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Scolies
30 avril 2012

CCVII

Telle que tu naquis dans la lumière hellène

Tu soulèves la mer, tu rougis l'églantier,

L'univers tournoyant s'enivre à ton haleine

Et le sein d'une enfant te recueille en entier.

– Pierre Louÿs

William_Adolphe_Bouguereau__1825_1905____The_Birth_of_Venus__1879_

Le Mortel me nomme Aphrodite

Et plus rarement Astarté ;

Sensuel esprit cosmopolite,

Quintessence de la Beauté,

Figure de la Volupté,

Je suis la divine Vénus

Et je jouis d'un don sacré :

Je suis charmeuse de phallus !

 

J'ai une origine insolite

Cause de ma lubricité ;

Fruit d'une union composite

— De l'houleux océan mêlé

À la blanche écume damnée

Du dieu castré Uranus —

D'où vient mon art tant vénéré :

Je suis charmeuse de phallus !

 

De ma fusion interdite

Avec Mercure, messager,

Est né le tendre Hermaphrodite.

De doux baisers, j'ai embaumé

Adonis et j'ai engendré

Priape avec le dieu Bacchus,

Gage de virtuosité :

Je suis charmeuse de phallus !

 

Homme brûlant de volupté

Je peux, in naturalibus,

Très bien te faire éjaculer :

Je suis charmeuse de phallus !

 

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29 avril 2012

CCVI

La faculté de rire aux éclats est preuve d'une âme excellente. Je me méfie de ceux qui évitent le rire et refusent son ouverture. Ils craignent de secouer l'arbre, avares qu'ils sont de fruits et d'oiseaux, craintifs qu'on s'aperçoive qu'il ne s'en détache pas de leurs branches.

– Jean Cocteau

thierryroland

Le rire est révélateur de l'homme. Le rire relève du moi intime. Personne ne rit de la même manière. Cette étonnante diversité du rire gagne à être remarquée, et l'obsrevation attentive du rire d'autrui apporte des suggestion sur la nature d'un individu aussi instructives que plaisantes. Le rire est une ouverture ; il libère énergiquement des sons et des mouvements de corps qui sont le propre d'un seul homme : il n'y a, par exemple, que Philippe Bouvard pour faire aussi violemment gesticuler ses épaules lorsqu'il rit. Fort, perturbant, incontestable, l'éclat de rire d'un homme est une soudaine ouverture du corps qui se relâche, qui se secoue, et qui invite les autres corps à s'ouvrir à leur tour.

Le rire est révélateur, le rire a une signification claire, alors que le sourire, au contraire, est plutôt ambiguë, équivoque ; le premier ne se maîtrise point comme le second qui s'inscrit sans peine sur le visage de l'hyprocrite et du manipulateur. Le diable sourit, mais ne rit point ; c'est que le diable doit faire attention au moindre de ses gestes, et qu'il sait pertinemment qu'un mouvement inattendu peut le trahir. Il ne faut point être tendu pour se laisser aller à l'éclat de rire : le timide, faisant toujours attention à lui-même, ne peut rire librement, car le regard des autres le retient et l'inhibe. L'alcool a cette divine vertu de lever temporairement cette triste inhibition et de permettre aux timides de rire en société. Il y en a qui, même après avoir bu, refusent de tout leur être de révéler leur rire, ou d'autres qui craignent même d'absorber la moindre dose d'alcool qui pourrait altérer le cours normal, c'est-à-dire ennuyeux, de leur comportement ; ces hommes là, nous devons sans doute nous en méfier. Oh ! Gentillement bien sûr, rien de bien grave ! Nous n'allons point les accuser d'être le diable. Mais nous allons peut-être les soupçonner d'être de tristes compères, ayant des amertumes à cacher, des rabats-joies exaspérants qui plombent l'ambiance par leur indifférence affectée. 

Il y a un côté monstrueux dans le rire, cela est très visible ; mais pourquoi vouloir absolument cacher la part monstrueuse de son être ? Les monstres sont plus grotesques qu'épouvantables, et plus ridicules qu'effroyables, après tout. L'homme qui rit fort, sans honte, exhibant la part la plus ridicule de lui-même en se laissant joyeusement aller à ses sauvages convulsions, m'inspire confiance : il peut être grossier, il peut être bête, il peut être sadique, mais je doute qu'il puisse être un subtil méchant homme, conscient de ses vices, d'une finesse redoutable, prêtant trop attention aux signes qu'il renvoie – ces êtres là sont les plus capables de faire le mal. 

Les rires féminins sont un prodige de la nature, un don de Dieu ! Je ne connais rien de plus merveilleux qu'une jeune fille séduisante qui doucement sourit, qui progressivement pétille des yeux, et qui soudain éclate d'un rire unique, attachant et charmant. Les rires de femme sont rarement répulsifs ; et même les rires de sorcières, qui ne charment peut-être pas, mais qui étonnent davantage, sont aimables à leur façon. Cependant, le plus enchantant des rires, fût-ce celui d'une envoûtante sirène, aura toujours moins de valeur que le plus inoubliable rire de l'humanité, celui, évidemment, de Thierry Roland. Merci Thierry d'avoir livré ton rire à l'humanité, ce sera ton plus grand titre de gloire.

28 avril 2012

CCV

Degas avait un grand faible pour Forain. Forain disait : Mossieu D'gâs, comme Degas disait : Monsieur Ingres. Ils échangeaient leurs mots terribles. Quand Forain se construisit un hôtel, il fit poser le téléphone, alors encore assez peu répandu. Il voulut l'utiliser tout d'abord à étonner Degas. Il l'invite à dîner, prévient un compère qui, pendant le repas, appelle Forain à l'appareil. Quelques mots échangés, Forain revient... Degas lui dit : "C'est ça, le téléphone ?... On vous sonne, et vous y allez."

– Paul Valéry

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La technique est équivoque. Ceux qui s'efforcent, par tous les moyens de la rhétorique, de lui donner un sens ou une valeur univoque sont forcément de parti pris ; c'est l'idéologie qui parle en eux, par haine viscérale ou par croyance fanatique de la technique. Ces deux adversaires sont plus proches qu'ils ne le croient ; ils sont liés par le même vice de raisonnement, à savoir l'évacuation de l'homme et des circonstances dans leur jugement sur la technique. Ils isolent la technique, en font une abstraction creuse, une valeur en soi, fabriquent des boucs-émissaires en carton qui servent leur idéologie, et se condamnent à persuader tout le monde et à ne convaincre personne. Ils savent chauffer le fer, mais ne savent point forger l'arme ; ils ont l'énergie, mais non la volonté de construire.

Ils sont nombreux, les apologistes aveugles de la technique en soi. Dans les facultés, lieu de croyance, il est difficile d'échapper à la propagande de la révolution numérique. J'ai le souvenir d'une affiche prétentieuse, d'un vert de mauvais goût, où l'on voyait le mot numérique côtoyer joyeusement des mots tels que progrès, solidarité, échange, tolérance, innovation, démocratie et bien d'autres encore : je crois que je suis largement au-dessous de la réalité. Ces exemples de prophéties vides ne sont pas rares et suscitent à juste titre les critiques sévères des sceptiques qui ne peuvent imaginer que des progrès technologiques, tout aussi révolutionnaires soient-ils, puissent un jour résoudre d'un coup tous les problèmes de l'homme, en faire un être parfait, sans vice, sans défaut, sans négativité ; et en vérité, on s'aperçoit rapidement que ces fanatiques de la technique sont les amis de l'empire du Bien, lesquels ne veulent pas autre chose que de transformer l'homme vivant et imprévisible en béat citoyen festif. 

Heureusement, tout le monde n'est pas progressiste, tout le monde n'est pas festivocrate, tout le monde n'est pas adorateur de la technique en soi. Il y a également une poignée de réactionnaires, de féroces vieux cons, comme ils s'aiment à se qualifier eux-mêmes, qui ne se laissent point abuser par les pieux discours de la horde progressiste. Mais ennivrés par la joie, très intense, de la réaction contre le mouvement et de la démolition des idoles modernes, ils en viennent imperceptiblement à aimer la réaction pour la réaction, et jouir de la démolition pour la démolition ; leur ferveur anti-moderne leur font perdre la subtilité de leur jugement. Avec eux, la technique devient l'ennemi. Les ordinateurs sont la cause des échecs scolaires, les téléphones portables expliquent la désocialisation des citoyens, Internet est une grossière poubelle, le livre numérique tue le divin livre en papier, les robots nous feront perdre le sentiment de l'effort, la manipulation génétique nous menace ; la fin de l'homme est proche ; la technique tuera la vie. Alain Finkielkraut, que l'on ne remerciera jamais assez pour la qualité rare de ses émissions et l'éloquence dont il fait preuve pour liquider les dogmes des modernes fanatiques, n'échappe malheureusement à cette peur pathologie de la technique. Les philosophes ont rarement une grande sympathie pour la technique, et manquent terriblement de bon sens lorsqu'ils abordent la question. Heidegger, le philosophailleur de l'angoisse, commença par être angoissé par la radio, puis par la télévision, et enfin par les autoroutes ; toute la modernité est un prétexte pour alimenter l'anxiété de l'abstrait être-pour-la-mort.

Nous devons procéder avec la technique comme avec les passions, qu'il nous faut essayer de diriger, et non de supprimer. La technique est là, elle ne disparaîtra pas, elle continuera à s'épanouir ; prenons-là, et faisons-en ce que nous pouvons. La technique n'a absolument rien de bon ou de mauvais en soi ; le jugement s'établit en fonction des circonstances, et, surtout, de l'homme. Car  la technique est souvent l'utile cache-sexe de la bêtise, de la fainéantise, du vice, de la faiblesse, ou de la nature de l'être humain.

27 avril 2012

CCIV

Sous cette expression de sensus communis on doit comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, c’est-à-dire d’une faculté de juger, qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière et échapper, ce faisant, à l’illusion, résultant de conditions subjectives et particulières pouvant aisément être tenues pour objectives, qui exercerait une influence néfaste sur le jugement.

– Kant

Kant_Portrait

Pour ne pas faire du jugement de goût un jugement de l'entendement objectif, nécessaire, a priori, à valeur universelle, fondée sur une connaissance démontrable par des concepts de perfection, selon la thèse rationaliste et dogmatique, ni un jugement tiré de la seule imagination, jugement subjectif, relatif, a posteriori, n'ayant aucune prétention à l'universel, selon la thèse empiriste et sceptique, Kant déploie pour son compte le concept de sens commun (sensus communis). De fait, l'originalité de Kant et son apport majeur dans la philosophie esthétique vient de ce qu'il sut résoudre l'opposition traditionnelle entre la thèse qui affirme que tous les goûts sont dans la nature et que nous ne devons pas en discuter, et la thèse selon laquelle il y a une vérité nécessaire et objective du jugement de goût que l'on pourrait démontrer par l'entendement : en liant le sens commun au goût, Kant peut définir ce dernier comme la faculté de juger, sans médiation d'un concept, de ce qui est beau, c'est-à-dire de ce qui procure un plaisir universellement communicable. L'usage par Kant d'un tel concept de sens commun, en l'appliquant uniquement au jugement esthétique et en le débarrassant de son sens moral ou logique, n'est pas sans poser problème et sans avoir de conséquences pour la manière de concevoir le jugement de goût, et c'est ce qui va nous intéresser ici.  

