Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Scolies
31 octobre 2011

XXV

Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n'aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur.

 Proust

monet_femme_ombrelle 

Proust a compris le désir, et mieux que personne ; Deleuze l'a admirablement souligné. Le désir est complexe ; il faut entendre qu'il est composé, qu'il constitue une multiplicité, qu'il n'est jamais un ou simple. Dire qu'on désire quelqu'un, sans préciser la composition de ce désir, c'est entretenir le flou, c'est parler abstraitement de son désir. Tout au contraire, dans le désir réel, notre attention est dirigée vers des endroits précis du corps, plus ou moins fantasmés.

Une jeune fille qui passe, c'est un défilement d'images, et ce défilement est déterminé par le cadre extérieur, qui constitue les modalités d'apparition du féminin défilement. Nous ne désirons pas directement quelqu'un, dans toute sa pureté ; nos rêves n'avancent pas animés par l'essence d'un être ; le cadre compte, tout ce qui est autour joue un rôle, et, en premier lieu, on s'en doute bien, le jeu infiniment varié de la lumière.

Rarement nous aimons un être tout entier. Non seulement nous exigeons des modifications, mais notre imagination, spontanément, produit ces modifications ; modifications liées à notre désir, qui se concentre en des points souvent précis. Qu'est-ce que serait ce visage, que je crois si beau, passant devant moi, si la lumière n'eût pas été ainsi ? Dans la pénombre, je veux parler de la pénombre d'indifférence, je n'aurais pas même remarqué ce visage. Dieu serait-il le maître de l'ombre et de la lumière, pour qu'il organise si mesquinement l'étonnant jeu du hasard des rencontres amoureuses?

Publicité
Publicité
30 octobre 2011

XXIV

Le baiser est la plus sûre façon de se taire en disant tout.

– Guy de Maupassant

 Francesco_Hayez_008

Oui ; aussi, lorsque nous embrassons, c'est souvent que nous ne savons que dire ou que faire ; nous sommes conduits au baiser. Je parle des baisers trouvant leur source dans la passion véritable, où les mots attraction, attirance, désir, fascination ont réellement un sens. En ce cas, le baiser, et surtout le premier, est à la fois inattendu, car imprévisible, et nécessaire ; nous nous demandons ce que nous venons de faire, nous essayons en vain d'en peser les conséquences – il est trop tard, nous sommes embarqués. Où ? Pour aller où ? Nous ne savons pas ; surtout nous ne savons pas ; mais nous y allons, et le chemin arrière n'est déjà plus envisageable.

Je relis cette phrase, et je trouve que ce qu'on y sent, c'est la supériorité de l'expression corporelle sur l'expression discursive ; en amour, le logos est vaincu d'avance, c'est le corps qui triomphe. La séduction préparée peut se faire avec des mots, soit ; mais quand l'amour réalisé commence, quand la passion joyeuse s'effectue tout de bon, le logos s'efface presque complètement pour laisser faire le corps. D'où l'on voit que dans le début de la passion réalisée, les récents amants heureux ne se parlent pas : en parlant, ils diraient à la fois trop et pas assez ; seules les lèvres, les regards aussi, et les sourires peuvent permettre une adéquate communication avec l'aimé. Les hommes à femmes souvent ne font que causer ; aussi, ils ne sentent pas l'amour véritable, l'amour heureux : leur plaisir vient uniquement du sentiment de victoire, et ils parlent, logifient frénétiquement pour glorifier cette victoire, ce qui les protège momentanément de l'ennui.

Un baiser se sent et ne s'explique pas ; un baiser ne se déplie pas ; il garde sa forme, il est beau, il est fier de sa nécessité, il chante les charmes de l'intuition plutôt que ceux du logos ; il est fort tel qu'il est, et c'est pourquoi il demeure si bien dans les souvenirs, si chatoyé, tandis que les belles phrases, vites dépliées et modifiées en soi, se perdent petit à petit dans notre intériorité.

29 octobre 2011

XXIII

Qu'il est difficile d'être content de quelqu'un !

