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Scolies
31 mars 2012

CLXXVII

Non, non : j'ai toujours senti que l'état d'auteur n'était, ne pouvait être illustre et respectable qu'autant qu'il n'était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès.

– Jean-Jacques Rousseau

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Jean-Jacques Rousseau gagnait sa vie en copiant de la musique, n'ayant guère pu profiter du succès de ses livres ; il obtint plus d'argent en composant en quelques semaines le Devin du village qu'en publiant l'Émile et le Contrat Socialqui lui ont demandé des années de travail. On peut reprocher tout ce que l'on veut à Rousseau, sa paranoïa, son emphase, sa mélancolie, sa mièvrerie ; tout cela lui venait d'une trop haute idée de l'humanité ; mais l'on ne pourra jamais, sans être injuste, l'accuser d'avoir manqué d'indépendance et de courage dans la pensée, qualités dont les parvenus conformistes n'ont certes point besoin, mais qui est indispensable au génie souhaitant s'affirmer dans toute son originalité et dans toute sa force. Nietzsche avait dédicacé Humain trop humain à Voltaire, pour le centenaire de sa mort ; pourtant, de Voltaire et de Rousseau, c'est le dernier qui mérite le plus l'appellation d'esprit libre. Il faut plus d'audace pour publier le scandaleux Contrat Social, que pour écrire La Pucelle ou même le Portatifen les désavouant, en les répudiant, et en accusant de calomnie les hommes qui auraient reconnu Voltaire derrière ces écrits un peu sulfureux. On ne peut pas parader à la cour, plaire unanimement à la foule, s'attacher à rendre durable une vaine gloriole, et en même temps écrire, en les assumant, des textes aux idées subversives. Je dis cela avec la plus grande admiration pour le génie véritable de Voltaire, trop peu lu aujourd'hui. 

Il est courant, parait-il, aux États-Unis, d'apprendre l'écriture dans des écoles, comme si c'était un métier comme un autre ; et même en France, les cours d'écriture se multiplient, avec, comme professeur, des prosateurs de pacotille n'ayant pas l'ombre d'un début de génie ; signe de décadence. Si l'on veut réellement penser, si l'on cherche sincèrement la vérité et la beauté, l'appat du gain ne peut que nous détourner de nos objectifs, avilir notre démarche, et nuire à à notre talent en le détournant de son objet. Mais les hommes recherchent davantage la réussite monétaire, et aspirent davantage à satisfaire une basse vanité qu'à poursuivre des idéaux élevés. Houellebecq, qui n'est pas dénué de talent, est un exemple significatif de l'écrivain gâchant ses capacités pour recevoir les honneurs et la gloire publique ; la faiblesse de La carte et le terriroire par rapport à l'Extension du domaine de la lutte ne s'explique pas autrement ; maudit prix Goncourt, dégradant comme tout le nuisible système contemporain des prix littéraires ; insupportable dictature de la gloriole qui enlaidit toute entreprise littéraire et philosophique. Qui écrit pour l'oseille et pour la vanité se prostitue.

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30 mars 2012

CLXXVI

Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir : Mais aucun bien sans peine : C'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les autres : il a ses incommoditez, et bien poisantes : L'ame s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison d'aage.

– Montaigne

Montaigne

C'est pourquoi il faut s'efforcer de lire en mouvement, en ne laissant pas son corps entièrement inactif, comme nous avons spontanément tendance à le faire lorsque nous nous adonnons à la lecture. Il y a de ces jours où nous restons toute la journée dans notre chambre pour lire, nous déplaçant de notre lit à notre fauteuil, de notre table à notre fauteuil, puis de notre fauteuil à notre lit ; le corps ne supporte pas longtemps une telle passivité, ce qui se remarque particulièrement dans le sommeil désagréable, et comme non mérité, dans lequel nous essayons de plonger, la nuit venue. Les forces du corps doivent être dépensées pour qu'elles ne se retournent pas contre nous-même, l'ennui du corps se reportant jusque dans notre âme ; l'inaction amollit le corps en même temps que l'âme. Souvent, lorsque nous sommes mous et faibles, nous le sommes tout entier ; c'est lorsque notre corps est en forme que notre esprit peut le mieux s'épanouir. Il n'y a rien de plus insupportable que ces examens de sept heures, où, collés misérablement à notre chaise et à notre bureau, notre pensée est assise comme notre corps, entravée comme lui par cette avilissante immobilité ; que ne puissions nous faire nos examens en marchant, ou au moins, comme Victor Hugo à Guernesey, écrire debout !

Rousseau ne pouvait pas méditer sans marcher ; si son pied est arrêté, son cerveau s'arrête de même. Nietzsche, grand péripatéticien, n'aurait pas pu écrire une telle oeuvre s'il était toujours resté couché dans son lit, comme sa mauvaise santé perpétuelle l'incitait à le faire. Sans même sortir à l'extérieur, nous pouvons lire en marchant dans notre chambre, de préférence à voix haute, même si nous nous lassons rapidement de cette fausse promenade sans surprise. Les livres audios, belle invention, permettent de progresser dans un livre en marchant dans la rue. Néanmoins, le meilleur est sans doute de ne lire que modérément, pas plus de quatre ou cinq heures au total, afin de pouvoir se consacrer, le reste de la journée, à des activités plus corporelles et demandant davantage d'efforts physiques, ne serait-ce que la simple promenade libre, activité divine où les pensées s'articulent avec un bonheur que nous n'avons jamais étant assis.

29 mars 2012

CLXXV

Si dieu existe, qu'il le prouve, et s'il n'existe pas, qu'il ait le courage de l'avouer.

– Pierre Dac

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Pierre Dac, avec une telle phrase, ne fait pas seulement un bon mot, il résume en une formule facilement mémorisable l'essentiel de l'argumentation des déistes qui veulent démontrer l'existence de Dieu. En effet, lorsque nous nous amusons, en une oisive après-midi ensoleillée, à examiner les différentes tentatives des théologiens et métaphysiciens pour légitimer rationnellement, ou plutôt pour imposer par le fard de la rationalité, l'idée de l'existence d'une Intelligence suprême qui serait à l'origine de notre monde, nous constatons que tous ces arguments, qui ne convainquent, de toute façon, que les croyants, reposent, grosso modo, sur une pétition de principe, laquelle ne consiste en rien d'autre qu'à implicitement présupposer l'existence de ce Dieu dont veut justement prouver l'existence. Si nous synthétisons ces arguments, nous voyons qu'ils ne sont pas si nombreux, malgré la multiplicité des formes utilisées pour les présenter ; la rhétorique change, mais le fond demeure le même. Ces arguments se divisent en deux classes : les arguments a priori et les arguments a posteriori

Kant, dans la Critique de la raison pure, a démontré, avec un raisonnement dont la rigueur est implacable, que les arguments a priori se résumaient tous à l'argument de la preuve ontologique. Le raisonnement abstrait de la preuve ontologique peut se formuler ainsi : lorsque je conçois rigoureusement l'idée de Dieu, il se trouve nécessairement dans cette idée, puisque je conçois l'idée d'un être parfait, la qualité de l'existence, sans laquelle Dieu serait imparfait ; de sorte que, dès lors que j'ai une idée adéquate de Dieu, je ne peux pas concevoir Dieu autrement qu'existant. Le vice du raisonnement saute violemment aux yeux : il faut présuposer l'existence réelle, il faut postuler l'actualité de l'idée de Dieu pour que le raisonnement soit efficient. Mais l'idée, fût-elle celle de Dieu, n'existe que dans le cerveau ; l'esprit qui veut s'élever vers la lumière de la vérité, doit, de toute évidence, être nominaliste. Ainsi, d'après cet argument un peu grossier, Dieu aurait prouvé son existence en présentant son idée de lui-même ; mais évidemment, pour qu'il puisse faire une telle présentation, il faut qu'il existe, contrainte gênante pour le philosophe épris de vérité, mais dont ne se soucie guère le théologien cherchant sans cesse à raffermir ses dogmes imbéciles.