Le sens commun, appliqué au goût, est, pour Kant, un principe subjectif : le jugement de goût n'est jamais un jugement de connaissance, bien que l'entendement joue un rôle dans ce jugement et que ce jugement a une prétention à l'universel. Pourquoi séparer le jugement de goût du jugement de connaissance ? Qu'est-ce qui sépare ces deux sortes de jugement ? Le jugement de connaissance est fondé sur l'entendement (Verstand), entendement discursif qui est une faculté des concepts. Or, le jugement de goût ne saurait reposer sur les concepts. De fait, l'expérience montre que lors de la contemplation esthétique, ce n'est pas par des concepts que nous trouvons une satisfaction, un plaisir ; ce serait dénaturer, altérer le jugement esthétique, qui ne peut qu'être pur ; au contraire, lorsque nous éprouvons un sentiment de plaisir en contemplant un objet, non seulement il nous est impossible de trouver des concepts pour légitimer ou justifier notre plaisir, mais, spontanément, nous ne cherchons même pas ces concepts. C'est que nous rapportons la représentation de l'objet par l'imagination (qui est liée malgré tout, comme nous le verrons, à l'entendement), et c'est l'imagination, en tant qu'elle est une faculté de présentation, qui nous procure le sentiment de plaisir ou de déplaisir ; le jugement de goût n'est jamais un jugement de connaissance, un jugement logique, car le sentiment de plaisir ne se rapporte pas à l'objet, mais au sujet en tant qu'il est affecté par l'objet en question. D'après Kant, c'est faire une véritable confusion que d'assimiler les jugements de goût à des jugements de connaissance fondés sur des concepts : « Si l'on juge et apprécie les objets uniquement par concepts, on perd toute représentation de la beauté. » Penser ainsi, c'est oublier que le sentiment de plaisir, qui caractérise la faculté de juger esthétique, est fondé sur le sujet, et que cette faculté ne saurait donc qu'être subjective, alors que l'entendement est une faculté fondée sur l'objectivité, de sorte que si, pour essayer de savoir si un objet est beau, nous nous fondons sur des raisonnements ou des principes, donc sur l'entendement et sur des concepts, nous sautons précisément à côté de ce que nous cherchions.

Néanmoins, pour que le goût ne se résume pas à un sentiment strictement personnel, valable pour un seul individu, Kant fait intervenir le concept de sens commun, concept qu'il élabore en précisant que le jugement de goût se fonde sur la correspondance a priori entre le sujet et une représentation, c'est-à-dire que que l'imagination du sujet réfléchit un objet, et c'est cette représentation réfléchie de la forme qui, dans le jugement esthétique, cause le sentiment de plaisir ; mais cette correspondance a priori entre le sujet et la représentation ne serait pas possible s'il n'y avait que l'imagination qui jouait un rôle, si l'entendement ne participait pas au jugement de goût. Or, c'est précisément de cet accord entre les facultés que vient un sens commun esthétique. Si l'imagination, en réfléchissant un objet, ne se rapporte pas à un concept déterminé de l'entendement, si elle ne subsume aucune représentation sous des concepts de l'objet, elle se rapporte en revanche à un concept indéterminé de l'entendement ; et c'est dans l'indétermination de ce concept de l'entendement que réside l'accord entre les deux facultés, accord sans lequel on ne pourrait parler de libre jeu entre l'imagination et l'entendement : si l'imagination devait se rapporter à un concept déterminé de l'entendement, il n'y aurait pas de libre jeu possible. Le libre jeu entre l'entendement et l'imagination rend possible la prétention du jugement de goût à l'universalité et à la nécessité : en effet, l'imagination, libre en tant qu'elle schématise sans concepts, en s'accordant avec l'entendement, qui permet la conformité à une loi, permet de juger un objet d'après la finalité de la représentation. En effet, ce n'est certainement pas les agréments des sens ni le concept perfection ou de bien qui peuvent fonder le jugement de goût, mais la finalité subjective dans la représentation, finalité sans fin ni objective ni subjective ; autrement dit, il s'agit d'une finalité sans fin, une finalité formelle. Or, comme cet accord entre les facultés qui permet le jugement de goût par la finalité sans fin de la représentation est un principe a priori, il s'applique à tous les êtres humains, et tous leurs jugement de goût prétendent ainsi à la validité universelle. 

Le jugement de goût se fonde sur un principe a priori, mais également sur un principe subjectif, ce qui l'amène à se différencier et de la thèse relativiste et de la thèse rationaliste : le jugement de goût est un jugement désintéressé et réfléchissant, ne donnant pas de connaissance sur l'objet mais ne donnant pas non plus une simple sensation purement subjective. L'originalité de la théorie kantienne du jugement de goût est qu'elle se situe entre un accord emprique et sensible, et une universalité provenant de règles rationnelles. Comment cela est-il possible ? Cela est possible, d'une part, parce que Kant refuse la thèse rationaliste selon laquelle le jugement de goût se fonderait sur un ensemble de bonnes règles que l'entendement aurait à appliquer ; en effet, cela reviendrait à dire que le goût peut s'apprendre, idée que refuse Kant et dont l'expérience montre la fausseté clairement : ce n'est pas parce que quelqu'un connaît les règles du bon goût qu'il aura nécessairement un bon goût, et un théoricien de l'art peut tout à fait révéler avoir moins de goût qu'un homme n'ayant jamais entendu parler des règles classiques du goût. Si l'on suit cette thèse jusqu'au bout, elle révèle que nous pourrions rendre compte rationnellement et légitimer nos jugement de goût, et ainsi démontrer leur vérité grâce à notre entendement : c'est croire naïvement que le beau peut être compris à partir de concepts déterminés, alors qu'il ne peut qu'être senti ; c'est confondre jugement de goût et jugement de connaissance, car seul ce dernier type de jugement peut être démontré par l'entendement à partir de principes, de règles, de concepts déterminés et objectifs. Ainsi, cette thèse apparaît insoutenable, ne serait-ce que lorsqu'on cherche à la vérifier dans l'expérience : il est par trop évident que si les hommes se disputent sur le beau, ce n'est pas parce que quelques uns d'entre eux n'ont pas su assimiler et appliquer des règles objectives – ce serait éluder le problème du jugement de goût, confondre art et science, comme si l'on pouvait réfuter le jugement de goût de quelqu'un comme l'on réfute une théorie scientifique erronée, et tomber ainsi sous la critique pertinente des sceptiques, des relativistes et des empiristes. Mais, d'autre part, si les critiques des sceptiques sont pertinentes, dans la mesure où ils rappellent que le jugement de goût est fondamentalement subjectif et qu'on ne saurait parvenir à un consensus universel en tentant de démontrer le bien-fondé de son jugement de goût, il est également insoutenable de soutenir sérieusement que chacun peut avoir son propre goût (« À chacun son goût » dit le proverbe), car cela reviendrait précisément à nier l'existence du goût, qui ne peut exister que si une diversité de jugement esthétique peuvent coïncider pour former un consensus minimum. D'ailleurs, là aussi, l'expérience montre que si les hommes peuvent souvent se disputer à propos de goût, ils peuvent tout aussi souvent avoir les mêmes sentiment de plaisirs devant la même œuvre d'art ; il paraît, en effet, bien difficile de prétendre, par exemple, que la Joconde est laide ou que la Toccata et fugue en ré mineur de Bach est une mauvaise musique... Le beau ne saurait donc être une affaire strictement personnel, dont on ne pourrait pas partager l'expérience avec les autres hommes ; d'ailleurs, si les hommes se disputent à propos du beau, c'est bien qu'ils ne peuvent accepter qu'un objet puisse être dit beau uniquement pour eux seuls, mais qu'ils pensent que chacun devrait considérer l'objet en question comme étant beau. Comment donc Kant fit-il pour trouver un « mi-chemin » entre ces deux thèses extrêmes ?

De fait, Kant ne tombe ni dans le premier excès rationaliste, puisqu'il ne cesse d'affirmer, comme nous l'avons vu, que le jugement de goût n'est pas fondé uniquement sur l'entendement, mais qu'il s'appuie d'abord sur l'imagination, ce qui inscrit le jugement de goût dans la subjectivité ; il ne tombe pas non plus dans le second excès sceptique, puisque le goût réside sur le sens commun, fondé sur le libre jeu entre l'entendement et l'imagination, d'où découle un sentiment de plaisir ayant une prétention à la validité universelle. Il en résulte que le goût, pour Kant, échappe aux deux thèses réductrices énoncées plus haut qui constituent l'antinomie du goût exposée par Kant dans la Dialectique du jugement esthétique, puisque le goût apparaît comme la faculté de juger esthétique réfléchissante, idée qui réunit une partie des deux thèses, lesquelles ne sont contradictoires qu'en apparence. Le concept de goût ne signifie plus un mode de connaissance, puisqu'il se fonde sur le jugement réfléchissant et la finalité formelle, qui, s'ils se rapportent forcément à la représentation d'un objet singulier, n'apportent pas de connaissance à proprement parler sur l'objet en question. Par suite, le goût n'est pas non plus purement subjectif, ce qui serait retourner à la thèse empiriste : il serait tout à fait faux de réduire le jugement de goût à une « pure réaction subjective, comme celle que déclenche l'excitation de l'agréable sensible ». Le jugement de goût, pour Kant, est nécessairement désintéressé, sans quoi il ne saurait être pur puisqu'il inclurait des éléments qui fausseraient le jugement de goût ; il convient donc de différencier l'agréable du beau ; en effet, si je peux dire qu'un morceau de chocolat est agréable, en tant qu'il me procure une sensation de plaisir, il serait absurde d'en conclure que le morceau de chocolat est beau. Ainsi, lorsque nous contemplons une brioche peinte par Chardin ou la Vénus de Milo, alors que ces deux œuvres représentent des objets pouvant susciter notre agrément, notre faim, pas plus que notre désir sexuel, n'est excité. Si l'on peut parler de « goût réfléchi », ce n'est pas parce que le goût est purement subjectif et que la contemplation suscite des impressions agréables pour nous, mais parce que le goût est fondé sur le jugement subjectif et sur l'harmonie libre entre la faculté de l'imagination, faculté qui rend possible les jugements réfléchissants, et la faculté de l'entendement.

Le sens commun chez Kant prend une signification très différente de la signification morale et politique de ce concept, ce qui influe sur la conception du jugement de goût, sans pour autant que le goût soit entièrement détaché de toute forme de socialité. Gadamer, dans Vérité et Méthode, indique que Kant sépare le concept de sens commun de son sens habituel tiré de la tradition politique et morale. Gadamer rappelle que le concept de sens commun trouve son origine dans l'idéal humaniste de l'éloquentia, dont on peut trouver les germes dans la conception antique du sage ; c'est un concept qui se rapproche de la prudence (φρόνησις) aristotélicienne et qui se fonde moins sur la vérité que sur la vraisemblance, permettant à chacun de s'orienter dans la communauté politique et dans la vie. Ainsi, le concept de sensus communis est fondamentalement pratique, utile pour la vie quotidienne, qui s'oppose avec la spéculation abstraite des théoriciens. Or, comme nous l'avons vu, le sensus communis, en se rapportant au goût, finit par avoir chez Kant un sens précis qui diffère de la signification traditionnelle de ce concept, puisque, comme le rappelle Gadamer, Kant invoque le sens commun pour exprimer l'universalité qui est à l’œuvre dans les jugements de goût venant du libre jeu des facultés. Le jugement de goût, fondé sur le sensus communis, bien qu'il soit subjectif, inclut néanmoins la sphère de la socialité, c'est-à-dire que l'expérience du beau n'est pas un phénomène strictement personnel, n'ayant aucune influence sur la communauté, ou ne pouvant être apprécié en groupe, bien au contraire. Il faut être attentif à cette nuance, faisant que le jugement de goût chez Kant est une expérience irréductiblement inscrite dans le sujet éprouvant du plaisir ou du déplaisir, mais qui est une expérience qui veut être partagé avec les autres êtres humains. Par ailleurs, le goût esthétique se définit moins positivement que négativement : avoir du goût consiste avant tout à ne pas prendre du plaisir à la contemplation de représentations jugées grossières, laides par le sens commun :  le goût est fait de mille dégoûts  dira Paul Valéry ; avoir du goût, c'est essentiellement éliminer et discriminer, et non pas faire preuve d'un goût supérieur qui pourrait fonder une communauté – Kant se refuse à aller jusque là.

