensant à elle ! Que de gens ont voulu devenir philosophes, et se sont contentés d'être des ouvriers de la pensée ! Que de gens ont voulu vivre gai, et se sont contentés de la joie de l'ivrogne ! Que de gens ont voulu apprécier un opéra, et se sont contentés d'accomplir un devoir social ! Que de gens ont voulu se muscler, et se sont contentés de la douleur d'une demi-heure d'exercice ! Que de gens ont voulu aimer le tabac, et se sont contentés d'en devenir dépendant ! Que de gens ont voulu faire de la métaphysique, et se sont contentés de retrouver la théologie ! Que de gens ont voulu faire progresser l'humanité, et se sont contentés de discours occultes ! Que de gens ont voulu se rebeller, et se sont contentés de changer de conformisme ! Que de gens ont voulu éviter le malheur, et se sont contentés de vivre dans un paisible ennui ! Que de gens ont voulu abandonner leur fortune, et se sont contentés de faire un soulageant don ! Que de gens ont voulu guérir de leurs névroses, et se sont contentés d'aller consulter un psychanalyste ! Que de gens ont voulu contempler la Joconde, et se sont contentés de la photographier avec les japonais ! Que de gens ont voulu faire le bien, et se sont contentés d'être gentil !

Je crois que pourrais continuer ce jeu encore longtemps, tant ça m'amuse et tant les idées viennent facilement ; pourtant... ἀνάγκη στῆναι.

11 novembre 2011

XXXVI

Tant de pages, tant de livres qui furent nos sources d'émotions, et que nous relisons pour y étudier la qualité des adverbes ou la propriété des adjectifs !

Cioran

cioran

L'école est devenue un lieu de désenchantement : ce n'est certainement plus là que l'on apprend à aimer l'art. Souvent, j'ai été déçu de travailler en cours sur une œuvre qui m'était chère, car je savais que son étude allait être ennuyeuse, frustrante ; en passant par de vaines médiations, en inventant des schémas conceptuels tordus, en jouant le grammairien surexcité, on saute à côté de l'essentiel, qui se trouve avant tout dans l'expérience directe, dans la confrontation immédiate avec l’œuvre. Peu savent se laisser submerger par la force d'une œuvre ; ils ne s’abandonnent pas à elle, leur entendement opèrent d'inutiles dérivations nuisibles à la compréhension intuitive de l’œuvre. La lecture de la plupart des théoriciens littéraires n'apportent rien, voire entravent l'appréhension des grands textes. Pour comprendre Corneille, il faut le lire et le sentir – ce qui ne semble malheureusement pas toujours aller de soi... 

Ça fait quelque décennies que l'enseignement de la littérature, influencé par les structuralistes, les formalistes, et tous les critiques animés par le lourd démon de la théorie, consiste moins à pénétrer dans le cœur d'un texte afin d'en sentir la force propre, que d'en dégager des concepts inconsistants et emmerdants : parfois, je ne m'étonne pas que le goût de la lecture se perd, vue la façon dont on inculque aux gamins une conception intellectualiste et pédante de la littérature et de l'art en général. Dans un bon cours de littérature, le professeur doit être capable de faire sentir la puissance contenue dans un texte et permettre aux élèves d'essayer de comprendre, grâce à une analyse pertinente dont le but n'est ni de former de mauvais concepts ni de dresser une liste grammaticale absurde, en quoi consiste le génie particulier de l'auteur. D'abord faire sentir la beauté ; ensuite, s'efforcer de la rendre intelligible en y démêlant rationnellement les articulations implicites.

L'analyse formaliste et stylistique n'apportent rien, si ce n'est l'ennui et le désenchantement ; la cible que doit toujours viser le professeur et l'interprète, c'est le sens. Toujours suivre le chemin de l'essentiel et éviter les longues et arides routes superflues. Rien de plus chiant que la narratologie de Genette, froid structuraliste que certains professeurs préfèrent faire lire à leurs élèves plutôt que les ô combien démodés Aristote, Horace, Boileau. Trop souvent l'étude d'un texte littéraire en cours remplace la lecture personnelle, intime, vécue, en un mot, ce que les allemands appellent l'erlebnis (expérience vécue) alors que le cours ne devrait précisément être qu'un éclairant complément permettant de mieux apprécier une œuvre. Ne jamais oublier que la raison d'être d'une œuvre d'art est avant tout le plaisir esthétique : en voyant la tronche de certains profs et de certains élèves, on croirait que la compréhension de l’œuvre d'art est bien plutôt un triste labeur, une besogne tyranniquement imposée, un simple moyen de gagner son pain... Dans l'étude de l'art, nous ne devons jamais séparer la tentative de compréhension de la joie constitutive à la découverte ou à l'approfondissement d'une œuvre. Aujourd'hui, il n'est même plus évident de lire les textes dont on parle : comme si l'on pouvait élaborer un discours intéressant et profond sur une œuvre sans l'avoir au préalable senti soi-même ! Étrange paradoxe que d'aimer, que de vénérer la littérature tout en abhorrant le plus souvent l'étude scolaire de celle-ci... La façon dont Todorov (un sacré ennuyeux lui aussi), a récemment tourné sa veste, avec l'écriture de La littérature en péril, est particulièrement remarquable pour comprendre le vivace problème de l'enseignement de la littérature aujourd'hui.

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