 La Bruyère

 Autoportrait_Rembrandt

C'est l'une des ritournelles qui m'obsèdent le plus. Grand signe de génie que de pouvoir fixer un sentiment commun en une phrase si simple. Tous, sauf les ânes qui sont contents de tout, pourraient dire, gueuler, chanter cette citation de nombreuses fois dans la journée, tant le contact avec l'altérité n'est pas fait pour satisfaire nos espérances ; et je crois que cette insatisfaction est un bien. Il est bon de voir l'homme ne pas correspondre à nos attentes, de se tromper sur leur valeur ; il serait ennuyeux de toujours aimer ce que font les autres, de toujours approuver nos amis... Le véritable contentement (car il existe heureusement, ne médisons pas trop non plus de la nature humaine) perdrait de sa saveur sans nos âcres insatisfactions. Les hommes intéressants sont toujours des insatisfaits, des autres comme d'eux mêmes.

Il y a aussi une sorte de joie à voir les optimistes se leurrer, toujours de la même manière, puisque les hommes répètent plus qu'ils ne diffèrent ; à contempler leurs illusions, leurs espoirs incessamment brisés, et les regarder recommencer, souvent en recréant un idéal sur la personne qui vient précisément de prouver sa médiocrité. En vérité, les optimistes niais n'ont pas la lucidité ni la force de penser qu'il soit difficile d'être content de quelqu'un, et c'est la source de leur malheur ; nous autres, nous qui savons que le profond contentement ne va pas sans de lourdes exigences, sommes moins dupes et plus railleurs. La raillerie sauve de la misanthropie. Bénissons-là ! Donnons lui tous les sacrements ! Eau bénite sur la raillerie !... Je proclame solennellement que la raillerie est une activité sainte, et remercie sincèrement les raillés de pouvoir être raillés comme les fleurs remercient Dieu, l'arrosoir, et H20 de pouvoir être arrosées.

28 octobre 2011

XXII

Il ne faut faire aucune concession à la teutomanie.

 Schopenhauer

 C0026094_Martin_Heidegger__caricature_SPL

Cette phrase n'eût pas eu toute sa puissance si ce n'eût pas été un allemand, l'un des plus grands et le plus lucide de son siècle, qui l'avait écrite. Schopenhauer (Schopi pour les intimes) l'avait vu en branle, la teutomanie, il savait de quoi il causait, il en souffrait... Les piquants mots de Schopenhauer contre Fichte ou Hegel n'ont pas perdu leur agréable cruauté ; et son style, si peu allemand, continue à fouetter, par sa clarté et sa rigueur, tous les philosophailleurs, tous les fonctionnaires hégéliens, fichtéens, shellingéens (je ne sais s'il y a un mot plus élégant pour les désigner), en somme, tous les propagateurs de galimatias philosophiques. La formule de Schopenhauer est un cri de guerre et de ralliement éternel contre la grossièreté des schleus... L'absence de grâce, vice suprême des boschs... L'esprit de pesanteur, ennemi de Schopenhauer et de Nietzsche... Comment ne pas mépriser l'allure boiteuse de la pensée de Hegel, de Husserl, de Heidegger et de tant d'autres éminents philosophes dont le nom commencent, ce qui n'est sans doute pas un hasard, par un H ? Car la philosophie, avant tout, se sent ; des affects sont contenus dans les livres de philosophie ; mais quelle différence entre la grâce sévère du Monde comme Volonté et comme Représentation et la soupe conceptuelle, mille fois touillée, qu'est la Phénoménologie de l'Esprit !

Les teutons ont trop longtemps dominé la philosophie. L'allemand est parfois considéré, avec le grec, comme la figure du philosophe : c'est une infamie pour les grecs. Encore au XXème siècle, on vit trop de philosophes imprégnés de la bouillie teutonne, à l'instar du petit Sartre... Brumes, brouillards, nuages, dégagez de la philosophie ! Allez-vous en, concepts fumeux ! Nous voulons des phrases et des concepts fermes et lumineux. L'intelligence, comme la beauté, se compare toujours à la lumière, jamais à l'obscurité. L'esprit teuton, c'est l'amour de la pénombre. Comparaison délirante et tout à fait partiale entre l'obscurité teutonne et la lumière française : d'un côté, Heidegger enculant Hegel ; de l'autre, Montesquieu brossant les cheveux de Descartes. Ça ferait un beau tableau, tiens...