Les argument a posteriori sont plus variées et plus rigolos. Nous pouvons, en compter quatre ; je les présente en ordre croissant de leur force. Le premier argument a posteriori, appellé l'argument du consensus universel, est développé par Cicéron dans son De natura deorum ; il consiste à s'appuyer sur le fait que l'immense majoirté des hommes, malgré les différences de civilisation, croient à l'existence d'une divinité, consensus qui suffirait à prouver l'existence effective d'un être suprême, comme si une vérité ne pouvait pas être détenue pas une minorité. Ici, Dieu, jouant le démocrate, prouve son existence en montrant que beaucoup d'hommes croient en lui ; jolie absurdité. Le deuxième argument a posteriori, appellé l'argument moral, se fonde sur la prétendue universalité de la morale, arguant que l'existence d'une conscience morale chez tous les hommes constitue une preuve de l'existence de Dieu en chacun de nous ; cet argument ne tient pas deux minutes en face d'un habile sceptique et relativiste. Là, Dieu, rousseauiste, prouve en existence en montrant qu'il est dans le coeur de tous les hommes. Le troisième argument a posteriori, appellé l'argument de la Révélation, s'appuie sur la présupposition que la Bible a un caractère sacré et divin, présupposition de pacotille permettant de dire les Écritures contiennent la vérité, et dont l'absurdité est remarquablement dévoilé dans une réplique de La voie Lactée de Bunuel : " - Oh je sais très bien qu'il y a toujours eu des athées, mais ce sont des fous. Ou alors ils se disent athées mais ne le sont pas. - Mais comment ça ? - Parce qu'il est impossible qu'un homme de bon sens soit intimement et sincèrement persuadé qu'il n'y a pas de Dieu. - Et pourquoi M. Richard ? - Pourquoi ? Mais la preuve est dans la Bible, dans le livre des Psaumes 13 verset 1 : "C'est l'insensé qui dit dans son coeur qu'il n'y a pas de Dieu". - Oui, c'est très convaincant." Bref, Dieu prouve aux hommes qu'il existe en leur faisant lire son Livre. Le quatrième argument et dernier argument a posteriori, le plus convaincant et le plus utilisé, appellé l'argument téléologique ou l'argument du dessein, est un argument qui trouve sa source dans une faible analogie, dans une inférence à deux sous, comme le montre très bien Hume dans ses Dialogues sur la religion naturelle. Partant du principe que des effets semblables prouvent des causes semblables, le déiste, émerveillé de l'ordre et de la beauté du monde, d'ailleurs largement contestable, en vient à affirmer que comme une maison ne se conçoit pas sans architecte le monde, semblable à une maison par l'ordre qu'elle manifeste, ne saurait se concevoir sans un auteur divin qui serait à son origine ; l'ouvrage démontre l'ouvrier comme dit Voltaire. Mais l'inférence, opération commune de l'esprit, demande, pour être rigoureuse et permettre l'accès à la vérité, une similitude exacte entre les différents éléments mis en rapport. Or, dans l'inférence de l'argument téléologique, l'élément le plus important n'est tout simplement pas connu, mais juste imaginé ; en effet, nous n'avons, aux dernières nouvelles, aucune exprience de Dieu, nous ne pouvons pas l'observer, de sorte que la similitude ne saurait être exacte dans la mesure où elle s'appuie sur une conception vague, confuse, et même variable de l'idée d'un Dieu : cette inférence n'est qu'une grossière présomption. En somme, Dieu prouve son existence par une inférence en se mettant lui-même en rapport avec l'homme, comme s'il pouvait se comparer à sa créature. Ainsi, toutes les démonstrations de l'existence de Dieu font comme si Dieu existait ; formidable vertige de l'als ob, que saura, avec une subtilité encore plus grande, employer Kant !

Les déistes sont fiers de pouvoir dire que si les athées peuvent réfuter l'existence de Dieu, ils ne peuvent pas démontrer son inexistence. Kant suit se raisonnement dans un passage un peu alambiqué dans la Critique de la raison pure : "Il serait alors de la plus grande importance de déterminer exactement ce concept, par son côté transcendantal, comme concept d'un être nécessaire et souverainement réel, d'en écarter ce qui est contraire à la réalité suprême, ce qui appartient au simple phénomène (à l'anthopomorphisme dans le sens le plus étendu), et, en même temps, de se débarasser de toutes les assertions contraires, qu'elles soient athées, déistes ou anthropomorphiques : ce qui est très aisé dans un traité critique de ce genre, puisque les mêmes preuves, qui démontrent l'impuissance de la raison humaine par rapport à l'affirmation de l'existence d'un tel être, suffisent aussi, nécessairement, à démontrer la vanité de toute affirmation contraire. En effet, comment veut-on, par la spéculation pure de la raison, voire clairement qu'il n'y a pas d'Être surpeme comme principe de tout, ou qu'aucune des propositions des propriétés que nous nous représentons, d'après leurs effets, comme analogues aux réalités dynamiques d'un être pensant ne lui convient, et que, au cas où elles lui conviendraient, elles devraient être soumises à toutes les limitations que la sensibilité impose inévitablement aux intelligences que nous connaissons par l'expérience ?". La vacuité de se raisonnement n'est pas difficile à montrer : c'est à celui qui affirme l'existence d'une chose de le démontrer, et non l'inverse ; sinon les fous pourraient soutenir l'existence des créatures les plus extravagantes, et l'on ne pourrait pas même faire taire les superstitieux qui croient qu'on ne peut pas savoir si les loups-garous, les morts-vivants, et les vampires existent ou non.

Comme en écho de la phrase de Pierre Dac, Stendhal a un jour écrit cette phrase qu'admirait tant Nietzsche : "La seule excuse de Dieu c'est qu'il n'existe pas". Moralité : Dieu est mort, vive l'Homme !

28 mars 2012

CLXXIV

Et ce ne serait peut-être pas un conseil peu important à donner aux écrivains que celui-ci : - N'écrivez jamais rien qui ne vous fasse un grand plaisir.

– Rivarol

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Notre premier mouvement, entendant un tel conseil, est un mouvement d'opposition. Si nous n'écrivions que par plaisir, nous n'écririons que très peu, et surtout, nous n'écririons que des textes faciles, c'est-à-dire que nous nous contenterons de transcrire nos petites idées personnelles : stagnation dans une stérile subjectivité. C'est justement la contrainte d'écrire à partir d'une matière précise et en des temps précis qui accroît notre sens de l'objectivité, façonne notre goût, étend le champ de nos plaisirs ; car si le premier effort de l'écriture, comme de toute activité, est toujours un peu forcé et ennuyeux, souvent le plaisir vient bientôt : lorsque la contrainte est acceptée et qu'elle n'est pas trop pesante, elle stimule le mouvement, et la sensation de ce mouvement procure de la joie. Bref, il faut prendre garde à ne pas tomber dans ce vice très commun aujourd'hui, qui consiste à n'écrire que ce qu'il nous plaît et quand il nous plaît ; c'est le meilleur moyen de ne jamais progresser et de s'enfermer dans un reflet flatteur de soi-même, avilissante prison. C'est pourquoi l'artisan et l'artiste gagnent à se faire imposer, ou, ce qui est encore mieux, à s'imposer un sujet ;  c'est ainsi, et seulement ainsi, qu'il pourra avancer sur le chemin du beau ; tout le reste est vain rêve de grandeur.