En quoi alors le sens commun esthétique se rapporte t-il encore chez Kant à la socialité ? Le paragraphe 60 de la Critique de la faculté de juger, concernant la méthodologie du goût, est à ce titre éclairant. En effet, Kant y indique ce que pourrait être une propédeutique du goût, laquelle ne saurait évidemment pas, pour des raisons qui sont maintenant évidentes, consister en l'apprentissage d'une méthode avec prescription de règles et principes rationnels ; en revanche, il peut y avoir une manière (modus) pour les beaux-arts, et, par suite, une propédeutique efficace consisterait plutôt à exalter l'imagination, à lui mettre devant les yeux les exemples de la beauté ; c'est en cela que consiste les humanoria. De là peut découler le concept de culture, dans lequel les beaux-arts occupent une place privilégiée : en effet, c'est en contemplant les œuvres des génies du passé, ces génies qui singularisent les peuples et qui permettent l'unification de ceux-ci (qu'on pense au rôle unificateur de l'Iliade et de l'Odyssée dans la Grèce antique), que l'on constitue un véritable fil entre son jugement de goût subjectif et la communauté à laquelle on appartient, voire à l'humanité toute entière : en tant que le sens commun permet la constitution de modèles communs de beauté, on peut dire que le goût chez Kant continue à être rapporté à la socialité. Par suite, Kant finit par lier le goût et son apprentissage avec l'apprentissage des Idées morales, ce qu'il peut justifier en rappelant qu'il existe, non pas certes une correspondance, mais au moins une analogie, entre le goût et les Idées morales ; c'est par ce rapprochement du goût avec la morale que les êtres humains peuvent fixer des modèles immuables et déterminés. Par là, et c'est pourquoi cette méthodologie du goût est dans la Critique de la faculté de juger un appendice, Kant sort du jugement pur du goût et de sa détermination transcendantale, c'est-à-dire non déterminé par quelque chose d'empirique : la socialité n'est donc pas contenue dans le cœur de la théorie esthétique de Kant, puisqu'elle ne dérive pas d'un principe a priori, mais constitue un prolongement de sa théorie.

Kant apporte, dans la Critique de la faculté de juger, un nombre considérable d'innovations dans la manière de concevoir le jugement de goût, mais également dans son élaboration du sens commun qui devient, avec Kant, proprement esthétique, acquérant ainsi un sens précis différent de sa signification politique et morale traditionnelle. Il semble que le concept de sensus communis du goût, tel qu'il est développé par Kant, permet d'échapper aux excès des thèses sceptiques et des thèses rationalistes sur le goût : fondé sur le jugement réfléchissant et sur le libre jeu de la faculté de l'imagination et la faculté de l'entendement, étant ainsi subjectif tout en ayant une prétention à la validité universelle, le jugement de goût, chez Kant, est admirablement souple et féconde et permet de penser d'une manière nouvelle le problème du jugement esthétique. On voit qu'il y a des problèmes propres à l'élaboration de cette théorie du jugement de goût, ainsi que les changements, les remodelages apportés par Kant à certains concepts ; par là, nous voyons que la théorie kantienne du goût n'a rien d'évident en soi, et qu'elle est le fruit d'un travail d'élaboration philosophique remarquable ; les concepts philosophiques, pour être déployés au service d'une théorie, se doivent d'être finement et longuement taillés comme le forgeron qui aiguise une épée pour en faire une arme efficace.

 

26 avril 2012

CCIII

Nos Belinsky et nos Granovsky ne croiraient pas, si on leur disait, qu'ils sont les pères directs de Netchaïev et de ses disciples. C'est cette parenté, cette permanence de l'idée qui se développe en passant des pères aux fils que j'ai voulu exprimer dans mon oeuvre. Je n'ai pas, et de loin, réussi, mais j'ai travaillé avec soin.

– Dostoïevski

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Les premiers libéraux, ces pacifistes un peu rêveurs, ces idéalistes se voulant réalistes qui ont échangé leur confiance en l'âme humaine par la croyance en l'efficacité de la divine main invisible tant sur le point de l'économie que sur celui des moeurs, ne soupçonnaient pas qu'ils théorisaient les fondements d'une doctrine qui allaient mener à la société du spectacle perpétuel, où aucun évènement réel ne peut avoir lieu ; où le règne du droit, transformé en envie morbide du pénal, entrave la liberté individuelle au lieu de la favoriser ; où le marché déterritorialisant et séduisant, plus ou moins auto-régulé, à travers son expansion sans limites, détruit la singularité et la diversité des civilisations ; où le citoyen, immortel enfant et rebelle incessant, célébré partout et tout le temps, est invité à consommer tout ce qui est nouveau en fêtant les avancées de l'inéluctable progrès, qu'il soit technologique où sociétal ; où, sous les drapeaux prétentieux des bien-pensants en tout genre, nous faisons entrer des millions d'individus analphabètes condamnés à n'être jamais assimilés, mais atomisés, monadisés, sans portes, ni fenêtres, ni valeurs communes ; où, en somme, le dernier homme de Nietzsche, celui dont la corde de son arc à désappris à vibrer, celui qui a fièrement inventé le bonheur en clignant de l'oeil, est devenu une réalité effective, trop effective, observable au quotidien. Et pourtant, la logique du libéralisme, poussée jusqu'au bout, ne peut que mener à cette situation détestable.

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25 avril 2012

CCII

La femme n'est pas vieille tant qu'elle inspire de l'amour.

– Alphonse Karr

 

Bonne définition de la vieillesse des femmes, à partir de laquelle nous pouvons nous livrer à quelques observations amusantes et qui ne sont désagréables qu'aux belles âmes. L'enfer des femmes, c'est la vieillesse, écrivait La Rochefoucauld. À la lumière de ces deux propositions sur les femmes, nous sommes obligés, même si nous mettons un peu de cruel plaisir dans cet acte de pensée, de conclure qu'un petit nombre de femmes sont déjà en enfer à quinze, vingt, ou vingt-cinq ans, et qu'elles n'en sortiront peut-être jamais. En effet, certaines femmes semblent n'être point faites pour inspirer de l'amour ; à les observer, on dirait des accidents de la nature, des fruits ratés du hasard. Point d'amour à leur égard, et même rarement de l'amitié, tant la laideur chez la femme, qui se doit d'être le plus bel objet de l'univers, instinctivement répugne ; ces femmes vieilles prématurément, ne le cachons point, dégoûtent et inspirent un mépris qui semble viscéral. Cela n'est point aussi injuste qu'on le dit. C'est que leur enfer trouve moins sa source dans leur laideur physique que dans leur obstination, par tous les moyens, à exhiber leur laideur ; et c'est une grande impolitesse que de persister ainsi dans l'inélégance, que de ne point chercher à mettre en valeur ses attraits féminins, fussent-ils rares. Non point pudeur, beau mot réservée aux femmes belles, mais impolitesse. 

Ce type de femmes, on le trouve beaucoup parmi les universitaires, tout se passant comme si ces chouettes sans sagesse voulaient ressembler à leur caricature : la rapide contemplation des étudiantes en lettres classiques est à ce titre une expérience parlante. Ces êtres qu'on a de la peine à appeler femmes semblent s'être décidées à tout faire pour ne pas attirer ces regards de convoitise qui font la vanité, c'est-à-dire le bonheur, des belles femmes. Elles mettent des lunettes grotesques cachant leurs yeux, rarement sans charmes ; elles attachent sans soin leurs cheveux ; elles ne songent point à se servir du maquillage, arme naturel des femmes, pour cacher un tant soi peu leurs défauts et pour mettre en valeur leurs rares attraits véritables. Comme dans beaucoup d'autres domaines, la négligence du détail fait trop voir la laideur de la totalité. Les vêtements qu'elles portent ne sont point féminins, ou alors ce sont de ridicules vêtements de vieilles filles. Tout est révélé, sauf les attraits ; tout est caché, sauf les défauts. On ne pense même pas que ces femelles ont un cul et des nibards ; et lorsqu'on y pense, on se dit que tout l'intérêt de la levrette est de pouvoir baiser une gonzesse ayant un derrière satisfaisant sans souffrir le spectacle d'une sale gueule. Ces épouvantails ambulants, exercant, de surcroît, la plupart du temps, une activité peu utile à la société, inspirent le dégoût aussi bien aux hommes qu'aux femmes, qui doivent avoir honte de leur sexe en considérant de telles créatures. 

L'expression de dégoût que nous inspire ces choses là est parfois suivi d'un vague sentiment de pitié et de regret ; nous remarquons que presque aucun être n'est entièrement dénué de beauté, et qu'une volonté jointe à un peu d'habileté, laquelle peut s'acquérir avec le concours d'autres personnes, suffirait pour rendre acceptable, pour ne pas dire baisable, bien des femmes que la nature n'a pas favorisé. Une jeune fille peut être moche, mais elle n'en demeure pas moins jeune, et tant que la chair est fraîche, tout est possible. Encore faut-il le vouloir, car les femmes vieilles prématurément, emportés dans leur invisible tourbillon de chagrin, n'ont presque jamais de réel désir de s'embellir ; au contraire, elles se servent de leur laideur pour satisfaire leur amour-propre. Ô prodige de la nature ! Femme moche est souvent femme orgueilleuse. La moche a tendance a cacher son amertume en feignant de ne point prendre intérêt à la beauté de son être et en prétendant s'intéresser à des activités plus élevées, clairs signes de ressentiment. 

Que faire avec ces tristes femmes, hélas !, vieilles trop tôt, contre la nature ? Convoquer le Don Juan de Brassens, qui est à la charité ce que celui de Molière est à l'insolence.

24 avril 2012

CCI

Non duae naturae contrariae in homine confligunt inter se, sed eadem anima non tota voluntate interdum vult.

– Saint-Augustin

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Saint-Augustin, ainsi qu'il le raconte lui même dans les Confessions, quoiqu'il connût le bien et quoiqu'il n'ignorât point la voie à suivre pour obtenir son salut, hésita longtemps avant de se convertir pleinement au christianisme et de quitter son ancienne manière de vivre pour adopter le mode de vie chrétien. Il s'est donc personnellement confronté au problème de la réalisation du bien, constatant que la raison et la connaissance du bien ne suffisaient pas pour faire le bien ; et l'originalité de Saint-Augustin, notamment par rapports aux anciens philosophes grecs, vient de ce qu'il met en jeu la volonté pour résoudre ce problème classique de la philosophie morale. Ce problème est le suivant : comment se fait-il que les commandements de la volonté sur l'âme, contrairement à ceux qui s'exercent sur le corps, font naître de la résistance, et d'où vient cette résistance que la volonté faible ne parvient pas à surmonter ? Pour répondre à ce grave problème, tout en évitant, d'une part, la division manichéenne du moi en deux âmes distinctes, et, d'autre part, la théorie pélagienne accordant une trop grande puissance à la volonté en négligeant ainsi les réelles difficultés qui se posent lors de la réalisation du bien, Saint-Augustin pose l'unité de l'âme, la faiblesse naturelle de la volonté, dont la caractéristique est l'absence de totalité ; il s'agit, en somme, pour Saint-Augustin, de montrer que la difficulté à faire le bien provient d'un manque au sein de la volonté. 

C'est par l'étonnement, un étonnement teinté de crainte, que Saint-Augustin aborde la différence problématique entre la volnté appliquée au corps, qui provoque un effet immédiat, et la volonté appliquée à l'âme, où une résistance est visible : unde hoc monstrum ? Et quare istuc ?  Cette différence est source du malheur de l'homme, des poenarum hominum, et elle ne semble pas naturelle, car elle est infligée aux fils d'Adam ; autrement dit, c'est le péché originel de l'homme, dont est accablé, depuis la chute, tout le genre humain, qui est la cause profonde de ce fait monstrueux, de cette anomalie, de cette punition, de ce châtiment. Avant la chute, l'homme était également libre de choisir ou le bien ou le mal ; depuis qu'il a choisi le mal, l'homme ne dispose plus que d'une volonté corrompue et infirme, rendant l'accomplissement du bien beaucoup plus difficile. La différence entre l'exercice de la volonté sur l'âme et sur le corps s'avère être, pour Saint-Augustintin, le prix à payer de la faute commise par Adam et Eve, donnant à cette différence l'apparence d'un poids, d'un fardeau à porter, et même d'une épreuve à passer ; en effet, notre théologien adoré, dans La cité de dieu, affirme que les Justes, après la résurrection, jouiront d'une autre forme de liberté, d'une volonté nécessairement bonne, une volonté incapable de mal agir. Mais pour arriver à cet état de béatitude après la mort, l'homme doit  accepter sa condition et parvenir à faire le bien malgré les obstacles provenant de la nature corrompue de sa volonté.