27 octobre 2011

XXI

Je veux n'être plus autre chose que pure adhésion.

– Nietzsche

Duerer___Ritter__Tod_und_Teufel__Der_Reuther_ 

Je la répète souvent, cette phrase, parfaite expression de l'amor fati. Mais si je la connais si bien, c'est que je l'ai dite et redite, je l'ai utilisée comme un outil formidable, comme une formule passe-partout, et notamment pour souhaiter les anniversaires et les bonnes années : je suis utilitariste quand ça m'arrange. Mais y a t-il un plus beau souhait ? Non ! Ça existe pas, de plus beau vœu ! N'être plus autre chose que pure adhésion : expression sobre et parfaite de l'idéal de perfection humaine. Malgré les obstacles, ou précisément grâce aux obstacles : ne sois pas autre chose que pure adhésion. Faire confiance à la vie, s'imprégner tout à fait d'elle, toujours sentir sa belle odeur créatrice – et adhérer à son petit manège ! Pure adhésion, mon gars ! Pure adhésion !... Pas une tâche de dégoût si possible, faut que l'amour soit limpide, clair, pur ! Avec un peu de mépris, beaucoup de mépris plutôt, ce n'est pas impossible ; avoir une force active, purement active, toujours en adhésion... Pas l'adhésion de l'âne, pas l'adhésion de l'éponge, mais l'adhésion de l'épée – on se comprend, n'est-ce pas ?...

Publicité
Publicité
26 octobre 2011

XX

La philosophie, elle nous fait vivre sans une femme ou nous fait supporter celle avec qui nous vivons.

 La Bruyère

 rembrandt_philosopher_in_meditation

J'ai beau chercher, je ne vois pas de meilleure éloge de la philosophie. Merleau-Ponty s'est essayé à cet exercice : c'est ennuyeux. Alors que la petite, si petite phrase de La Bruyère... Nulle promesse n'attire davantage l'attention ; l'entendant, nous souhaitons être philosophe de toute notre âme, nous essayons de l'être, et nous constatons que nous ne le sommes jamais assez ; car, qu'on se le dise entre philosophes, la philosophie, aussi forte soit-elle, ne l'est pas autant que les femmes, ces maîtresses capricieuses de nos entendements... Rien ne sembler triompher de la femme, pas même Dieu, puisque comme tous les hommes, il s'est fait prendre par sa séduction : ayant eu l'étrange idée de la femme dans son entendement parfait, et bien qu'il eût vu toutes les conséquences curieuses, et à vrai dire, fascinantes, de sa réalisation, il ne put s'empêcher de la mettre en œuvre, son idée saugrenue de la femme !... Elle le lui rendit bien, d'ailleurs.

La phrase de La Bruyère, à ceux, dédaigneux et fats, qui demandent l'utilité de la philosophie, constitue une bonne réplique ; contre les attaques oiseuses, rien ne vaut une réponse spirituelle et gracieuse. 

25 octobre 2011

XIX

La plus sotte exagération est celle des larmes. Elle agace comme un robinet qui ne ferme pas.

– Jules Renard

video_segolene_royale_battue_par_arnaud_montebourg_pleure_devant_la_france_entiere_28904

Spéciale dédicace à toutes les putains et toutes les tapettes (ça fait bien du monde) qui chialent pour le plaisir de voir les autres se préoccuper de soi. Physiologie de la larve humaine, que me veux-tu ? Tu n'es pas encore écrit, peut-être le ferais-je un jour ? J'attends que le démon balzacien vienne me dicter d'âcres méditations. Larve humaine, que me veux-tu ?...

24 octobre 2011

XVIII

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache,

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.