Le second mouvement, après nous être laissé aller à notre opposition spontanée, est d'apercevoir la vérité, dont on sent l'existence, dans le conseil de Rivarol. Il y a des contraintes joyeuses, des règles utiles, des exigences salutaires ; au contraire, il y a des contraintes tristes, des règles inutiles, des exigences funestes. L'écrivain, comme tous les artisans, et il n'y a que les péteux qui prétendront émanciper l'écriture de l'artisanat, doit travailler pour arriver à un résultat satisfaisant ; mais le travail ne doit point se voir dans le résultat. On connaît tous ces textes où l'on sent trop la sueur de l'écrivain, où le style est gâté par une surcharge d'attention ; il y a, malheureusement, beaucoup de ces choses là chez Flaubert, qui font que Salammbô n'est pas un livre agréable à lire ; lisant cette oeuvre de labeur, nous partageons la douleur de l'écrivain. Toujours j'opposerai à ce sauvage nihiliste acharné de Flaubert l'insouciant génie de Stendhal, dont la vigueur aérienne de sa prose n'a aucun égal ; de même que Rossini, plus qu'aucun autre compositeur, fait sentir le bonheur de la musique, aucun auteur au monde ne fait mieux sentir le bonheur d'écrire, qualité rare chez les grands écrivains, ces tristes obsessionenels d'une perfection qu'ils n'atteindront jamais. Les pédants ont plus d'aisance à faire des analyses stylistiques, c'est-à-dire formelles et chiantes, des romans de Flaubert que des romans de Stendhal, quoiqu'il ne s'en privent point ; ce détail en dit beaucoup. Là où les pédants règnent, la méfiance s'impose ; ils fuient tout ce qui est signe de bonheur.

27 mars 2012

CLXXIII

Une femme, une vraie femme, c'est une femme avant tout qui n'est pas féministe.

– Sacha Guitry

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Il y a des oeuvres excessives qui sont de véritables cris, cris d'exhaspération, cris de peur, cris de combat. Calmos, extravagant film de Bertrand Blier s'élevant de plan en plan vers une aberration toujours plus grande qui rendrait les folies de Fellini presque normales, est l'un de ces cris violents. On sent que ça vient du plus profond de soi. Il faut que ça craque, comme le dit Jean-Pierre Marielle en gynécologue qui en a marre de voir des culs et des chattes toute la journée ; elles nous pompent tout ; elles ne s'arrêtent devant rien, toutes les toquades sont bonnes, leur inventivité instinctive pour toujours nous faire chier est désespérante. Nous sommes contraints de fuir, nous ne pouvons plus demeurer auprès de ces ovaires agressifs et envahissants. Elles sont tellement accaparantes qu'elles ne nous laissent pas tranquillement avancer dans Proust. Elles ne se contentent plus d'avoir les défauts naturels de la femme : elles se sont assimilées, par féminisme, les défauts de l'homme, formant un mélange avilissant entre bête rigidité féminine et impérieux désir masculin ; ce sont des monstres terrifiants, d'infâmes créatures hybrides qu'on ne veut plus désirer. Seul remède possible : le sauciflard, le le pinard, et l'amitié, trinité qui ne trompe jamais. Le divin Jean-Pierre Marielle le gueule fort : Écoutez madame, pour l'instant, nous, il n'y a qu'un truc qui nous fait bander : c'est le Beaujolais ! Voilà ! La blanquette de veau, le roquefort, la frangipane ! Le tabac brun ! Et le calme !... La voix est forte ; la résistance est majestueuse ; les couilles s'afermissent face à l'assaut des ovaires. Hélas ! Dans le film comme dans la réalité, les ovaires finissent toujours par triompher, et l'homme, imperceptiblement, se retrouve, tumultueux, enfermé dans la motte d'une gonzesse. Elles ont gagné.

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26 mars 2012

CLXXII

Les morts gouvernent les vivants.

– Auguste Comte

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Parmi de nombreuses autres choses, la vérité du progrès humain est dans cette célèbre formule de Comte ; non point le faible progrès des progressistes, ces idolâtres du changement pour le changement qui prennent n'importe quel mouvement pour un progrès alors qu'il s'agit la plupart du temps d'une décadence, mais le progrès véritable, incontestable, fondé sur les faits ; c'est le progrès positif. Lorsqu'une personne de mérite meurt, nous ne l'oublions pas, mais, par un acte naturel de l'esprit, nous l'altérons, nous l'améliorons, nous le grandissons ; les détails superflus et les défauts s'effacent, pour ne laisser luire que l'homme purifié ; nous ne retenons que le meilleur, et nous avons raison. Cette nouvelle figure du défunt ne nous quitte pas aisément, et nous anime ; modèle immortel, le mort semble nous veiller et nous surveiller ; il nous indique la voie à suivre. Impie est celui qui méprise l'exigent l'idéal laissé par le défunt illustre ; indigne est le descendant qui trompe par une vie médiocre ses glorieux ancêtres. Le mort trace un chemin que le vivant doit consciencieusement parcourir puis essayer, ou de le continuer par ses travaux, ou d'en tracer un nouveau qui l'égale au moins en beauté. Les Carnot donnent une assez juste idée de cette sorte d'émulation familiale.

Petit à petit, nous en venons à la science, où tout est respect des ancêtres. L'homme de science ne peut que s'appuyer sur les trouvailles immortelles des morts ; les vérités demeurent, les erreurs sont oubliées, et l'on n'y pense même pas. Le théorème de Pythagore est un tombeau sur lequel presque tous les hommes se recueillent un jour ; telle est la piété de la science, que la tradition du serment d'Hippocrate montre tout aussi bien. Si l'on peut douter parfois de l'élévation progressive de l'esprit, que l'on regarde l'élévation tranquille et hors de doute des sciences positives. Cette belle ascension du savoir, c'est aux morts que nous le devons ; et si nous ne nous élevons pas assez, si nous stagnons dans une improductive médiocrité, c'est peut-être que nous n'écoutons pas assez nos morts purifiés par l'esprit, immortelles statues de l'humanité qui sont tout autour de nous. 

25 mars 2012

CLXXI

Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'État n'y gagnera rien, ni pour le dedans, ni pour le dehors. Laissez-lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.

– Montesquieu

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Les chinois à Paris, oeuvre incomprise du sous-estimé Jean Yanne, semble être une illustration du cinquième chapitre du livre XIX de L'esprit des lois, court et parfait texte ciselé à la Montesquieu où ce dernier s'efforce de montrer, avec l'exemple de la France, combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation. Ainsi, les Chintoks auront beau essayer, par tous les moyens imaginables, de faire du peuple français de zélés communistes fidèles à l'héritage marxiste et léniniste, de leur faire apprécier l'austérité, le sérieux, et l'hygiène chinois, jamais les Gaulois ne se débarrasseront de leur inaltérable esprit frivole, joyeux, paillard, agressif, cynique. Les Français seront toujours médiocres si on leur demande d'être policé à la manière d'un autre peuple et de produire en masse des tuyaux de fumisterie ; mais demandez-leur, comme se résignent à le faire les Chintoks sous l'influence du génial opportuniste interprété par Jean Yanne, de jouer le rôle des hilotes de l'empire communiste en montrant ce qu'est la gaieté de la galanterie et du libertinage, le bonheur de l'amour excessif pour la chair fraîche des femmes et le soucis pris au devoir de régulièrement faire bonne chère, demandez-leur tout cela, et ils seront, de ce point de vue, le meilleur peuple de la terre.

J'aime à voir, dans un bijou de Jean Yanne, le petit chintok chialer devant l'exigent bonheur français, disant, vaincu, à ses supérieurs, que lui et son peuple ne peuvent pas rivaliser avec les français qui sont habitués, depuis des siècles, à bouffer, picoler, et niquer. J'aime à voir, dans La grande illusion, les prisonniers de guerre français faire joyeusement bombance avec des mets de qualité, tandis que les Allemands mangent péniblement du chou. J'aime à écouter l'hymne royaliste célébrant Henri IV, roi vaillant ayant le triple talent de boire, de battre, et d'être un ver galant ; et moi aussi je veux, comme mes pères, avec de bon amis, chanter au choc des verres, des roses et des lys. J'aime à lire Rabelais et Beaumarchais ; j'aime à admirer les Indes Galantes et les opéras d'Offenbach ; j'aime à découvrir la légèreté philosophique de Diderot et Clément Rosset. Et j'aime recopier et relire avec délectation le subtil Montesquieu : Qu'on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les égards ; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu'elle nous procure, en nous inspiront du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes. Qu'on laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes, jointes à notre peu de malice, font que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous ne seraient point convenables.