Mais quelle est précisément la nature de cette différence et en quoi consiste t-elle ? Cette différence est aisément observable, elle est un fait de l'expérience : si je veux lever ma main, spontanément, elle se lève ; il n'y a pas de retard entre le commandement que mon âme donne à ma main, et sa réaction ; l'obéissance est immédiate ; nulle résistance ne se manifeste ; la volonté correspond parfaitement à l'action. Il est vrai qu'il se peut que mon corps ne puisse pas se mouvoir tel que je l'ordonne, mais ceci est toujours dû à une incapacité physique, comme lorsque je veux mouvoir ma jambe quand elle est cassée ; mais dans cette situation, la volonté n'y est pour rien, puisque c'est une absence de pouvoir qui fait l'impossibilité de l'action. Il en va tout autrement lorsque l'âme commande à l'âme : en effet, je peux vouloir être généreux avec mon prochain, et rester avare ; je peux vouloir être courageux au combat, et me révéler pleutre devant l'ennemi ; je peux vouloir être chaste, et céder aux attraits d'une femme séduisante ; je peux, en somme, après avoir déterminé le bien, vouloir le réaliser, sans pour autant que mon âme parvienne nécessairement à s'avancer jusqu'au but fixé. Et même lorsque je parviens à faire ce que j'ai voulu faire, ce n'est jamais spontanément, immédiatement, sans résistance ; je ne fais pas une bonne action comme je lève ma main ; il y a toujours, dans l'exercice de la volonté sur l'âme, une résistance engendrant un retard, une hésitation, une irrésolution, dont la longueur du temps que Saint-Augustin mit à se convertir réellement est sans doute un parfait exemple.

Il y a là un important paradoxe : lorsque la volonté s'exerce sur le corps, c'est-à-dire lorsque l'âme commande le corps, puisque la volonté appartient à l'âme, elle s'exerce sur ce qui, par nature, est différent d'elle : l'âme, qui est de l'ordre de l'esprit, agit sur le corps, qui est de l'ordre de la matière. À l'inverse, lorsque la volonté s'exerce sur l'âme, lorsque l'âme donne un commandement à l'âme, elle à affaire avec ce qui est semblable à elle ; animus est animus. Il paraît donc étrange, prodigieux, monstrueux, que la volonté ait davantage de puissance sur ce qui diffère de sa nature, à savoir le corps, et qu'elle en ait beaucoup moins sur ce qui est pourtant de la même nature qu'elle ; la volonté est bloquée dans son propre monde ; l'âme ne parvient pas à faire obéir l'âme, à faire réellement vouloir l'âme, quoiqu'elle le commande. Il s'agit bien là une anomalie, d'une pathologie, de la marque d'un châtiment, car il eût été naturel que l'âme commande sans résistance à elle-même.

Il y a une équivalence entre le commandement et la volonté ; commander l'âme, c'est exercer sa volonté sur elle : nam in tantum imperat, in quantum vult, et in tantum non fit quod imperat, in quantum non vult. Pourquoi alors peut-on se commander de vouloir ? Cela vient de ce que le vouloir de l'âme n'est pas total, autrement dit, que la volonté ne s'exerce pas entièrement sur un seul objet, mais qu'elle s'éparpille vers d'autres objets, des objets tentateurs, qui empêchent la volonté d'être totale, et, par suite, d'être efficace. Quand nous nous commandons de vouloir, nous nous exhortons à vouloir entièrement, à chasser de notre esprit la multitude des objets qui paralysent notre volonté ; ainsi, notre cher Saint-Augustin s'efforça longtemps de vouloir aimer Dieu et d'embrasser la religion catholique, mais ne le put pas avant d'avoir cessé d'aimer les plaisirs de la chair, auxquels il était attaché, et avant d'avoir fait taire les différentes objections qui se présentaient à son esprit et l'empêchait de concentrer toute sa volonté sur Dieu et la religion. Si la volonté était toujours totale, il serait absurde de se commander de vouloir, car alors l'exercice de la volonté serait toujours efficace, suivi d'un effet immédiat ; se commander de vouloir, c'est reconnaître qu'il y a un non-être au sein de la volonté qu'il faut s'efforcer de combler.

Si un homme connaît le bien, veut le faire, et n'y parvient pas, c'est donc qu'il y a une carence dans sa volonté, qu'elle manque de quelque chose, ce qui fait sa faiblesse. Une volonté forte est une volonté totale, pleine ; elle n'est pas divisée. Il y a quelque chose de maladif, de pathologique dans l'absence de plénitude de la volonté ; c'est qu'elle est non seulement corrompue par le péché originel, mais que, de surcroît, un ensemble de mauvaises habitudes prises par l'homme le détournent, le perturbe, l'empêchant ainsi de se concentrer : il ne veut qu'à moitié, se retrouve dans un flottement, un entre-deux désagréable et stérile, ce qui a fait croire à certains, et notamment aux manichéens, qu'il y avait en l'homme deux âmes, l'une bonne et l'autre mauvaise. Par là, Saint-Augustin s'oppose également à Platon qui concevait plusieurs parties dans l'âme en lutte avec elles-mêmes. En vérité, l'âme est une, mais la volonté corrompue a tendance à se diviser, à vouloir plusieurs choses à la fois ; la multiplicité s'introduit insidieusement dans la volonté, ce qui rend cette dernière inefficace. Par l'examen de l'âme maladive dont la volonté est divisée en plusieurs objets, ce qui la rend faible, on peut facilement comprendre ce qu'est une volonté forte, une volonté efficace, une volonté qui ne permet pas seulement de vouloir à moitié le bien en surchargeant l'âme de velléités. Une telle volonté est marquée par la concentration et la précision dans la détermination de son objet. Pour ne pas dire, comme Ovide, video meliora proboque deteriora sequor, il faut être capable de vouloir le bien, comme le dit Platon, ξὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ.

23 avril 2012

CC

La douleur nous jette aussitôt dans des conceptions métaphysiques ; au siège de la douleur nous imaginons un mal, être fantastique qui s’est introduit sous notre peau, et que nous voudrions chasser par sorcellerie. Il nous paraît invraisemblable qu’un mouvement réglé des muscles efface la douleur, monstre rongeant ; il n’y a point, en général, de monstre rongeant ni rien qui y ressemble ; ce sont de mauvaises métaphores.

– Alain

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D'aucuns parlent pompeusement de l'oubli de l'être, inutiles galimatias discréditant la spéculation, mais c'est de l'oubli du corps dont il faut parler. Cet oubli provient pour une grande part du fait des mots naturellement abstraits que nous employons pour penser à nos maux : nous avons mal, nous souffrons, nous éprouvons un sentiment de malaise, nous déprimons, nous sommes fatigués. En parlant ainsi, nous nous cachons l'essentiel, nous oublions que tous nos affects, sans exception, proviennent du corps, et qu'il n'y a point, à proprement parler, de douleur de l'âme. Nous savons pertinemment qu'une grande majorité de nos malheurs ne sont pas provoqués par des chocs physiques ou par des maladies ; nous voyons que notre tristesse souvent naît d'histoires qui ne semblent avoir aucun rapport avec notre corps ; et nous en déduisons, sans nous apercevoir que nous parlons dans le vide, que seul l'âme peut soigner l'âme. Autrement dit, nous ne pensons point au fait que tous les problèmes psychologiques sont des problèmes liés au corps, qu'on le veuille ou non.

Cela ne veut point dire que les problèmes d'amour se résolvent en prenant des médicaments ; cela signifie que l'effort de l'esprit pour combattre les passions tristes, sans prendre en considération le corps qui soutient l'esprit, n'est qu'une exhortation vide, sans influence dans le monde concret. La course, la lutte, la gymnastique allègent bien davantage de maux que ne le font les vains discours des psychologues. Plus d'une âme serait sauvée si le corps qui est à sa base, ou, mieux, qui n'est pas autre chose que le corps, exécuteraient des mouvements volontaires et adéquats pour dégourdir l'esprit. Il vaut mieux savoir bien dormir, art négligé, que maîtriser la doctrine stoïcienne. 

Il n'est point rare de sentir notre pensée lourde et affaiblie, maladroite et répétitif ; nous insistons, nous cognons, nous balbutions ; d'où déception, irritation contre soi-même, et funeste cercle vicieux. On s'acharne contre le mouvement de la pensée sans songer que c'est notre corps qui nous immobilise ; nous faisons comme si nous pensions sans cerveau ou comme si cet organe était isolé de nos autres organes. Dans les examens, nous réfléchissons souvent moins bien que lorsque nous sommes chez nous, d'une part parce que le stress tend outre mesure notre corps et ralentit notre pensée, ce qui est bien visible lors des dernières minutes d'une épreuve lorsque la panique nous assaille, nous presse, nous faisant commettre les plus grossères maladresses ; et, d'autre part, parce que nous sommes pendant des heures assis sur des chaises rarement confortables, que nous ne pouvons point promener notre corps en même temps que nos idées, et que rapidement des douleurs aux doigts, au poignet, au dos viennent nous détourner de notre exercice. Si l'on rajoute à cela la vue du labeur des autres et la contemplation du ciel ensoleillé, il est aisé de comprendre de nombreuses contre-performances. L'étudiant voulant réussir au mieux ses examens, ce qui ne demande d'ailleurs aucun grands efforts vue la nullité des exigences actuelles, doit s'entraîner physiquement pour que son corps puisse tolérer une telle ascèce ; et apprendre à vouloir, surtout.

22 avril 2012

CXCIX

 S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

– Rousseau

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Il y a des phrases si éloquentes lorsqu'elles sont directement jointes à l'observation de la réalité qu'il suffit de les regarder s'élancer d'elles-mêmes. L'absence de commentaire les met en valeur. Plutôt qu'une explicitation superflue, l'évocation rapide et suggestive de quelques figures : Platon, avec l'acuité de son regard implacable, et Philippe Muray, avec son rire tout puissant, rayonnant, vitalisant. 

21 avril 2012

CXCVIII

La sensualité est la condition mystérieuse, mais nécessaire et créatrice, du développement intellectuel.

– Pierre Louÿs

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L'épanouissement d'un homme est un processus vivant, et, par conséquent, l'on ne saurait isoler abstraitement certaines parties de son développement sans heurter sa réalité profonde. Autrement dit, pour espérer réellement comprendre un être, compréhension idéale que nous poursuivons toujours sans jamais pouvoir tout à fait l'atteindre, nous devons le prendre dans sa totalité, sans omettre aucun aspect de lui-même. Les histoires du corps d'un individu paraissent sans importance, mais assurément elles révèlent plus le profondeur cachée d'un homme que bien des détails abstraits de doctrine ; et c'est à Nietzsche que nous devons cette découverte, qui sut si bien exploiter les anecdotes dont il disposait de certains philosophes, tel Schopenhauer, pour aboutir à des conclusions intéressantes. Une oeuvre, qu'elle soit artistique ou philosophique, est non seulement une réussite dans son genre, mais également un témoignage sur la vie : pour saisir toute la portée de ce témoignage, il nous faut essayer d'atteindre l'être qui a déposé ce témoignage, être qui n'est pas un pur esprit, mais qui est également un corps, ayant ses irréductibles spécificités.

Pour cette raison, le rapport d'un être à la sensualité ne doit pas être négligé. La manière avec laquelle un écrivain appréhende la sexualité n'est point un vain détail destiné à remplir les biographies. Le premier exemple qui me vient, et il est éloquent, est celui de Jean-Jacques : qui ne voit pas que des pans entiers de sa philosophie dépendent de ses premières expériences amoureuses ainsi que du souvenir intarissable que laissa en lui sa relation avec Mme de Warens ? Par ce biais, ainsi que par mille autres, on comprend pourquoi Rousseau ne pouvait être Nietzsche, dont le pathétique néant de sa sexualité s'avère fort instructif sur sa philosophie et sur sa manière d'appréhender le monde tout entier. Et comment ne pas songer à l'auteur de cette citation, lui, l'un des plus grands amoureux du corps féminin de la littérature, dont les expériences innombrables ont inspiré toutes ses oeuvres sans exceptions, des plus poétiques aux plus pornographiques ? Si nous savions comment baisait Platon, notre regard sur sa philosophie en serait profondément altéré, je n'en doute point ; mais, sur ce sujet, nous devons nous contenter de plaisantes et fantasques rêveries.

20 avril 2012

CXCVII

Il importe aussi à la pureté des voyelles qu'elles ne soient pas entourées de consonnes qui troublent leur pureté de son, comme il arrive souvent dans les langues du Nord, où les consonnes affaiblissent le son des voyelles, tandis que l'italien conserve cette pureté, ce qui le rend si musical.