 Rimbaud

 DELACROIX_Eugene_The_Sea_from_the_Heights_of_Dieppe

On nous fait chier avec le petit adolescent cynique pendant toute notre scolarité, on nous gave de poèmes inintelligibles et emphatiques, sans se douter que le plus beau est contenu là. Le Bateau Ivre est son meilleur et dernier beau poème ; le reste, qu'on se le dise, c'est de la merde, les Illuminations en premier. Une saison en enfer, passe encore. Mais pourquoi se casser le cul et l'entendement à trouver des critères, des règles débiles pour interpréter les délires d'un petit péteux autoproclamé ? Si je retiens des vers de Rimbaud, ce sont ceux-là. Tout y est. Il s'est jugé et compris lui-même. Son destin en Afrique y est. La souplesse du vers, non encore teinté d'inintelligibilité, y est. Ce sont même des vers que nous aurions envie de prononcer, lentement, avant de mourir, au crépuscule de notre vie, comme le petit Arthur les écrivait au sommet de son génie éphémère. Ces vers sont d'ailleurs ignorés, je n'ai jamais entendu quelqu'un les citer ou les commenter. Le reste du Bateau ivre est faible à coté. 

23 octobre 2011

XVII

On anéantit son propre caractère dans la crainte d'attirer les regards et l'attention, et on se précipite dans la nullité pour échapper au danger d'être peint.

 Chamfort

giuseppe_de_nittis_salon_princesse_mathilde 

Se penser représenté est le meilleur moyen de n'aller pas au bout de soi-même. C'est d'ailleurs pourquoi ce n'est presque jamais dans les mondanités, entourés par des regards qui nous sont étrangers, que nous pouvons découvrir réellement un individu ; ce n'est que dans l'aisance de l'intimité que nous dévoilons ce que nous sommes, que nous déployons notre être – et, par conséquent, que nous révélons notre charme.

Tout homme lucide devrait, avec la distance, se trouver faible en société. Même ceux qui semblent n'être pas affectés par le regard des autres (et il est vrai que tout le monde n'est pas sensible avec la même force au fait de se sentir représenté, de se voir être un pantin gesticulant dans le théâtre qu'est le jugement de l'autre) n'agissent jamais selon leur véritable caractère lorsqu'ils se savent observés et jugés. C'est ainsi : l'étrangeté du regard entrave notre spontanéité créatrice ; nous calculons trop, nous nous représentons trop notre propre représentation pour développer pleinement nos potentialités créatrices.

Le résultat, c'est notre médiocrité, qu'elle se manifeste par une gêne marquée, par des silences ennuyeux, par des maladresses disgracieuses, ou par des exagérations de notre caractère, des expressions hyperboliques de nos pensées – autant de faiblesses qui eussent pu être évitées si nous avions pu dérouler notre être dans la chaleur prodiguée par les regards connus ou par la confortable absence de portraitiste que donne la solitude, lorsque nous ne sommes pas pathologiquement et narcissiquement obsédés par le jugement de soi-même. Il est bon de sentir la différence d'atmosphère régnant dans les situations où, faisant trop attention à nous du fait même de la présence d'une altérité encore trop inconnue, nous ne sommes qu'une ombre déformée de nous-même, par rapport à ces moments où nous savons que nous livrons, sans gênes et sans freins, une meilleur part de nous-mêmes. Peut-être que la plus délicieuse situation, comme bien souvent, est celle de l'intervalle, de l'entre-deux : entourés de personnes connues tout en se sachant observé par un tiers qu'on vient de nous présenter ; ou, mieux encore, lorsque nous connaissons assez quelqu'un pour ne pas être trop craintif et médiocre, tout en portant en soi de stimulantes exigences afin de plaire à l'autre, comme lorsque nous essayons (ce qui donne toujours un étrange mélange de déceptions et de satisfactions) de montrer à l'être de qui nous voulons être aimé tous les plis virtuels enveloppés dans notre individualité.

22 octobre 2011

XVI

Ne pas aimer, quand on a reçu du ciel une âme faite pour l'amour, c'est se priver soi et autrui d'un grand bonheur. C'est comme un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché ; et remarquez qu'une âme faite pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur.