 

24 mars 2012

CLXX

Ce qui est admirable, ce n'est pas que le champ des étoiles soit si vaste, c'est que l'homme l'ait mesuré.

– Anatole France

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Trop souvent, nos apologies se trompent d'objet ; voyant l'immensité sublime de la nature, nous célébrons un principe abstrait et faux, un inconditionné qui n'explique rien, ou, dans le pire des cas, une grossière idole satisfaite d'elle-même ; c'est se détourner du plus admirable en ce monde, à savoir le mérite de l'homme, mérite qui, lui, est bien concret, effectif, et hors de doutes. Dans l'histoire des sciences, c'est l'avénement progresive de l'astronomie qui est le plus frappant et émouvant ; cette faucille d'or dans les champs des étoiles, toujours visible pour nous, toujours aussi fascinante, fut contemplée de la même manière depuis que l'homme a osé lever la tête ; et, regardant le ciel étoilé, et concevant la force du mystère qui devait régner sur les hommes à l'aube de l'humanité, nous pouvons, peut-être mieux que dans les autres sciences, apercevoir les sauts gigantesques que les hommes ont fait dans la connaissance. Qui eût pu pensé, il y a encore quelques siècles, que nous pourrions contempler à notre aise des images de notre planète au milieu des autres étoiles, des images de toutes les planètes du système solaire, des images de la Voie Lactée, d'Andromède ainsi que d'autres galaxies plus reculées dont on ne soupçonnait pas même l'existence ? Voilà ce qui est étonnant, voilà qui justifie quelque peu notre civilisaiton occidentale, qui aujourd'hui doute tant d'elle-même et accumule les signes de la décadence et de la corruption de sa nature.

Plus que l'oeuvre rêvé d'un Dieu quelconque, j'admire l'ordre immanent de la nature, ainsi que les efforts combinés des hommes, êtranges êtres qui, seuls, sont apparus avec le désir et les moyens de connaître leur univers.

23 mars 2012

CLXIX

Ainsi ceux qui disent que l'homme cherche le plaisir et fuit la peine décrivent mal. L'homme s'ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis ; mais par-dessus tout il aime agir et conquérir ; il n'aime point pâtir ni subir ; aussi choisit-il la peine avec l'action plutôt que le plaisir sans l'action. Diogène le paradoxal aimait à dire que c'est la peine qui est bonne ; il entendait la peine choisie et voulue ; car, pour la peine subie, personne ne l'aime.

– Alain

Marathonien

Les fainéants ne manquent pas seulement de volonté, la plupart du temps ils manquent également, ce qui est généralement négligé, d'idées claires au sujet la nature du bonheur, du plaisir, de la peine, et de leurs rapports réciproques. L'esprit du fainéant pense toujours à la peine qui résulterait du travail envisagé ; lorsqu'il rêve du plaisir, il l'imagine toujours pur, sans mélange, absolument sans négatif ; d'où une incompréhension des actions qui fondent le bonheur de l'homme, qui sont toujours des actions nécessitant efforts, énergie et peine. Il ne peut concevoir que la peine puisse être féconde, et regarde comme des étrangers ces hommes forts, qu'il prend un peu pour des fous, qui aiment travailler, qui demandent toujours plus de travail, et qui disent s'épanouir dans cette dépense régulière des forces. Mais l'expérience fait voir que travailleur, est, en un sens, moins fatigué que le fainéant ; tout le monde l'a d'ailleurs éprouvé, il n'y a rien de plus fatigant que de ne rien faire, stagnant dans une ennuyeuse inertie, déprimant marasme dont la cause n'est rien d'autre que la passivité jointe à une volonté indéterminée et à l'économie contre-nature de l'énergie. Lorsque l'énergie de l'homme ne se déploie pas, la faiblesse l'envahit tout entier ; irrésolu, plaintif, et pleurant de regrets, contemplant le passé ou le futur qu'il n'a pas choisi d'embrasser, il est l'exact portrait de l'homme malheureux, de l'homme faible, du tchandala. C'est un fait : passer la journée au lit fatigue, et c'est évidemment une mauvaise fatigue, laquelle n'a rien à voir avec la fatigue du travailleur ; la première est stérile et affaiblissante, la seconde est féconde et reposante. Le bonheur de dormir, le fainéant ne le connaît point ; le sommeil est le juste privilège du travailleur.

Il y a des hommes qui plaignent, par exemple, le métier de président de la république, s'imaginant qu'une vie de travail si intense doit nécessairement être malheureuse ; ils ne voient que l'épuisement et la peine, sans regarder l'essentiel, à savoir l'effort, le mouvement, et la volonté déterminée vers un but précis. Qu'on ne s'inquiète pas pour le bonheur du président de la république ; il a conquis sa fonction, et doit la conquérir à nouveau presque tous les jours ; une telle pression dans la nécessité de l'activité ne peut que porter vers le bonheur plutôt que vers le malheur. L'exemple le plus simple, et accessible à tous, est celui de la course d'endurance, où l'on voit bien la dialectique entre la plaisir et la peine ; le milieu de la course donne la joie de dépenser ses forces, la fin de la course, qui est presque une torture à chque pas lorsque l'on essaye de se surpasser, donne essentiellement une peine tempérée par la pensée de l'effort accompli. Le bonheur n'est point dans le plaisir pur, il est dans le progrès ; les athlètes courant et suant seront toujours la meilleur image de ce bonheur exigent, bonheur aristotélicien, bonheur d'épanouissement, bonheur proprement humain.

 

22 mars 2012

CLXVIII

Tel est cet ensemble de sentiments et d'idées qui nous viennent d'une éducation mal comprise, celle qui s'adresse à la mémoire plutôt qu'au jugement. Il se forme ici, au sein même du moi fondamental, un moi parasite qui empiètera continuellement sur l'autre. Beaucoup vivent ainsi, et meurent sans avoir connu la vraie liberté.

Bergson

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La liberté n'est point universellement donnée ; elle n'est d'ailleurs jamais donnée ; et si la liberté doit être entendue, c'est dans le sens où elle est conquise par l'homme, et toujours à reconquérir ; elle ne se reçoit point, elle se gagne, et non comme on gagne un trophée, image immobile et définitive, mais comme on triomphe d'une course sans fin, par intenses fulgurances, par accélérations temporaires, qui sont autant de victoires éphémères à réitérer sans cesse. Or, rares sont les hommes qui courent et cherchent des victoires ; c'est le calme repos qu'ils veulent, c'est la tranquille immobilité qu'ils désirent ; ils se laissent aller à leur moi prévisibles, caricaturales figures se mouvant d'un mouvement immobile, stagnantes ombres rampant dans une stérile inertie, poupées servilement emportées par la vie avançant par mécanisme toujours et jamais sous l'impulsion de l'élan vital. C'est ainsi ; les hommes sont presque toujours des automates, ennuyeux et répétitifs, machinaux et insipides, incapables de création, ne surprenant ni leurs semblables ni même se surprenant eux-mêmes ; hommes robots, avenirs tracés, tristes vieillards.

Il n'est pas aisé d'être soi-même et d'agir en mettant dans ses actions toute son âme, puisque telle est la conception bergsonienne de la liberté. Il s'installe en nous des entraves à notre élan vital et créateur, entraves institutionnelles, entraves sociales, entraves morales ; ces barrières trouvant leur origine dans la nature sociale de l'homme sont néanmoins nécessaires, ce qu'oublie évidemment les demi-habiles, et ne sont nuisibles à l'épanouissement de notre être uniquement lorsque nous les incorporons trop profondément, lorsque nous les assimilons réellement, au point qu'elle sont si solidement enracinées en nous qu'elles prennent toute la place, empiètent sur les pousses authentiques et personnelles de notre moi profond ; parsemés de mauvaises herbes artificielles, nous ne fleurissons point. 