– Hegel

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En ces temps de syncrétisme et d'indifférenciation forcées, il paraît insoutenable de soutenir que certaines langues sont plus belles que d'autres : tous unis, tous fiers de partager les mêmes valeurs, il serait vraiment incongru d'introduire une mesquine volonté de hiérarchie dans un paradis si heureusement homogène. Mais nous pouvons nous réjouir de ceci : jamais une idéologie quelconque, même celle du festivisme, ne pourra lutter contre les intuitions naturelles du sens commun ; et, pour dire clairement et franchement la chose, les gamins découvrant l'allemand en classe pour la première fois seront toujours aussi rebutés et amusés. Ce qui caractérise la découverte de l'allemand, c'est un étonnement devant la rudesse de la prononciation, rudesse suscitant rapidement un écoeurement que vient adoucir les plaisanteries. On a l'impression que entschuldigung est une insulte, et à peu près tous les mots semblent être une telle négation de l'harmonie naturelle qu'il est difficile de ne pas rire ou s'affliger devant l'inépuisable variété des expressions laides. Je ne crois pas que ces jugements de goût soient absurdes, et il me paraît difficile de nier que le mot indépendance se dit mieux en français qu'en allemand, Unabhängigkeit. Il est tout aussi naturel de penser que l'allemand est une langue désagréable phonétiquement que d'affirmer que l'italien est de toutes les langues européennes celles qui se prête le mieux au chant. J'ai toujours trouvé, et affirmé, avec mes camarades de classe, depuis qu'on a essayé de m'enseigner le schleu comme on disait et comme je le dis encore, que l'allemand était moche. Certes, l'allemand possède des vertus incontestables que je ne voyais point auparavant, lorsque j'étais obligé de me torturer la mémoire et la bouche pour parvenir à dire correctement combien j'avais de frères et de soeurs et quel métier je voulais faire plus tard ; Goethe, Nietzsche sont passés par là pour me faire entendre les charmes cachés de l'allemand. Mais je fus ravi, et je le suis encore en y pensant, que Nietzsche avouait préférer lire Le monde comme volonté et comme représentation dans sa traduction française et qu'il regrettait de ne pas avoir pu écrire Ainsi parlait Zarathoustra en allemand. La meilleure phrase possible sur ce sujet est celle qu'on attribue à Charles Quint : je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval. Tout est là.

19 avril 2012

CXCVI

Une fois qu'ils ont cassé leurs pipes

On pardonne à tous ceux qui nous ont offensé

Les morts sont tous des braves types.

– Georges Brassens


Enquêtons sur l'oraison funèbre, et amusons nous à en faire un sujet de philosophie.

Le Littré définit l'oraison funèbre ainsi : discours d'éloge, prononcé après la mort d'un personnage. Dans cette définition claire et brève, trois éléments simples se révèlent essentiels, qu'il est sans doute utile, pour commencer notre réflexion, de préciser : d'abord comme l'indique l'étymologie même du mot oraison (du latin orationem, venant du verbe orare, signifiant parler), l'oraison funèbre est nécessairement prononcée, et en public ; ensuite, il ne s'agit point d'un discours neutre, d'un discours objectif, puisque l'orateur doit toujours prendre le parti du défunt et qu'il s'agit nécessairement d'un discours d'éloge, et ce qui explique pourquoi l'oraison funèbre se confond avec l'éloge funèbre ou l'eulogie ; enfin, et c'est ce qui fait la spécificité de l'oraison funèbre, ce dernier adjectif renvoyant aux funérailles, le discours d'éloge n'est pas prononcé alors que l'individu en question est encore en vie, et s'adresse donc, lors d'une cérémonie solennelle, à des personnes encore vivantes. Ces éléments peuvent sembler aller de soi ; et pourtant, lorsqu'on y pense sérieusement, il y a de quoi s'étonner : pourquoi les discours prononcés à la mort de quelqu'un doivent-ils nécessairement être élogieux, la plupart du temps au détriment de la vérité historique ? Pourquoi attend-on généralement la mort d'un homme de mérite pour en faire l'éloge ? Pourquoi cet éloge est-il public, et quel intérêts politiques se cachent derrière celui-ci ? D'ores et déjà nous constatons que l'oraison funèbre n'est pas une notion simple et qu'elle est composée d'une pluralité d'aspects, allant de la rhétorique à la politique, de la mort à la religion ; et c'est cette complexité posant problème qui nous invite à décomposer les différentes articulations de l'oraison funèbre ainsi qu'à cerner son unité derrière les éléments divers et différents qui la composent. Pour conduire cette recherche, nous irons du plus évident au plus imperceptible, de la surface à la profondeur ; ainsi, nous commencerons, dans un premier temps, par nous interroger sur l'aspect formel de l'oraison funèbre, en tant qu'elle est une pièce d'éloquence et de rhétorique ; par suite, nous essayerons de dépasser ce premier niveau pour comprendre les enjeux politiques et moraux de l'oraison funèbre ; enfin, dans le but d'en saisir le sens fort, le sens profond, nous nous interrogerons sur la purification de l'homme qui est à l’œuvre dans l'oraison funèbre. Par là, nous découvrirons peut-être la raison d'être de l'oraison funèbre. 

L'oraison funèbre est d'abord un exercice rhétorique, obéissant à des règles précises, quoiqu'elles puissent évidemment évoluer selon l'époque et l'auteur ; et derrière la grande variété des oraisons funèbres, il y a une unité formelle qui nous permet de distinguer les oraisons funèbres des autres genres de discours, qui nous permet de regrouper sous la même catégorie les discours célèbres de Périclès, de Démosthène, de Grégoire de Nysse, de Bossuet ou de Malraux. C'est précisément parce qu'il s'agit d'un exercice rhétorique réglé et prévisible que Platon, dans dialogue Ménéxène, se moque, en bon ennemi de la rhétorique, des oraisons funèbres et de ceux qui les prononcent : il fait dire à Socrate que toutes les oraisons funèbres sont préparées, même lorsqu'elles ont l'air d'être improvisés ; qu'il n'y a rien de plus facile que de se faire un renom en faisant un éloge que tous approuvent ; que presque tous les hommes, même ceux qui n'ont pas reçu une grande instruction, peuvent réussir cette exercice une fois qu'ils en connaissent les règles, les « ficelles ». Socrate résume ainsi les objectifs que doit se fixer l'orateur pour faire une bonne oraison funèbre : « Il y a donc besoin d'un discours capable, et de louer convenablement ceux qui sont morts, et, d'autre part, de donner avec bienveillance des conseils à ceux qui vivent, en exhortant et les fils comme les frères, à imiter la vaillance de ces hommes-là ; et, d'autre part, pour ce qui touche aux pères, aux mères, à des ascendants plus éloignés s'il en reste encore, en adressant à ceux-ci des consolations. » De fait, ce qui est assez remarquable, presque toutes les oraisons funèbres que nous connaissons obéissent à ces exigences-là. Dans la suite du dialogue, pour démontrer la thèse selon laquelle l'oraison funèbre est un exercice simple et facile de rhétorique, Platon fait prononcer à Socrate une parodie d'oraison funèbre, contenant autant de lieux communs que d'erreurs historiques, mais respectant parfaitement les règles du genre : glorification des ancêtres nobles, célébration des actions glorieuses des défunts, exhortation à les imiter, et consolation à la famille. Ainsi, même si ce point de vue est sans doute limité, il nous fait passer par celui-ci, et d'abord définir l'oraison funèbre par sa forme, que Platon, dans sa critique, a adéquatement déterminé.

Mais nous ne comprendrons jamais les finalités de l'oraison funèbre si nous occultons le fait qu'elles sont destinées à être déclamées par un orateur et entendues par une foule. Les oraisons funèbres, comme la plupart des discours, perdent leur sens originel si l'on oublie le contexte dans lesquelles elles sont prononcées ; et c'est ce que nous avons tendance à faire lorsque nous les lisons, seuls, silencieux, dans notre chambre. Aussi, il n'est pas utile de rappeler que les fameuses Oraisons Funèbres de Bossuet ne furent publiées qu'après sa mort, que le recueil que nous connaissons n'était pas destinée à la publication, et qu'il s'agit de textes que Bossuet apprenait par cœur afin de pouvoir les déclamer en public. L'oraison funèbre fait d'abord intervenir tout le potentiel de la voix humaine, elle se sert des puissances de la parole, de la puissance des gestes aussi, et le ton avec lequel le discours est prononcé compte tout autant que les figures de style du texte. Dans l'oraison funèbre, l'orateur doit toujours prendre un ton élevé et noble ; il doit communiquer de l'émotion à la foule, mais une émotion digne de la solennité de la cérémonie, une émotion qui élève ; il est toujours proche de l'emphase, et tel discours peut nous sembler pompeux et emphatique à l'écrit, et, au contraire, nous soulever d'émotion si nous l'entendons. Il y a toujours quelque chose qui nous manque lorsque nous lisons les oraisons funèbres, c'est l'aura de l'orateur, c'est la cérémonie et la foule. Le célèbre discours d'André Malraux prononcé pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, puisqu'il a été enregistré, nous permet d'entendre et de voir l'orateur, différence radicale avec les oraisons funèbres du passé ; là, nous sentons la puissance de la voix, l'importance du ton ; nous sommes saisis par la solennité de la cérémonie, par ces hommes debout qui écoutent la tête haute ou basse, par le Chant des partisans qui insensiblement s'élève avant la fin du discours, puis fortement retentit après que Malraux eut dit que « ces lèvres qui n'avaient pas parlées, ce jour là, elles étaient le visage de la France. »

Dans l'oraison funèbre, l'orateur peut montrer toute la puissance de la rhétorique ; il joue de mille effets divers, suscite l'émotion avec des phrases fortes et habiles, se sert de l'enthousiasme contagieux des foules ; maître de son public, il le mène aux sentiments qu'il veut faire partager ; son pouvoir est grand. Cette force de l'orateur déclamant une oraison funèbre, Socrate l'exprime bien au début du Ménexène : « Cette impression de majesté dure chez moi plus de trois jours ! Le discours continue à ce point de résonner en moi, les accents qui viennent de l'orateur sont entrés si profond dans mes oreilles, que c'est à peine si, le quatrième ou cinquième jour, je me ressouviens qui je suis et prends conscience du lieu de la terre où je me trouve ! Jusque-là, c'est tout juste si je ne me prends pas pour un habitant des Iles des Bienheureux, tant sont adroits nos orateurs ! ». On comprend pourquoi Platon ironise sur la puissance des rhéteurs, et s'en méfie ; en maîtrisant l'art de la parole, ils peuvent manipuler la foule, s'ils le souhaitent ; et même si l'oraison funèbre ne semble pas communiquer des sentiments dangereux, il est frappant d'observer comment l'émotion peut envahir un auditoire dès lors qu'il est nombreux, et imperceptiblement ancrer des idées dans une foule. L'orateur, pour le besoin de la cause, altère la réalité de l'histoire ; il ne se soucie que très peu des faits, et l'éloquence et la persuasion se dispensent très bien de la vérité. On comprend pourquoi un esprit aussi sceptique que celui de Voltaire ait pu dire, dans Le siècle de Louis XIV : « Quand on lit son oraison funèbre [de le Tellier, par Bossuet], et qu'on la compare avec sa conduite, que peut-on penser, sinon qu'une oraison funèbre n'est qu'une déclamation ? ». L'oraison funèbre n'est donc pas un jugement objectif et juste sur une personne ; ses finalité sont tout autres ; et ce sont ces finalités, que servent l'éloquence de l'orateur, qu'il nous faut désormais éclaircir.