 Stendhal

Paul_Cezanne_Nature_morte_aux_pommes_et_aux_oranges_25117 

Les entraves à l'épanouissement sont partout. Personne ne le nie, la société est avant tout répression, ce dont il ne faut pas s'indigner ; elle cherche à ralentir les tendances particulières, à réguler les hommes selon ses propres codes : telle est la logique inévitable de la société. Il est vrai que des hommes ne sont pas faits pour l'amour ; ils ne sont pas faits pour s'abandonner ; ou plutôt, ils le peuvent, mais rarement – une fois, l'abandon, pas plus ! Une fois, ça nous a suffit, qu'ils disent ! Ils ne sont pas avides d'autres amours ; le désir s'exprime faiblement en eux, ou bien dans d'autres sphères, souvent plus sûres que celle de l'amour.

Trop d'hommes renoncent et reculent. Non par honnêteté, non pas amour du Bien, par volonté de s'inscrire dans l'harmonie des mœurs, mais par crainte : crainte du danger, des difficultés, de la violence des relations humaines qui s'entrechoquent comme lorsque nous courons dans la foule serrée. Dieu est mort, mais son cadavre bouge encore ; le péché est encore vivace ; il réagit à différentes valeurs, à différents interdits, mais à n'en pas douter, il n'est pas annihilé. La conscience morale est tout aussi puissante aujourd'hui que dans les siècles précédents, mais nous avons changé d'idéologie morale. Une certaine vision de l'amour, n'est plus tolérée de même qu'on ne tolère plus la pudeur, le secret, le voile ; tout ça est lié.

Fleurissez, orangers ! Qu'aucune morale, qu'aucun système de jugement ne viennent ralentir votre floraison, votre épanouissement violent et beau et insouciant, votre bonheur innocent. Il ne faut jamais aller contre sa nature. L'homme n'est malheureux que dans la mesure où il n'assume pas sa nature, où il ne porte pas de toute son âme ses désirs ; il renonce à l'unicité de son être, à ce qui fait sa valeur ; il renonce à augmenter sa puissance. Ne jamais renoncer à augmenter sa puissance ; car toute augmentation de puissance est joie innocente. Aimons sans entraves ; ce qui ne veut pas dire aimer sans obstacles, sans difficultés, mais aimer sans laisser le germe des sentiments anéanti par des institutions, par une quelconque moralité des mœurs. La seule chose à écouter, et c'est là la seule sagesse véritable, c'est la puissance qui veut se développer en nous ; le reste est fumisterie de faibles. Interdir d'aimer qui a le cœur vaste, énergique et créateur, c'est tuer une kyrielle de possibilités de bonheur – c'est moche ! Qu'ils s'en aillent, ceux qui bloquent notre floraison ! Le vent doit aller où il veut.

J'ai commencé par aimer Stendhal, qui, parmi quelques autres, m'a libéré de la crainte d'agir ; c'est le premier grand pas ; ensuite, il faut suivre, sourire approbateur au visage, le rythme difficile de la vie, la contempler se jouer de nous et essayer, à notre tour, de se jouer d'elle – suprême moyen pour la bénir !

21 octobre 2011

XV

Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine.

 Du Bellay

 The_Roses_of_Heliogabalus

Ce vers est en quelque sorte ma devise. Je me le répète souvent. Si nous nous laissons porter par le vers, une multiplicité d'idées viennent à nous ; si nous nous laissons effleurer par les images suggérées, ce sont des sensations, des situations imaginaires mais concrètes qui s'infiltrent dans notre esprit. La vérité, c'est que la civilisation est toute envahie par le marbre dur ; nul besoin de le chercher loin, il est partout, dans tous les recoins. L'ardoise fine est notre repos, notre exil, notre ligne de fuite ; et elle est plus rare que l'on croit. La société, l'ensemble des institutions, la majorité des caractères humains favorisent l'engeance dure ; ce sont les esprits isolés, libres, les hyperboréens qui font s'épanouir la délicatesse et la finesse. Ainsi, l'école, est presque toujours faite de marbre dur ; seuls des individus puissants et rares parviennent à faire de ce lieu cette fontaine légère que nous désirons, où tout coule rigoureusement sans pesant esprit de sérieux. La foule est dure ; le peuple est dur ; la rue est dure. Les cercles difficilement constituées, les présences intuitivement comprises, les sympathies imperceptibles, qui nous font glorifier le hasard ou la destinée, qui font allègrement rouler notre âme sans ennui, sans touche de médiocrité – ces petites chaumières là sont faites d'ardoise fine.