La vie d'un caissier à plein-temps, et c'est l'expérience qui parle, ne permet par exemple guère d'être libre ; ici, le mécanisme est la règle et l'idéal indépassable ; le bon caissier est celui qui ressemble le plus à une caisse automatique. Le contact avec les clients, à l'heure où la recherche absolue du profit a fait s'effacer la possibilité de s'ouvrir aux autres pendant les longues heures de travail, est précisément ce qu'il y a de plus faux et de mécanique dans cette tâche ingrate. Le caissier est forcé de jouer le caissier automatique ; et il ne peut que s'agir d'aliénation, jamais de réalisation de soi. Les possibilités de tracer des ligner de fuites, pour parler comme Deleuze, sont quasiment réduites au néant. En tant que caissier, jamais la profondeur du moi ne se révèle ; l'essentiel demeure à la surface. Le rôle aliénant de caissier envahit l'être tout entier ; ce n'est pas par hasard si les caissiers reproduisent inlassablement dans leur rêve ce qu'ils font mécaniquement le jour ; point d'évasion possible, il n'est presque plus que son rôle, sa fonction s'empare tellement de lui que son moi authentique est tout à fait obscurci. Alors, il n'est plus que l'ombre de lui-même. Il est l'esclave de son mécanisme.

21 mars 2012

CLXVII

Mais à quoi bon vous tirer de votre élément ? Qu'est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? Un composé sujet à des révolutions qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction ; une succession rapide d'êtres qui s'entre-suivent, se poussent et disparaissent ; une symétrie passagère ; un ordre momentané. Je vous reprochais tout à l'heure d'estimer la perfection des choses par votre capacité ; et je pourrais vous accuser ici d'en mesurer la durée sur celle de vos jours. Vous jugez de l'existence successive du monde, comme la mouche éphémère, de la vôtre. Le monde est éternel pour vous, comme vous êtes éternel pour l'être qui ne vit qu'un instant. Encore l'insecte est-il plus raisonnable que vous. Quelle suite prodigieuse de générations d'éphémères atteste votre éternité ! quelle tradition immense ! Cependant nous passerons tous, sans qu'on puisse assigner ni l'étendue réelle que nous occupions, ni le temps précis que nous aurons duré. Le temps, la matière et l'espace ne sont peut-être qu'un point.

– Diderot

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L'un des arguments préféré des déistes et des parangons d'une nature créée car parfaitement organisée est celui consistant à célébrer avec grâce la beauté du monde ; c'est, en somme, la preuve de l'existence de dieu par les petits oiseaux chantant par un ciel ensoleillé. On est souvent ému devant ces descriptions emphatiques d'un univers entièrement réglé, entièrement prévisible, où tout s'emboîte, causes, effets, finalités, et ce, avec une unité si parfaite qu'ils ne peuvent s'empêcher de la dire divine. Ces passages sont souvent sur-estimés et n'évitent pas toujours le ridicule, comme en témoignent les célèbres explications finalistes de Bernardin de Saint-Pierre, qui n'est pas loin de dire que les souris ont été créé pour que l'homme se plaise à rire de leur femme peureuse ainsi qu'à faire des dessins-animés drôles genre Tom et Jerry. Or, ce qui est frappant, à la lecture des matérialistes, c'est non seulement qu'ils ne célèbrent pas moins la beauté du monde que les autres hommes, mais surtout qu'ils le font mieux, en y trouvant un charme plus fascinant et en déployant un style plus surprenant, toujours. Les apologies du cosmos faites par les déistes sont réglées comme le monde qu'ils fantasment ; les chantres du chaos et du hasard écrivent dans un style décousu et imprévisible comme cet univers mouvant qu'ils essayent gaiement d'effleurer. Trois noms suffisent : Lucrèce, Diderot, Nietzsche. J'aime cette majesté gracieuse de la pensée du désordre, pensée dont la vitalité tient de cet enchantant hasard qui secoue l'entendement et l'imagination et dont le virtuose du chaos sait habilement jouer pour embellir sa puissante théorie. La véritable beauté du monde ne se saisit point avec les mains des finalistes ; beauté fluctuante, elle ne peut être effleurée qu'en poursuivant ardemment son imprévisible mouvement. En d'autres termes : ce sont les matérialistes qui sont du côté de la vie, de la vie vivante, de la vie bergsonienne, et non les finalistes, qui ne peuvent qu'attraper que des concepts et des théories immobilisants la vie.

20 mars 2012

CLXVI

Il est si orgueilleux qu'il se suiciderait pour se rendre intéressant.

– Jules Renard

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J'ai eu un excellent cours, hier soir, sur le problème de l'euthanasie, en tant qu'il illustre parfaitement la formation irrationnelle de l'opinion. Voilà un bon matériau pour la pensée, dont je compte bien me servir ; vite je prends mon marteau, et je tape sur le marbre, avant que la matière, par le temps, ne perde sa solidité. Je veux essayer de bien digérer tout ce que mon esprit a ingéré : tout ce que je fais ici peut être compris ainsi, comme un processus de digestion. Les idées, comme les petits pois et les croissants au chocolat, doivent passer par l'estomac !

Philippe Muray doit se taper quotidiennement sur les cuisses là où il est, en voyant qu'il avait raison sur tout et que les expressions percutantes qu'il a inventées sont de jours en jours plus efficaces pour décrire la gigantesque farce qui ne cesse pas de se déployer sur le monde entier. Aussi, l'unanimité de la population française sur le problème de l'euthanasie, puisque les sondages nous disent que 90% des français approuveraient la légalisation de l'euthanasie active, renvoie directement à l'envie du pénal des citoyens qui chaque jour se fait plus pressant et plus envahissant, envie que les politiciens infirmiers ne sauraient réprimer encore longtemps. 

Il paraît que ce qui aurait fait évoluer l'opinion sur ce sujet serait le cas médiatisé de Chantale Sébire, cette orgueilleuse Elephant Woman moderne et militante fière de jouer la martyre, dont les revendications, dans une société qui n'eût pas été matriarcale comme la nôtre, eussent fait rire n'importe quel homme sensé ; mais ce qui nous entoure, ce ne sont guère des hommes, ce sont des eunuques, à qui ils manquent aussi bien des couilles que la raison. Je me félicite d'ailleurs qu'un vieil homme dont il est interdit de prononcer le nom ait pu dire récemment cette phrase parfaite de tous les points de vue : "La première usine qu’il faut faire en France, c’est une usine à couilles !". Pour en revenir à la madame souffrante de ne pouvoir avoir le droit juridique de crever, je crois qu'il est sain, qu'il est presque un devoir, de se foutre de son âme puisqu'au nom de sa soi-disante dignité il faudrait surtout ne pas évoquer sa gueule monstrueuse, à cette femme vaniteuse qui revendiquait pompeusement une mort digne et sereine, comme si elle était incapable de se tuer elle-même, et en toute tranquillité !  Mais non ; ce qu'elle demandait, ce n'était pas qu'on la laisse se suicider, mais que la société l'aide, que la société se mette servilement à son service, qu'elle puisse mettre en pratique un droit citoyen, et surtout, qu'elle puisse prétendre avoir participé au progrès de la société ! Est-ce que Sénèque ou Montherlant avaient besoin d'un droit de bien mourir ? Est-ce que Cioran, pauvre être victime de cette maladie incurable appellée la vie, souhaitait que la loi vînt se mêler de sa mort personnelle ? Ô Chantale Sébire, heureuse martyre qui refusait de prendre des sédatifs, qui ne souhaitait plus se faire opérer, et qui se soignait à l'homéopathie ! Elle a un beau visage, la volonté de mourir – car c'est le visage de la Volonté de Puissance. Que les coeurs doux et féminins de nos citoyens, que les compatissantes lopettes sans entendement qui peuplent notre pays aient été profondément ému par la malsaine volonté de puissance de Chantale Sébire, au point d'y voir une preuve décisive de la nécessité de légaliser l'euthanasie active, au mépris du bon sens et de la dignité de l'État, est le signe sans équivoque que nous sommes bel et bien sous le règne du dernier homme, au cas où on en douterait encore. 