L'oraison funèbre, nous l'avons vu, en tant qu'elle est une pièce de rhétorique, peut susciter de grandes émotions, et influencer un auditoire. Mais vers quoi ces émotions sont-elles dirigées et quelles idées l'orateur souhaite inspirer à la foule ? Les premières oraisons funèbres, celles de l'antiquité grecque, nous l'indiquent plus que les suivantes : elles ont essentiellement un but politique. Cela est d'autant plus visible lorsque qu'on s'intéresse aux personnes faisant l'objet d'une oraison funèbre : ce sont toujours des hommes célèbres, ayant joué un grand rôle dans la vie publique ; ainsi Périclès célèbre les soldats morts au combat, Bossuet exalte les actions du Grand Condé, et Malraux glorifie le sacrifice du chef de la Résistance, Jean Moulin. Ce ne sont pas des personnes particulières dont l'orateur fait l'apologie, mais des personnes que tous les citoyens connaissent parce qu'ils ont joué, d'une manière ou d'une autre, un rôle éminent dans la vie politique de l'État. Dans l'oraison funèbre de Périclès, rapportée par Thucydide dans la Guerre du Péloponnèse, l'éloge de la cité athénienne et de ses principes est ce qui frappe le plus ; les exploits guerriers sont vantés tout comme l'égalité des citoyens au cœur de la démocratie athénienne ; le goût de la liberté et la beauté sont célébrés ; toutes les vertus semblent être l'apanage des athéniens, et Périclès va jusqu'à dire, dans cette formule restée célèbre : « En un mot, je l'affirme, notre cité dans son ensemble est l'école de la Grèce ». L'apologie d'Athènes est trop intéressée et trop hyperbolique pour ne pas être jugée excessive par les amis de la vérité ; il faut être naïf pour croire que les athéniens sont aussi parfaits que Périclès le proclame ; ici comme ailleurs, l'exigence rigoureuse de vérité cède devant les intérêts de la cité. D'ailleurs, Platon n'accorde t-il pas, dans sa République, le droit de mentir aux dirigeants de la cité ? Pour autant, il ne s'agit pas ici d'une grossière propagande ; il s'agit plutôt d'une fervente exhortation pour tous les citoyens à aimer sa patrie, à croire en ses forces, le but étant de célébrer le meilleur de la cité pour que celle-ci puisse s'affermir et se fortifier. De même, Anatole France, dans son éloge funèbre d'Émile Zola, célèbre l’œuvre, bien sûr, mais également le courage dont il a su faire preuve dans l'affaire Dreyfus, courage qui a rehaussé la France jusqu'à sa dignité et qui a donné aux Français un nouvel élan vers le devoir de justice. L'oraison funèbre n'est pas seulement l'éloge d'un grand personnage, c'est également et surtout l'éloge d'un citoyen, éloge qui inclut la patrie tout entière. Marmontel dit très bien : « L'impression que font sur les âmes de grands exemples retracés avec une vive éloquence, sont les principes d'utilité sur lesquels a été fondé dans tous les temps l'usage des oraisons funèbres. » L'État a besoin de ces éloges ; il serait trop facile de les mépriser au nom de la vérité.

Le christianisme a donné un nouvel aspect à l'oraison funèbre que ne pouvait pas avoir celles de l'antiquité ; avec les orateurs chrétiens, l'oraison funèbre prend un sens moral. Cela est tout à fait visible chez Bossuet, où les vertus personnelles, qui ne sont pas utiles à la patrie, prennent une grande importance ; plus encore que le courage, c'est la piété, c'est la simplicité des mœurs, c'est la modestie qui est célébrée. Le but de l'oraison funèbre est alors de fournir aux auditeurs un modèle émouvant de bonne vie chrétienne ; il faut inciter les hommes à suivre l'exemple que constitue la vie décrite par l'orateur. Bossuet, à la fin de l'une de ses oraisons résume bien cet objectif : «  Quel fruit faut-il tirer de ce discours ? Ah ! Messieurs, je ne suis monté en cette chaire que pour vous proposer ses vertus pour exemple. Heureux seront ceux qui vivront comme il a vécu ! Heureux seront ceux qui pratiqueront les vertus qu'il a pratiquées ! Heureux seront ceux qui mépriseront les charges et les titres que le monde recherche ! Heureux seront ceux qui retranchent les choses superflues ! Heureux seront ceux qui ne s'enivrent pas de la fumée du siècle ! Heureux seront ceux qui ne vont pas se plonger dans la boue des plaisirs du monde ! » Ces puissantes exhortations ne peuvent être efficaces que si la vie de l'homme dont on fait l'éloge a été, au préalable, épuré de tous ses péchés ; pour qu'un modèle morale soit constitué, il faut, encore une fois, brusquer la vérité des faits, pour élever la personne jusqu'au rang d'exemple à suivre. Les oraisons funèbres de Bossuet complètent ses sermons ; la finalité de ces discours est la même : élever la foule, grâce à un style sublime, jusqu'à la grandeur de la vie chrétienne.

Par suite, les oraisons funèbres, envisagées de ce point de vue, prennent également un sens religieux qui n'est pas à négliger. La mort de quelqu'un, a fortiori si cette personne est célèbre, permet d'insister sur la vanité de tous les honneurs, et sur la nécessité d'acquérir un véritable mérite, qui n'est pas le mérite que l'on acquiert sur la terre, mais aux cieux, après la mort. Bossuet cite sans cesse l'Ecclésiaste pour appuyer son propos, car il veut montrer que tout ce qui est sur la terre est soumis au même destin, il veut écraser le genre humain en lui montrant son sort inévitable : « Je veux dans un seul malheur déplorer toutes les calamités du genre humain, et dans une seule mort faire voir la mort et le néant de toutes les grandeurs humaines. » Mais Bossuet écrase l'homme dans le seul but de lui faire voir comment il peut s'élever, par la vie vertueuse et par la vie spirituelle ; et c'est en rappelant l'immortalité des âmes, c'est en répétant que les justes seront sauvés par Dieu qu'il console les hommes émus par la mort, parfois soudaine, d'une personne de valeur. L'oraison funèbre est par là,une leçon de religion ; et il faut sans doute s'interroger sur le sens profondément religieux de l'acte consistant à ne retenir, après la mort de quelqu'un, d'oublier ses défauts pour n'en retenir que les qualités.

L'oraison funèbre oscille sans cesse entre la grandeur de l'homme, par l'apologie qui en est fait, et la misère de l'homme, par son néant qui lui est rappelé. En lisant Bossuet, on ne peut s'empêcher de penser à Pascal : « S'il s'abaisse je le vante, s'il se vante je l'abaisse, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible ». Grandeur de l'homme de mérite qui s'est battu pour sa patrie ; misère du même homme qui, malgré ses vertus, meurt prématurément au combat. Grandeur d'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, qui, malgré sa jeunesse, unissait toutes les qualités et promettait le meilleur pour l'avenir ; misère d'Henriette, arrachée soudainement à la vie sans qu'elle le méritât : « Madame se meurt ! Madame est morte ! ». Et pourtant, en fin de compte, ce n'est pas la tristesse qui domine les oraisons funèbres, mais la majesté, la dignité, la grandeur ; tout se passe comme si la puissance de l'art oratoire et de la commémoration engendrait une élévation non seulement du mort, mais également du vivant pensant à celui-ci. C'est que derrière le mort se trouve l'homme rendu en quelque sorte immortel par le vivant qui le purifie et l'élève par l'esprit.

Dans La cité antique, Fustel de Coulanges décrit l'ancestral culte des morts, fondation de toute religion ; ce culte consiste à élever au rang de divinité les ancêtres de la famille, c'est-à-dire que les vivants, en rendant sacrés les morts, n'en retiennent que les vertus, et les érigent en modèles de vie ; qui ne mène pas une vie vertueuse est non seulement vicieux, mais est également impie en ce sens qu'il ne respecte pas le modèle de ses ancêtres. Ce phénomène, que l'on retrouve dans l'oraison funèbre, semble universel : après la mort de quelqu'un, les vivants évoquent sa beauté et sa force, et non sa faiblesse ou sa laideur. C'est ce qu'évoque avec ironie Georges Brassens dans Le temps passé : « Une fois qu'ils ont cassé leur pipes / on pardonne à tous ceux qui nous ont offensé / les morts sont tous des braves types. » Il est courant de blâmer l'hypocrisie de cette attitude consistant à célébrer un individu malgré ses défauts, malgré qu'on ait eu des différends avec cet individu ; mais l'attitude cynique est facile et ne mène pas loin, c'est une attitude de demi-habile ; il y a, dans ce mépris des éloges funèbres, une ignorance du principe de la piété, qui consiste à s'élever vers le supérieur par la purification. La piété ne juge point ; elle élève. Alain, dans ses Préliminaires à la mythologie, insiste sur le fait que ses éloges ne sont pas arbitraires : « Ainsi nous honorons des vertus qui n'ont point existé ; mais ce n'est pourtant pas arbitraire ; l'un avait le courage et la force, l'autre la finesse, la prudence et le conseil ; tous avaient de beaux moments ; en sorte que l'amour ne se trompe pas plus ici qu'à l'égard des vivants eux-mêmes ; car, cherchant le meilleur, il cherche en somme ce qu'il y a de réel dans ces ombres incohérentes. » Les sociétés sont fondées sur la famille, le respect et l'admiration des morts ; ceux-ci, quoique disparus, ne continuent pas moins d'exister dans l'esprit des vivants, bien que ce soit sous une forme purifiée, améliorée. La formule d'Auguste Comte est célèbre et en dit beaucoup : « Les morts gouvernent les vivants ». Ces morts sont les vivants qui sont disparus, et qui, pour cela même, sont grandis ; en eux, nous voyons le meilleur de nous-même ; nous ne regardons pas l'homme particulier, mais la grandeur de l'Homme universel. Dans les oraisons funèbres, nous voyons sans cesse ce passage du particulier à l'universel faisant que nous nous sentons concernés par ces êtres qui sont pourtant morts il y a plusieurs siècles.

L'oraison funèbre ne doit pas être considérée comme une simple et hypocrite obligation sociale ; cette vue ne fait pas voir l'essentiel. Derrière l'exercice de rhétorique et la puissance dangereuse de l'orateur se trouvent le politique, la morale, la religion  ; ou, plus exactement, l'oraison funèbre présente un élan fervent vers le politique, la morale, la religion et tous les intérêts de l'Homme. Ce n'est pas un homme particulier que célèbre l'orateur lors des funérailles, c'est l'humanité tout entière, qui est comme reflétée par le mort grandi et purifié par les vivants. L'oraison funèbre anoblit et anime les vivants ; tel est son sens profond, telle est sa raison d'être. Malraux a tout dit lorsqu'il écrit : « Le tombeau des héros est le cœur des vivants. »

18 avril 2012

CXCV

Il est difficile de se rendre vraiment propres toutes les connaissances que l'on a pu recevoir dans le cours de l'éducation. Une partie s'efface de la mémoire, et plus de facilité pour les acquérir par une nouvelle étude est presque le seul profit qu'on retire d'une première instruction.

– Condorcet

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La grande majorité des hommes se contentent d'une première instruction, et négligent la forte impulsion prodiguée par celle-ci en se plongeant le plus rapidement possible, comme le veut notre société, dans des divertissements stupides qui sont nuisibles au maintien de l'esprit critique. Ce qui n'est vu qu'une fois ne s'ancre pas ; pour être marqué par une idée, il faut la ressasser. C'est dire que la jeunesse ne permet point d'acquérir une sagesse véritable, mais seulement les fondements plus ou moins solides sur lesquels nous nous appuirons dans les différents âges de notre vie. Peut-être que la sage vieillesse commence lorsqu'on répète volontairement les mêmes expériences, lorsqu'on peut, à partir d'une nouvelle perspective, aborder différemment une intuition de jeunesse. Les peintres ne changent pas beaucoup de style, pas plus que les écrivains ; et les philosophes ne cessent pas de développer, sous des formes variées, une même intuition primordiale. 

Il y a un temps pour la découverte du monde, temps vivace et allègre, et il y a un temps pour la méditation, la rumination, et la digestion du savoir, temps que je me figure plus majestueux, plus calme, plus nuancé ; ce sont deux bonheurs différents. Alain, vers la fin de sa vie, avait lu des dizaines de fois La Chartreuse de Parme : voilà une anecdote qui suffit pour comprendre qu'on à affaire à infiniment plus grand que soi. On s'écrase devant une telle instruction décuplée. 

 

17 avril 2012

CXCIV

La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.

– Wittgenstein

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Ce n'est pas souvent que je trouve mon bonheur dans Wittgenstein. J'aime cependant ces moments forts où l'austère philosophe, implacable, réduit au néant, non seulement les élucubrations des théologiens masqués, mais également le vain objectif métaphysique qu'ils poursuivent. Cette annihilation est apaisante. La philosophie excite davantage l'angoisse qu'elle ne l'adoucit, parce qu'elle perd son énergie à inventer de faux-problèmes angoissants ; et c'est à la philosophie encore de réparer ses torts en dévoilant le caractère artificiel des problèmes qu'elle s'est amusée à se poser. Le vrai problème de la philosophie est qu'elle n'a pas conscience qu'elle ne fait que de s'amuser à poser des problèmes ; elle se prend trop au sérieux, d'où angoisse, tristesse, et complexe d'infériorité vis-à-vis des sciences positives, qui n'ont point de raisons de douter d'elles-mêmes. 