Nous pourrions longtemps continuer l'énumération, essayer de classer la quantité d'édifices insipides en marbre dur et compter, et chercher, avec l'énergie de la tendresse, les clairières légères qui font notre bonheur ; ce serait vain. Nous devons simplement sentir que les deux existent et essayer de cultiver l'ardoise fine plutôt que le marbre dur, sans recette, sans chemin programmé – ce qui serait précisément construire avec du marbre un faux devenir... Car oui, c'est le devenir qui est l'ardoise fine ; non pas le futur, non pas le plan, le projet, mais le devenir, la puissance imprévisible de la vie. La vie, c'est de l'ardoise, Ferdinand !... Et il ne faut pas écouter les pleutres qui se réfugient dans le marbre – oh non, il faudrait même le casser, ce marbre qui étreint, qui pèse, qui enserre notre être. Soyons de la dynamite pour tous les marbriers de la terre ! Que l'arme qui brisera nos ennemis soit elle-même légère et fine ; qu'elle soit gravée du sceau de l'approbation... La malédiction du marbre dur, c'est qu'elle fabrique un système âpre et clos. La force de l'ardoise fine, c'est qu'elle laisse de la place pour des axes d'intensités créatifs.

20 octobre 2011

XIV

Si j'eusse parlé vers 1795 de mon projet d'écrire, quelque homme sensé m'eût dit « Écrivez tous les jours pendant deux heures, génie ou non ». Ce mot m'eût fait employer dix ans de ma vie dépensés niaisement à attendre le génie.

– Stendhal

Gabriel_Metsu___Man_Writing_a_Letter 

Nous ne célébrerons jamais assez les vertus de l'habitude. Si je veux m'améliorer aux échecs, je jouerais quotidiennement aux échecs ; si je veux faire de bonnes dissertations, je ferais – mensuellement plutôt que quotidiennement ! – des dissertations ; si je veux mieux écrire, j'écrirais tous les jours. L'habitude, qu'il ne faut pas confondre avec la monotonie, met à l'aise, nous place dans un équilibre fécond : nous sommes devant des obstacles – sinon il ne s'agit que d'un travail monotone et ennuyeux – mais nous sommes déjà prêts à l'affronter, à le franchir : nous ne sommes plus effrayés comme lorsque nous essayons de nager pour la première fois et nous pouvons avancer plus sûrement, plus naturellement. Ce n'est pas de la spontanéité pure, c'est un mouvement qui s'appuie sur l'immédiateté naturelle de notre impulsion. Nos hésitations ne nous font plus peur, elles deviennent normales, elles collent à notre rythme ; l'habitude rend fort, perce la crainte, et nous conduit tout naturellement à notre meilleur chemin.

D'autant plus qu'il n'y a pas besoin d'avoir du génie, d'être toujours créateur et innovateur pour apprécier l'activité que l'on fait. On imagine parfois que l'écrivain qui n'est pas reconnu est frustré, ce qui n'est vrai que pour le vaniteux – et il est vrai que cette engeance ne manque pas sur notre Terre et que les artistes n'aident pas à combattre cette idée reçue. Quelqu'un qui aime réellement les échecs se moque bien de la gloire et du génie ; il jouit de ce qu'il fait, son activité irrigue sa vie, et il n'a pas besoin d'un idéal frustrant pour se donner de l'énergie. Beaucoup d'hommes, et parmi les meilleurs, sont constamment gênés et entravés dans leur élan parce qu'ils contemplent leur avenir fantasmé, parce qu'ils réfléchissent sur ce qu'ils devraient faire, au lieu de se taire et d'agir : même le philosophe doit faire taire ses pensées pour concrètement philosopher.