 

19 mars 2012

CLXV

Dans tout jeu il arrive un moment où le terrain est déblayé, de façon qu'il n'y reste plus aucune trace de la défaite ou de la victoire ; et tout recommence à neuf. Le jeu est donc oublieux et sans monuments, c'est par quoi il se distingue de l'art. Le jeu nie énergiquement toute situation acquise, tout antécédent, tout avantage rappelant des services passés, et c'est en quoi il se distingue du travail.

– Alain

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Avant de m'endormir, je lisais Alain ; tout à coup, lisant ce passage, une ancienne illusion qui remontait à mon enfance se dissipa, sans résistance aucune de ma part ; je demeurais étonné, stupéfait ; et je m'aperçus qu'il ne me restait plus qu'à rendre consistante la genèse de mon illusion et sa disparition soudaine pour en avoir réellement fini avec cette obscure idée qui me suivait depuis longtemps. Je veux l'achever cette mauvaise idée, que je peux résumer ainsi : il y a dans cette nouvelle sorte de jeu, les jeux-vidéos, un potentiel inexploité de telle sorte qu'ils pourront un jour se hisser au rang d'oeuvre d'art et que nous serons contraints de prendre ces jeux au sérieux. Pensée d'enfant qui ne sait pas faire les bonnes distinctions, rêve du gamin aveuglé par ces univers familiers dont les attraits sont trop faciles et calculés pour constituer une beauté réelle ; le lumineux monde de Sonic, l'Emerald hill zone, avec sa musique tranquille et l'enchantante vitesse du héros donnait un puissant sentiment d'émerveillement qui peut passer pour de la jouissance esthétique au puéril esprit incapable de discernement et ne comprenant rien à l'art réel.  Jeune adolescent, comment résister à la fascination d'un Final Fantasy VII, dont l'histoire longue et dramatique, les détours inattendus et réjouissants, les personnages charismatiques et attachants, l'apparente complexité et les allures poétiques du monde présenté, et surtout, surtout la formidable musique de Nobuo Uematsu, lequel a signé là son chef-d'oeuvre, donnent à ce jeu une cohérence, une impression de totalité et de nécessité interne qui, pour le jeune joueur, paraît si prodigieuse qu'il ne peut s'empêcher de penser qu'un tel jeu dépasse sa fonction, qu'un tel jeu ne peut pas être qu'un divertissement de haute qualité, et qu'il s'agit là bien d'une oeuvre à part entière ? World of Goo, de loin meilleur jeu réalisé depuis de nombreuses années, avec son étonnante simplicité et sa belle unité peut également sembler toucher l'art ; et, voyant ces petits bijoux modernes, il ne me paraissait pas absurde de songer que si le jeu-vidéo s'émancipait des entravantes exigences de la rentabilité, s'il affirmait une réelle indépendance dans la réalisation de ses objectifs propres, permettant de servir des intérêts plus hauts que ceux du capitalisme, alors il pourrait s'élever jusqu'au niveau de l'oeuvre d'art. 

Mais il n'en est rien, et il n'en saura jamais rien. Fort heureusement, la pensée grandit en même temps que le goût gagne en maturité, et les réelles expériences esthétiques viennent remettre à leur juste place nos mauvaises conceptions de l'art. La vérité est d'autant plus frappante qu'elle est très simple : tant qu'il y aura subordinnation du principe de game-play à l'esthétique, c'est-à-dire tant que le jeu continuera à être un jeu malgré toutes les préoccupations esthétiques que l'on peut avoir pour séduire le joueur, en rien, en aucun sens et d'aucune sorte, le jeu-vidéo ne sera de près ou de loin une oeuvre d'art. Nous sommes trop plongés dans l'univers fictif du jeu-vidéo, nous sommes trop libres, trop concernés, trop mis en avant pour éprouver un authentique sentiment esthétique, qui est prise de distance d'abord, puis pénétration au fond de la réalité du monde ensuite. Dans le jeu-vidéo, tout est pensé pour le plaisir direct et immédiat du joueur, pour qu'il puisse avancer tranquillement dans le jeu, pour qu'il puisse le plus agréablement perdre son temps ; avec l'art, le temps ne se perd point, il s'arrête. Jeu-vidéo, spectacle donnant toujours une possibilité d'agir, alors que l'oeuvre d'art ne nous laisse jamais le choix, et s'impose à nous dans son inexorable nécessité. Enfin, dans l'oeuvre d'art, jamais on ne retourne en arrière, jamais on ne recommence ; point de game over ou de rematch ; dès qu'il s'agit du beau, on ne joue plus. 

Quant à la confusion entre le jeu et le travail, il n'y a que les fous furieux des jeux-vidéos qui l'entretiennent, ces geeks qui veulent légitimer l'excès de temps qu'ils mettent à des activités peu fécondes en prenant le jeu au sérieux, ce qui est précisément la négation du jeu et de ses vertus propres.

18 mars 2012

CLXIV

Aux premiers rayons du jour, leurs langues se délièrent avec le soleil, la gaieté revint, c'était comme à la veille d'un combat, le coeur battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu'on allait peut-être quitter était, au bout du compte, une bonne chose.

– Alexandre Dumas

Le printemps arrive, le ciel s'éclaircit, les âmes et les corps, déjà, commencent à laisser voir leurs attraits naturels et innocents ; douce aurore plus chaleureuse que le zénith au milieu de l'été ; annuel réveil annonçant mille floraisons, mille bonheurs à venir. En ce temps là, qui n'est pas encore le beau temps à proprement parler, le coeur se gorge d'espérances, l'esprit se projette dans une multiplicité de possibilités d'avenir délicieux, et le corps, sentant la température monter progressivement, prend davantage confiance en sa force, désire mesurer sa puissance, et se félicite d'avance de la quantité d'énergie qu'il devra sans nul doute dépenser prochainement. L'arrivée imminente de la plus belle saison de l'année donne à toutes choses un enthousiasme juvénile dont nous devons profiter de tous les instants ; précieuse annonce, magnifique recommencement, il nous faut te chérir. 

Heureusement, nos yeux, nos regards, le chérissent bien ce temps là ; car ils sont errants, nos yeux, nos regards, errant capricieusement autour des jeunes filles se promenant, insouciantes et souriantes, dans les rues, les jardins et les places de la ville ; et ces nymphes urbaines nous font nous rappeler cet effet merveilleux de la chaleur qui est de dévoiler petit à petit la chair fraîche et alléchante que recouvrent les délicats épidermes féminins... (Ces trois petits points, le lecteur attentif l'aura compris, sont là pour exprimer la bave du désir charnel). En effet, lassés des doudounes et des épaisses écharpes, nous rêvons de décolletés et de jambes sans collants ; nous souhaitons de toute notre âme (les mauvaises et caustiques langues ne manqueront pas de traduire cette belle litote signifiant "de toutes nos couilles") que l'une de ces ravissantes jeunes filles, que nous voyons dans notre imagination nécessairement souriantes, même lorsqu'elles font la gueule dans la réalité, et envieuses de transmettre leur tout aussi nécessaire euphorie, s'approchera par hasard de nous pour nous prodiguer le bonheur attendu. 

L'immortelle chanson d'Aznavour, je la crois juste autant que belle ; intimement liée la perspective de paysages ensolleilés, la soif de vie et de bonheur correspond aux images de lumière. J'aime la belle et significative assonnance de ces deux mots : radieux et joyeux ; il y a là une correspondance qui n'est pas anodine ; l'âme s'éclaircit en même temps que le ciel ; âme joyeuse est une âme radieuse ; dans l'homme joyeux brûle un feu lumineux. 