La plupart des philosophes sont des métaphysicien angoissés. Je peine à supporter ce fait, car je méprise l'angoisse métaphysique, et la considère comme le fruit des esprits oisifs et faibles. Je m'efforce donc de comprendre, de sympathiser avec ces hommes anxieux, contre mon naturel étranger à toutes ces sottises ; il le faut. Rien de ce qui est humain ne m'est étranger ; sans cela, comment moi, joyeux matérialiste, ne songeant par moi-même pas même une seconde aux tourments des boursouflés de métaphysique, prendrais-je plaisir à comprendre les doctrines tordus de tous ces habiles spéculateurs qui peuplent l'histoire de la philosophie ? Ce n'est que lorsque ces puériles angoisses se mêlent à une inélégance et à une prétention méprisable que je fais non de la tête, et que je ne puis pas avancer sans répulsion dans ce qui m'apparaît comme un univers affligeant, répétitif, et répugnant ; ainsi d'Heidegger, qui a causé tant de torts à la philosophie contemporaine. J'attends le livre qui démolira cette idole aussi ennuyeuse que nuisible, aussi accablante que moche. 

Ce qui m'immunisera toujours contre cette engeance de tristes et faibles métaphysiciens, ces misérables tchandalas de la spéculation, c'est ce constat sur moi-même : je ne suis pas plus un être-pour-la-mort qu'un pigeon est un dasein.

16 avril 2012

CXCIII

La vengeance procède toujours de la faiblesse de l'âme, qui n'est pas capable de supporter les injures.

– La Rochefoucauld

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La fiction embellit les passions. La raison de cela n'est point difficile à trouver : c'est que les passions sont les ressorts de l'action. Sans elles, point de drames, point de romans, point de héros. Aussi, le créateur, en inventant une histoire ou en reprenant à sa manière propre un mythe ancien, rend, par tous les procédés de son art, la passion puissante, souveraine, sublime. L'iliade, c'est la colère d'Achille : passion basse magnifiée, élevée ; irritation devenue moyen de déploiement épique génial. Il est donc rare que l'art ne célèbre pas, sous une forme ou une autre, les passions, bien que, et c'est ce qui échappe au vulgaire, celle-ci soient toujours épurées, sublimées dans les oeuvres d'art dignes de ce nom, sans quoi elles ne prodigueraient cet étrange sentiment d'apaisement, sans quoi il n'y aurait tout simplement pas de catharsis. Les oeuvres réellement belles n'excitent point les passions, mais donnent l'expression la plus parfaite de leur mouvement : l'inégalée esthétique de Schopenhauer aide à comprendre ce point.

Il en va autrement pour les oeuvres inférieures, et notamment celles du cinéma ; là, les passions ne sont pas épurées, mais rendues spectaculaires, envoûtantes ; là, la fiction réellement ment, et suscite des effets souvent nuisibles. On ne compte plus les films de vengeance, sentiment fort utile au cinéma pour mettre en scène un héros charismatique animé par un violent désir de buter du monde, donc de produire du spectacle. Ces films rendent la vengeance sympathique, et le spectateur souvent confond, dans son excitation, vengeance et justice ; il n'y a pas de confusion plus dangereuse. Cette confusion naît ainsi : on nous présente un héros aimable et charismatique, on nous montre de cruelles injustices qu'il doit subir, enfin on rend abominables, détestables, grossiers ses ennemis, faisant qu'on en vient, comme le héros, à désirer la mort des connards dont on a, durant le film, vu toute l'ignonomie sans grâce. Dans Le vieux fusil, modèle du genre, Philippe Noiret n'est pas seul à vouloir tuer les nazis responsables de la mort tragique de sa famille ; le spectateur l'appuie, l'encourage, et se réjouit pour lui de ses succès. Par ailleurs, l'exécution de la vengeance, du fait de la mise en scène, est agréablement spectaculaire, ce qui n'est jamais le cas de la vengeance réelle, qui est d'une tristesse évidente mais également d'une laideur répugnante. Dans le réel, l'effet avilissant des passions n'est point composé par une habile mise en scène ; ce n'est que désordre, humeur, et expression de faiblesse. En regardant Kill Bill, le spectateur ne se contrôlant pas peut en venir à croire que la vengeance donne des forces, qu'elle permet à Béatrix Kiddo de se surpasser, comme si l'intensité du désir de vengeance rendait vraisemblables les exploits les plus incroyables. Nous sommes forcément excités en regardant Unglorious Basterds, car nous attendons, impatiemment, les scènes de vengeance jubilatoires : nous approuvons le spectacle un peu grossier de Shosanna Dreyfus, nous méprisons son fatal et stupide attendrissement, nous apprécions la scène finale, laquelle est encore une vengeance exprimant le triomphe de la vengeance sur tous les autres valeurs, sur l'histoire, sur la gloire, sur la manipulation, sur la sincérité. La vengeance est exaltée et communiquée sans la magie rédemptrice de l'Art.

La mariée était en noir de Truffaut, plus proche de l'art, où la bassesse de l'action est relevée par la qualité de l'expression et la fuite du spectacle grossier, n'a pas ces défauts flagrants qui donneraient raison à la suspicion de Platon à l'égard des créateurs de fictions. La cousine Bette, d'un tout autre genre et d'une tout autre puissance créatrice, est un roman qui fait voir, sans ornements divertissents, la vérité du désir de vengeance, qui est ramenée à sa juste valeur de passion triste et pitoyable. Mais combien regardent les films impressionnants de Tarantino sans avoir jamais lu un Balzac de leur vie ?

15 avril 2012

CXCII

Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre impor­tance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et dis­tinctement.

– Descartes

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La neuvième règle des Règles pour la direction de l'esprit insiste sur un point de la méthode caractéristique de la méthode cartésienne, à savoir qu'il faut s'efforcer, pour atteindre la vérité, de commencer par le plus facile : ce n'est qu'ainsi que l'homme apprend à utiliser au mieux l'intuition et l'induction, lesquelles sont les deux seules opérations de l'entendement selon Descartes. Saisir la vérité par intuition est une opération qui demande de l'exercice et de l'entraînement ; cet entraînement permet notamment de développer la vertu de la perspicacité, que Descartes place à un haut rang. 

Quoique l'intuition, par définition, soit une opération donnant accès à la connaissance d'une vérité évidente, l'usage de cette opération n'est pas en elle-même entièrement évidente et sans poser de problèmes. De fait, partir de l'intuition pour aller vers la vérité ne va pas de soi, et la plupart des hommes, alors qu'ils possèdent tous cette capacité de former facilement un concept simple et certain d'une chose, s'engouffrent, lorsqu'ils cherchent la vérité, dans des complications inutiles, des chemins complexes et enchevêtrés se mêlant vainement les uns les autres, comme s'il ne disposait pas ou du moins comme s'il ne savait pas se servir de l'intuition, opération qui est pourtant le fondement, selon Descartes, de la connaissance. En vérité, les hommes ne sont pas habitués à se servir de l'intuition, c'est-à-dire qu'ils ne s'exercent pas à utiliser cette capacité de leur entendement, un peu comme le sédentaire qui ne s'exerce pas physiquement et dont le corps s'affaiblit du fait de cette inertie physique ; les facultés ne sont jamais entièrement et définitivement données, il faut les exercer pour qu'elles deviennent le plus efficace possible. L'homme, s'il est doué de raison, stagnera toujours dans l'irrationalité s'il n'emploie pas cette raison et s'il ne la développe pas, ce qui ne peut se faire qu'en la déployant concrètement ; de façon générale, une capacité ne peut devenir effective qu'à la condition qu'elle ne demeure pas à l'état de puissance et qu'elle devienne acte ; d'où l'on voit la vérité du proverbe : « C'est en forgeant qu'on devient forgeron », proverbe qui s'applique aux activités manuelles comme aux activités intellectuelles. Descartes semble particulièrement conscient de ce problème, et c'est pourquoi il indique un moyen de développer cette capacité à saisir les choses clairement et distinctement par l'intuition, à savoir  qu'il faut tourner le regard entier de l'esprit vers les choses très petites et très faciles, c'est-à-dire qu'il faut s'appliquer à ce que notre intelligence, devant être la plus attentive et la plus pure possible, s'exerce d'abord non vers ce qui est difficile et complexe, mais vers ce qui est le plus à la portée de notre entendement : en somme, il faut adopter une démarche progressive, ce qui convient à toutes les méthodes : comme le tireur à l'arc qui, à mesure qu'il progresse, s'éloigne de plus en plus de sa cible, l'homme désireux de trouver la vérité doit commencer par considérer ce qui lui est le plus accessible.

La capacité de voir distinctement chaque chose n'est pas une capacité réservée aux seuls hommes de science ; ce serait limiter à tort la sphère d'action de l'entendement, considérée de façon générale comme la faculté de comprendre, que les hommes emploient dans les activités les plus simples, les plus banales, ou dans les activités semblant surtout fondées sur l'usage du corps. L'homme ne saurait être habile sans comprendre en les distinguant les diverses choses auxquelles il se confronte dans ses activités, et la perspicacité est une vertu qui dépasse le strict domaine intellectuel ; ce qui est d'autant plus évident si l'on pense que la force spécifique de l'homme réside en son intelligence, laquelle consiste précisément, selon Bergson, dans la capacité à opérer des distinctions puis à établir des rapports entre les choses en vue de préparer au mieux l'action concrète. Descartes, en montrant la manière dont il faut se servir de l'intuition en la comparant avec la vue, fait bien voir que la perspicacité est une qualité dont aucun homme ne peut se passer et qu'elle peut être développée par tous, indépendamment de la sphère de la science : celui qui veut tout regarder ne regarde rien, car il faut que le regard soit concentré sur un point déterminé et précis pour avoir un regard perspicace : ainsi, il est impossible d'analyser un tableau si l'on se contente de le regarder de façon générale, sans s'attarder sur des aspects précis. Comme regarder sans concentrer son regard revient à avoir une vision vague et floue d'une chose, penser à un ensemble de choses de façon trop générale, sans les distinguer et les décomposer, revient à penser confusément ; il s'agit plus d'une rêverie sans objet déterminé que d'une recherche rigoureuse par l'entendement, et il n'y a nulle perspicacité contenue dans cette façon de penser qui en voulant trop étreindre n'embrasse rien. On comprend encore mieux l'analogie faite entre la vue et la saisie intuitive des choses si l'on pense que la perspicacité, venant du latin perspicax signifie d'abord avoir la vue perçante, être clairvoyant. La comparaison avec l'artisan s'avère également tout à fait parlante ; car s'il y a un homme qui, quotidiennement, dans son activité, doit faire preuve de perspicacité, c'est-à-dire être capable de concentrer son attention sur un point précis et par là faire preuve de pénétration d'esprit, c'est l'artisan, qui, au travail, doit procéder avec méthode, exécuter des gestes rigoureux, et surtout ne pas égarer son attention ailleurs, ce qui serait favoriser les erreurs et les maladresses. On remarque ainsi qu'un réparateur compétent, et peu importe son domaine de spécialité, est capable de repérer aisément la cause du problème ; en se concentrant sur l'objet en question, il voit la petite faille, le petit détail responsable du dérèglement de l'ensemble, ce qui est proprement faire preuve de perspicacité. Il apparaît ainsi qu'il n'y a guère d'activité humaine où la perspicacité, la pénétration d'esprit, la capacité à distinguer les choses, à concentrer toute son attention sur un point précis, ne soient requises ; il semblerait donc qu'il n'y ait rien de bouleversant et de contraire au sens commun dans le fait d'encourager la vertu de la perspicacité.

Cependant, si tous les hommes dirigeaient spontanément leur effort dans l'acquisition de la perspicacité et s'efforçaient de suivre la méthode consistant à partir de ce qu'il y a de plus facile, il n'y aurait nul besoin d'insister autant sur ce point ; si Descartes le fait, c'est qu'il constate une tendance, un défaut abondamment répandu parmi les hommes qui consiste à préférer ce qui est difficile à ce qui est simple. En effet, tout se passe comme si les hommes éprouvaient une fascination pour le mystère et les raisonnement inutilement compliqués ; ils admirent plus aisément les argumentations alambiqués, qui leur apparaît peut-être comme une preuve de virtuosité, comme s'il était probable que la vérité, pour être conquise, devait emprunter des chemins tortueux et dont les voies sont impénétrables pour le commun des hommes. Il y a là un préjugé que Descartes s'efforce toujours de combattre, à savoir que le simple et le facile ont moins de valeur que le complexe et le difficile ; thème cher à Descartes, qui ne cessa pas d'insister dans toute son œuvre sur l'accessibilité de la connaissance, sur le bon sens commun à tous, et même sur la plus grande facilité qu'a l'ignorant de fonder sur des principes sûrs la science vraie que le savant, qui doit, quant à lui, se débarrasser au préalable de tous ses préjugés acquis par la lecture d'ouvrages remplissant la mémoire de raisonnements tordus, comme on peut le voir dans La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, dialogue inachevé mettant en scène Eudoxe montrant à l'ignorant Poliandre, contre Épistémon, qui porte bien son nom, le moyen de conquérir lui-même et facilement les grandes vérités essentielles. 

Plus que tous les autres, Descartes forme l'esprit. Ses tourbillons fantasques sont oubliés et moqués, mais sa méthode, par l'effet fécond qu'elle produit sur l'entendement, ne perdra jamais sa majesté et sa pertinence.

14 avril 2012

CXCI

L'entêtement pour l'astrologie est une orgueilleuse extravagance. Nous croyons que nos actions sont assez importantes pour mériter d'être écrites dans le grand-livre du Ciel. Et il n'y a pas jusqu'au plus misérable artisan qui ne croie que les corps immenses et lumineux qui roulent sur sa tête ne sont faits que pour annoncer à l'Univers l'heure où il sortira de sa boutique.

– Montesquieu

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La pensée théologique règne. Il semblait raisonnable de penser que les ancestrales superstitions se dissiperaient petit à petit avec le progrès de la science positive ; il n'en fut rien. Nous ne pouvons plus être aussi optimistes qu'au temps où l'on découvrait les vertus de la science et où l'on commençait à peine à propager nos connaissances ; désormais, nous sommes contraints de penser que la superstition régnera probablement toujours sur les hommes. La célèbre loi des trois états d'Auguste Comte est pertinente, mais nous aurions tort de la généraliser outre mesure, et de rêver que tous les hommes atteindront l'état positif, et ce d'autant plus que l'esprit scientifique se mêle admirablement bien à la superstition et à toutes les formes de la pensée théologiques ; un scientifique n'est que rarement exempt de pensée magique ; et Spinoza avait compris que les idées fausses s'enchaînaient avec autant de nécessité que les idées vraies. L'astrologie règne donc aujourd'hui comme hier, et les charlatans dominent les faibles d'esprit avec toujours autant d'aise qu'auparavant. La folie de voir son destin dans les astres, au mépris de toute forme de rationalité, est toujours à la mode, et les magazines et les radios ne se gênent pas pour exploiter à leur guise la naïveté des hommes. 

Montesquieu insiste sur un point trop peu mis en valeur : le risible orgueil qu'il y a dans la croyance en une influence des astres sur la vie des hommes. Mais il ne s'agit pas d'une spécificité de l'astrologie ; que l'on s'amuse à regarder attentivement la pensée théologique, sous ses formes les plus variées, et toujours, derrière toutes ces aberrations, l'on trouvera l'orgueil de l'homme. Il croit sincèrement que tout tourne autour de lui, astres, dieux, et la nature elle-même. Ils imaginent des créatures divines, à la puissance sans bornes, qui passeraient leur temps à regarder les hommes, et à se sentir offensé par leurs actions. Des êtres supérieurs, sans doute, auraient bien autre chose à foutre que de contempler le tumulte répétitif des hommes en se sentant affecté par les gestes les plus insignifiants des hommes ; et c'est bien là de l'orgueil. La croyance même en une destinée est signe d'orgueil ; c'est croire que l'univers se soucie de nous, que quelqu'un ordonnerait le cours de notre petite vie misérable.

On pourrait réfuter toutes les extravagances des superstitieux en rendant manifeste le péché d'orgueil à l'origine de tous ces systèmes de sottises. Par ce procédé, les religions n'en sortiraient pas tout à fait indemnes ; mais la vraie religion n'a point tant d'orgueil. 

13 avril 2012

CXC

On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

– Pascal

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Le bon sens a une fois de plus raison sur les philosophes et les théologiens, car c'est précisément le contraire qui est vrai, à savoir que nous n'aimons jamais des qualités, mais uniquement des personnes. Aime-t-on une femme pour la couleur de ses cheveux, sa douceur, la taille de sa poitrine, l'inflexion de sa voix, sa générosité ? Non ; car quantité d'autres femmes possèdent des qualités semblables et ne nous inspirent que de l'indifférence, voire de l'aversion ; non, car alors l'amour serait prévisible et répétitif, analysable et décomposable comme un problème mathématique. Les personnes que nous aimons ne sont pas uniformes, elles possèdent des vertus et des défauts différents, ce qui fait clairement voir que ce n'est jamais telle qualité précise abstraitement isolée que nous aimons en quelqu'un, et qu'il n'y a que par un raisonnement sophistique que l'on peut aboutir à la provocatrice conclusion de Pascal.

Si nous n'aimons pas des qualités, qu'aimons nous ? L'acte d'aimer est si simple, et notre raison, avec ses catégories rigides et sa manie d'exécuter des coupes abstraites dans une totalité mouvante, se fourvoie facilement. Une personne ne se décompose point ; elle se fait percevoir, sentir, aimer. Une personne est une totalité, non la somme de parties que l'on peut distinguer. Ce qui nous plaît en la femme aimée, ce n'est point cette voix, cette chevelure ou cette espièglerie, c'est l'ensemble concret, vivant, singulier, irréductible qu'elle constitue ; ce n'est pas la somme de ses qualités, mais le je-ne-sais-quoi charmant qu'elle est à chaque instant. C'est pourquoi nous aimons des êtres pour leurs défauts eux-mêmes ; c'est que nous aimons tout en eux, et ce n'est pas la considération de qualités négatives que nous découvrons en eux qui affaiblira notre amour. Par là nous comprenons pourquoi essayer d'expliquer un amour est un exercice vain : car pour expliquer, nous devons déplier abstraitement l'être, ce qui nous fera inévitablement manquer le presque-rien, c'est-à-dire l'essentiel, c'est-à-dire le charme réel de la personne vivante, non décomposée.

Nous n'avons donc pas tort de nous moquer de ces naïfs qui croient avoir réduit au néant l'amour, quand ils n'ont révélé que la faiblesse de la raison, et, imperceptiblement, la puissance de la sensibilité. Et Montaigne, en cherchant à comprendre son amour pour La Boétie, a écrit la plus belle phrase du monde, qui se comprend instantanément par tous, sans commentaire superflu : Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

12 avril 2012

CLXXXIX

Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'être, et ma paresse était moins celle d'un fainéant que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure.

 – Jean-Jacques Rousseau

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Sentir que nos efforts ont leur fin en quelqu'un d'autre que nous-mêmes, ou, ce qui est pire, en une institution étrangère à nous, sorte de froid organisme sans vie qui s'impose à nous, alors que, conséquence non de l'égoïsme mais du naturel amour de soi, c'est toujours la vue de notre réalisation personnelle, de notre épanouissement propre que nous poursuivons en déployant notre énergie ; sentir cela, c'est s'immerger dans un marais sinistre qui entrave notre volonté, l'enlaidit, l'affaiblit, la corrompt. Quand un autre nous commande, et a fortiori si nous n'avons point d'affection pour celui qui veut nous diriger, nous ne sentons que la contrainte, et ne pouvons voir dans toute sa valeur le but de l'action ordonnée. 

L'homme est un animal difficile. Il peut être le plus travailleur des animaux, mais également le plus paresseux d'entre-eux ; c'est qu'il doit vouloir pour agir, qu'il ne peut se contenter d'écouter son instinct, et c'est pourquoi, à proprement parler, l'abeille ne travaille pas, n'est jamais fainéante, fait toujours ce qu'elle doit faire, sans passer par l'intermédiaire d'une volonté. L'homme qui ne sait pas vouloir ne fait rien ; il se laisse aller, passif, demi-humain, piteux. Et vouloir est chose difficile ; ce n'est point un art qu'on acquiert comme on apprend une langue ; c'est un apprentissage qu'il faut recommencer tous les jours. Vouloir est difficile, oui ; et non tant à cause des obstacles parsemés sur le chemin à accomplir, qu'à cause des conditions qui nous sont imposées, conditions étrangères à nous qui tendent à rendre l'objectif suivi étranger lui aussi. Et l'on ne se bat point pour ce qui nous est étranger. D'où l'on comprend que la grande qualité du pédagogue est d'imposer des contraintes qui peuvent être désirées par les élèves, ce qui est possible en leur faisant comprendre l'intérêt réel et personnel qu'ils auraient à respecter ces contraintes pourtant extérieures, et en s'efforçant de rendre attrayantes ces contraintes : le pédagogue réussi est un habile séducteur.

Il y a des hommes qui ont un instinct de liberté qui crie fort, si fort que les voix faiblardes du devoir extérieur viennent à peine jusqu'à eux ; ces amoureux passionnés de l'indépendance peinent à travailler sous les ordres d'un maître quel qu'il soit ; s'ils l'écoutent, s'ils suivent l'exigence d'un maître, celui-ci est admirable, ils ne veulent pas le décevoir, et encore s'étonnent-t-ils eux-mêmes du peu d'enthousiasme qu'ils ont lorsqu'ils s'efforcent de travailler pour un maître qu'ils estiment plus que tout. S'ils jugent mal et trop rapidement, ils se condamneront et se trouveront fainéants. Mais ce n'est point cela ; ils sont férus d'indépendance, voilà tout ; et la preuve est qu'ils sont bien plus laborieux lorsqu'ils ont du temps libre, lorsqu'ils n'ont pas à subir les contraintes des cours, et qu'ils peuvent jouir sans entrave aucune de la plaisante et sans doute exigente contrainte qu'ils se donnent eux-mêmes. Ils travaillent, oui ; mais autonomes, sans quoi l'ennui est trop fort, ils s'endorment devant ces absurdes contraintes extérieures qu'ils ne peuvent choisir et qu'ils prennent comme des barreaux de prison, trop visibles, trop exaspérantes. Sous l'influences des autres, ils traînent, ils peinent ; seuls, ils vont allègres, et vite, et bien. 

Le cas Jean-Jacques est le plus exemplaire, qui peinait clairement à faire ce qu'on exigeait de lui, alors que, animé par son seul désir, paisible et libre à l'Hermitage ou à Montmorency, il écrit des chefs-d'oeuvres. Mais non, ce n'est pas le meilleur exemple ; il fut songer aux Rêveries du promeneur solitaire, lorsque Jean-Jacques, absolument libéré du regard des autres, ne songeant qu'à lui-même, ne vivant que pour lui-même, écrit avec un bonheur d'écriture que l'on ne retrouve dans aucune autre de ses oeuvres, et difficilement chez d'autres écrivains. Pourtant, ces rêveries parfaites sont le fruit d'un travail, comme les deux discours ; mais c'est un mouvement spontané et heureux, un effort voulu par soi, et juste soi. L'effort libre est heureux.

11 avril 2012

CLXXXVIII

Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel.

 – Paul Valéry

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Par là est décrit, et saisi avec une extrême acuité, non seulement la désillusion inévitable de la cristallisation amoureuse, mais également la lutte dramatique qui suit cette désillusion ; lutte de fantômes qui ne se touchent point, vaines tentatives de rendre l'autre conforme à son idéal, risibles controverses qui ne peuvent avoir d'issues heureuses. Presque toujours l'on voit suivre à l'amour passionné cette fâcheuse tendance à vouloir bouffer l'autre, se l'assimiler, se le faire entièrement sien, à nier son être profond en regrettant, nostalgique, un fantôme qui n'a jamais existé que dans le cerveau de l'amant ; syndrôme de mante religieuse. D'où cette conséquence difficile à accepter de l'amour durable, qui est de se résigner à céder les armes, et d'accepter l'autre, non comme un fantôme, mais comme cet être bien objectif qu'il est réellement. La perfection de l'amour est dans l'adhésion sans heurt à la différence irréductible de l'être aimé. Évidemment, l'amitié, inscrite peinarde dans le réel, n'a point ces inconvénients, et c'est ce qui fait sa force. 

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