Le printemps est proche, il n'est pas encore là ; déjà, les nuages reviennent et l'obscurité montre qu'elle n'est point morte. Peu importe ! La ferveur s'est partagée, le soleil a lancé ses rayons de promesses, et nos âmes, fortifiées en leur intérieur, flamboient de l'espérance du bonheur. Elle pourra toujours venir, la pluie ; ils pourront toujours obscurcir notre ciel, les nuages ; maintenant, nous avons le tempérament des mousquetaires, et, courageux et joyeux, nous écarterons violemment ces images moroses pour ne laisser que resplendir la joie de la libre lumière.

17 mars 2012

CLXIII

Chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce, il arrivera sans doute à les élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu’à l’allonger. Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère.

– Bergson

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Le problème essentiel posé par la question de la conscience de l'animal est le suivant : n'y a-t-il qu'une différence de degré entre la conscience de l'animal et la conscience de l'homme, ou y a-t-il une véritable différence qualitative entre les deux ? Or, nous nous aperçevons rapidement que la conscience humaine n'est pas simplement un peu plus élevée que la conscience de l'animal ; cette conscience diffère en nature et permet à l'homme de faire ce que ne pourra jamais faire l'animal : choisir. L'animal, aussi intelligent qu'il peut être, aura toujours une puissance de choix très limitée, il suit le chemin que lui a tracé la nature : il ne peut dépasser l'écoute strict de ses instincts. S'il choisit, ce n'est que pour obéir à la nature.

Au contraire, chez l'homme, "la volonté parle encore, quand la nature se tait", comme le dit Rousseau : la puissance de choix à nulle autre pareille que lui donne sa conscience l'émancipe de la tyrannie des instincts ; mille questions, mille préoccupations non dictées par ses instincts de survie avancent vers lui ; et les plus surprenantes bêtes n'entrevoient rien des problèmes proprement humains. La conscience humaine explore des possibilités de chemins radicalement différents de ceux de l'animal, et l'essentiel est là ; c'est la conscience qui fait apparaître ces chemins qui ne peuvent qu'être humains, et non pas une autre faculté. L'ère de l'homo faber commença lorsque l'homme put voir plus loin que sa survie dans le présent ou le futur proche ; c'est là que l'homme montra pour la première fois sa puissance créatrice consciente qui le fait différer qualitativement des autres êtres vivants. Montrez-moi un animal composant une musique, fondant une religion, maîtrisant la technique du feu, séduisant une femelle par des poèmes – autant d'activités humaines montrant que sa conscience ouvre des sentiers créatifs menant plus loin que la survie de l'espèce – et j'admettrais que la conscience humaine ne diffère de la conscience animale que par degré.

Évidemment, la position extrême de Descartes qu'on se complaît à critiquer pour montrer que les philosophes ont négligé les animaux est excessive. Malebranche, disciple de Descartes, prenait un malin plaisir à frapper en public les animaux et comparait leurs cris au bruit mécanique d'une porte qui s'ouvre ! Pour lui, les animaux ne connaissent tout simplement pas la douleur, ce qu'il justifie par des raisons théologiques : les hommes souffrent parce que Dieu a puni le péché originel ; or l'animal est irresponsable, il ne peut commettre de péché ; et comme Dieu est juste et parfait, il ne peut infliger de la souffrance à des êtres innocents. Ce qui, en effet, n'est guère convaincant ; ce n'est pourtant pas une raison pour verser dans le vice inverse, comme on le fait aujourd'hui, et prétendre que nous sommes des animaux comme les autres.

À ceux qui s'émerveillent béatement devant leurs bêtes adorés en leur prêtant des hautes vertus qu'ils n'ont pas j'aimerais poser cette quesiton : vos animaux ne sont-ils pas aussi cruels, en ce sens qu'ils prennent plaisir à la douleur de leurs semblables ? Je me baladais une fois près du Rhin, regardant, quelque peu émerveillé, la démarche toujours drôle de quelques canards qui passaient par là ; puis, pour je ne sais quelle raison, ils se mirent à attaquer férocement un membre de leur groupe ; il fuyait, ils le pourchassaient, ils l'enfoncèrent tous ensemble dans l'eau. Belle fraternité unissant les canards !... Nietzsche eût apprécié ce spectacle ; il eût vu la terrifiante Volonté de Puissance du canard. 

 
16 mars 2012

CLXII

Liberté, c'est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne parlent, qui demandent plus qu'ils ne répondent.

– Paul Valéry

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Le problème de la liberté est presque toujours mal posé ; la liberté est l'un des mots les plus maladroits de la pensée parce qu'il n'y a rien de plus aisé que de lui donner un sens vague, lorsqu'on ne s'abstient pas de lui donner un sens. La liberté sans le mystère qui entoure ce concept est peu de chose. C'est peut-être parce que ce problème est flou, qu'il baigne dans une plaisante obscurité, qu'il s'avère aussi fécond en philosophie, où les chicanes et les exercices dialectiques sont plus nombreux que les raisonnements rigoureux aboutissant à un savoir positif.

Les dialogues sur la liberté ressembleront toujours aux mauvaises dissertations de philosophie faisant l'énumération des différentes conceptions de la liberté tant qu'on ne fixera pas rigoureusement le problème auquel le concept de liberté doit répondre. Non seulement le mot de liberté contient une multiplicité de sens et de niveaux, mais en tant que concept, il répond à des problèmes différents, selon l'angle choisi pour l'aborder. Comparer la liberté de Descartes à la liberté de Nietzsche n'a aucun sens : c'est bon pour la rhétorique des dissertations de terminale, pour faire briller de la mauvaise dialectique. Que de fois la philosophie n'est que vaine discussion, vain échange de savoirs, vain partage de réflexions stériles : stériles, car leur concepts sont vagues comme sont flous les problèmes auxquels ces concepts correspondent : pas de consistance, du flasque, du mou ! Ah ! Vaincre l'Urdoxa : rude tâche...

Le livre de Schopenhauer sur la liberté de la volonté est un modèle trop peu connu de recherche philosophique rigoureuse. S'inspirant largement de Kant, il prend le problème de la liberté métaphysique à sa racine, et avance avec la rigueur lumineuse et implacable qui le caractérise, et ceci d'abord parce qu'il a posé un problème sur un plan consistant, ayant des contours précis ; en l'occurrence, en cherchant à répondre à ce problème : puis-je être la cause libre de mes actions ? Ou, autrement dit, puis-je créer, de mon propre chef, un enchaînement de causalité qui n'est pas soumis à la nécessaire et universelle causalité qui régit l'ensemble des choses ? Une fois le problème ainsi posé, la recherche peut avancer d'un pas sûr, et même d'une course triomphante lorsqu'on est un aussi grand philosophe que Schopenhauer ; mais la plupart du temps, on bavarde, on tourne en rond, et on clame en consensus : "vive la liberté !"

Depuis Schopenhauer, il y a un philosophe qui a su innover en posant d'une nouvelle manière le problème de la liberté du sujet : c'est Bergson, dans Les essais sur les donnés immédiates de la conscience. En inventant son concept de durée, en critiquant dès son premier livre, et avec beaucoup d'acuité, les impasses auxquelles mènent l'analyse, qui est toujours une décomposition d'une unité, il a ouvert la voie à la conception d'une liberté indéfinissable dans son principe même, puisqu'elle s'oppose à la logique spatialisante du langage et de l'intelligence, restituant au moi concret, au moi qui vit réellement, sa primauté originelle. Nouvelle liberté, plus modeste, davantage lié à la personnalité de l'individu, considéré plutôt comme imprévisible acte de création plutôt que comme présomptueux libre-arbitre rendant capable de créer par soi-même une nouvelle chaîne de cause et d'effets dans le monde de la nécessité.

Ce qu'il faudrait aujourd'hui, c'est interroger le problème de la liberté du sujet à la lueur des progrès de la physique quantique ; mais les philosophes négligent les sciences positives, et, pour compliquer le tout, les savants, les spécialistes, peinent à rendre leur savoir accessible à la réflexion philosophqiue. Ici, je n'ai même pas osé aborder le cas de la liberté politique, liberté encore plus chantante que la liberté de la volonté, et, par là, encore plus difficile à démêler.

15 mars 2012

CLXI

 Il n'est pas de genres inférieurs ; il n'est que des productions ratées et le bouffon qui divertit prime le tragique qui n'émeut pas. Exiger simplement et strictement des choses les qualités qu'elles ont la prétention d'avoir : tout le sens critique tient là-dedans.

– Courteline

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À partir de cette idée simple, il nous est facile de discerner, sans être arbritraire et sans mauvaise foi, les oeuvres bonnes dans leur genre des les productions véritablement ratées et mauvaises qui méritent notre mépris. Ainsi se formule le critère du critique : je cherche l'adéquation entre la prétention et le résultat ; et lorsque cette adéquation n'apparaît pas, il n'y a que deux cas possibles : ou je me réjouis si le résultat s'élève au-dessus de la modeste prétention, ou je m'indigne et fulmine contre la présomption de celui qui, pensant avoir réussi une oeuvre, impose au public un déchet indigne de son attention.  

Application pratique et concrète de ce principe : le Dîner de cons est une oeuvre excellente dans son genre, qui est celui de la comédie populaire. Ce film ne vieillira pas ; il continuera à faire rire les générations qui suivront ; les fameux quiproquos qui s'enchaînent diaboliquement les uns aux autres continueront à demeurer dans la mémoire des Français ; toujours le nom de Michel Leblanc évoquera la célèbre scène culte de ce film culte. Ici, on ne s'élève pas au-delà de la prétention. D'autres films vont plus loin que leur prétention, et ce sont les plus surprenants, les plus attachants ; tels sont les films écrits par Audiard, pour se contenter du meilleur exemple. Courteline, lui, ainsi que toute ma chère clique qui l'accompagne, s'élevait largement au-delà de ses modestes prétentions ; et je plains celui qui ne sait pas faire la différence entre le rire de Labiche, Feydeau, Guitry, et celui des Bigard, Guillon, Dubosc, lesquels sont à l'humour ce que Renan Luce et Bénabar sont à Brassens. Toujours il faut s'efforcer de trouver les invisibles germes de fécondité dans les oeuvres modestes.

Tout au contraire, et mille exemples me viennent simultanément à l'esprit, quelqu'un comme Alain Badiou, lequel a des hautes prétentions à la philosophie et à la pensée politique, ce qui est visible non seulement dans ses livres médiocres, mais également dans ses paroles, que j'ai eu le triste honneur d'entendre directement, sans média pour s'interposer entre mes oreilles, mes yeux et sa gueule de papy orgueilleux proférant deux grosses conneries par minute ; Alain Badiou, dis-je, est définitivement un malheureux type à condamner fermement, ou mieux, à ignorer complètement.

L'altercation magnifique entre Gainsbourg et Béart résume parfaitement ce point de vue : le le bon vieux Gainsbarre est supérieur à l'autre, non seulement pour des raisons artistiques évidentes, mais également parce que cet homme, imprégné de culture classique, qui pouvait si facilement faire des merveilles dans son art propre, reconaissait qu'il faisait des oeuvres mineures n'ayant aucun rapport avec les oeuvres réellement géniales des grands compositeurs de l'histoire de la musique ; bref, il savait qu'il était absurde de mettre sur un pied d'égalité une Nocturne de Chopin avec une quelconque chanson industrielle, tel qu'il savait si bien en produire.

14 mars 2012

CLX

Le doute est le sel de l'esprit.

– Alain

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Le doute est le sel de l'esprit ; la résistance est le poivre du corps ; et un homme fort est un homme bien assaisonné. Grosse sottise, oui ; mais grosso modo toute la morale de la force, qui est la véritable morale, n'est qu'un développement de cette proposition.

13 mars 2012

CLIX

L'irrésolution me semble le plus commun et apparent vice de notre nature.

– Montaigne

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Irrésolu, un choix m'oppresse :

Les Gauloises ou les Gitanes

Me guideront vers la vieillesse.

N'ayant pas de fil d'Ariane,

J'hésite entre deux univers :

Vercingétorix ou Carmen ;

La courageuse guerrière,

Ou la méditérannéenne. 

Et toujours, mes poumons hésitent,

Appréciant équitablement

Les combattantes qui s'agitent

Et le féminin tournoiement.

Les deux sont brunes et sans filtres

Mais la gauloise est agressive

Sèche, et désarme les bélitres ;

Pourtant, la gitane, lascive

Puissante, enchante violemment,

Possède un charme vigoureux

Et comble d'orgueil son amant.

Comment choisir l'une des deux ?

Les Gauloises ou les Gitanes ?

Cointreau ou Père Magloire ?

Ricard ou Picon ? Je suis l'âne

De Buridan se faisant gloire

D'avoir un dilemne hédoniste.

Pour autant, de révélation

Je ne veux ; heureux, jamais triste

Je chéris mon hésitation.

 

12 mars 2012

CLVIII

Mais aussi quand j'avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j'allais trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul, en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d'un tête-à-tête. C'est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c'est comme si mon livre dînait avec moi.

– Jean-Jacques Rousseau

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Trop souvent les plaisirs du corps et les plaisirs de l'intellect sont arbitrairement séparés, comme s'il y avait une telle différence de nature entre eux qu'ils ne pouvaient se mêler dans un même désir et dans une même action. La manière dont nous désirons lire contredit directement cette séparation arbitraire. Leçon de Deleuze : le désir est complexe, il est agencé avec des éléments hétérogènes, et il est toujours artificiel d'isoler l'un de ces éléments lorsqu'on l'on souhaite exprimer notre désir. L'excès d'abstraction serait nuisible dans ce sujet qui demande du concret ; aussi, je m'y plonge, et avec délectation. Mes lectures, je les associe à des moments de la journée et à des lieux très précis ; non pas tous, mais mes livres les plus chers, mes livres de chevet, sont profondément liés à ces éléments extérieurs qui accompagnent et stimulent mon envie de lire. Alain, c'est toujours le matin que je le lis, en prenant mon petit-déjeûner ; je ne conçois pas une lecture réellement plaisante des Propos sans ma tasse de café et mon jus d'orange ; c'est ainsi. Je crois qu'il ne s'agit pas d'un hasard, si c'est cet auteur que je lis le matin ; par nature, Alain réveille, il force son lecteur à éveiller son esprit en même temps que les vitamines B du jus d'orange éveillent le corps ; et, procédant ainsi, j'ai l'impression de respecter le mouvement de ses Propos, car, plus qu'à n'importe quelle autre moment de la journée, nous savourons le quotidien le matin, à l'aube, lorsque nous pensons qu'un nouveau jour se lève. Voilà ce que j'aime dans la lecture d'Alain le matin : à chaque nouveau lever de soleil correspond l'émergence d'une nouvelle pensée.

Je n'aime point sacraliser l'objet du livre ; je me ris de ceux qui prennent leurs bouquins comme des reliques qu'ils n'osent abîmer ; et c'est joyeusement que je contemple les miettes et les traces de café ou de vin qui parsèment un nombre considérable de mes livres. De même, aussi singulier que cela puisse paraître, j'aime découvrir, en feuilletant un livre déjà lu, un poil traînant de-ci de-là, entre deux belles phrases : c'est signe que je suis passé par là, et non seulement mon esprit, mais également mon corps. L'état de mon bouquin de Deleuze sur Spinoza et le problème de l'expression, qui pourrait sembler appartenir à un ivrogne, me rappelle l'une de ces heureuses soirées solitaires dans lesquels âme et corps unifiés se plongent dans l'ivresse ; Bach, Spinoza par Deleuze, une bouteille de Languedoc et un homme dans l'enthousiasme, heureuse combinaison. Sans doute que la philosophie m'eût paru plus austère si des verres de Ricard et de Picon ne m'eussent pas régulièrement accompagnés dans son exploration. 

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