Prônons l'habitude et brisons l'attente. N'attendons rien, et soyons habitués à faire ce que nous aimons. Non seulement nous progresserons dans l'activité qui concentre nos efforts, mais nous aurons, en même temps que nous aurons cassé la pathologie de l'attente, anéanti le sentiment de l'ennui. J'admire que le célèbre proverbe, contenant toute une philosophie et qui est répété inconsciemment par tous, contienne tant de vérité : c'est en forgeant que l'on devient forgeron. 

19 octobre 2011

XIII

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,

Dont par le doux rapport les âmes assorties

S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer

Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.

– Pierre Corneille

Gustave_Moreau_005 

Le charme est invisible. Sa puissance ne serait pas telle si son mécanisme était dévoilé, facilement analysable ; au contraire, le charme se nourrit du mystère, il s'exerce à des vitesses variables, c'est un mouvement qui aime à être imperceptible. On sent que le mouvement est là, mais on ne sait par où il passe, on ne peut deviner ses sphères d'actions ; toujours en mouvement, le charme avance, fait se développer une attirance qui plus souvent qu'on ne le pense est instinctivement réciproque ; le charme pique les âmes, pique l'un et pique l'autre, il les fait croire à une harmonie et les pousse à bâtir un édifice ensemble. Peu importe que le charme naisse de l'imagination et qu'il ne soit pas fondé sur des qualités toujours objectives ; son influence n'en est pas moins forte, pas moins belle surtout ; et l'imagination, si elle est maîtresse d'erreur et de fausseté, est aussi une déesse de joie et d'activité.

La sympathie, prise au sens fort, est magnifique. Rien n'est plus beau que deux êtres qui s'accordent – et peu importe si cet accord est fondé sur le fantasme ou le délire ! Ce sont ces sympathies qui nous font parfois crier, avec Spinoza, homo homini deus. La sympathie est souvent brève, mais celle-ci doit être jugée comme l'on juge d'une existence, sur le critère de l'intensité, et non de la temporalité. Que le charme prenne fin, cela n'a guère d'importance ; celui-ci s'efface en douceur, comme l'écume doucement s'efface dans l'océan. Comme la musique, le charme – car la musique est essentiellement charme – donne raison à l'existence, c'est une approbation sans condition. Dionysos est la figure du charme ; la sympathie entre deux êtres est l'une de ses plus puissantes pratiques. Pour expérimenter le dionysiaque, il suffit de jouir, en brisant toutes les amertumes qui peuvent se glisser en nous, du mouvement créateur qui fait subrepticement entrelacer deux êtres.

18 octobre 2011

XII

Un beau visage est le plus beau des spectacles ; et l'harmonie la plus douce est le son de voix de celle qu'on aime.

– La Bruyère

 Pavonia_1858_9_53x41

Notre perception est si sensible. Elle comporte un pouvoir qu'on remarque souvent et qu'on exagère presque jamais, tant est fort chez l'homme les affections provoquées par les sens mêlés avec l'amour. La nature est belle ; les sculptures, les peintures, les portraits font rayonner la beauté du monde ; mais toutes ces appréciations esthétiques sont en deçà de la perception d'un être amoureux. C'est que lorsque nous aimons, les conditions pour jouir d'un objet sont immédiatement présentes ; elles vont de soi ; et sans médiation aucune, sans les retards que donnent l'entendement, nous palpons la beauté de celle qu'on aime.

Cette beauté est souvent oubliée dans tous les ouvrages d'esthétiques ; ne pourrions-nous pas lui donner une place, une place qui ne serait pas indigne de son influence véritable dans la perception humaine ? Cette sensation, qu'elle prenne la forme visuelle, auditive, tactile – ou tous les sens à la fois, notre perception n'est pas pure – est unique ; c'est lorsque nous voulons la décrire que nous sentons le mieux la faiblesse du langage : et ceci, parce que cette sorte de perception est plus singulière qu'aucune autre. Qu'il est aisé de décrire l'émotion que nous donne une œuvre d'art, après nous être essayés à exprimer la multiplicité de sensations diverses qui se déroulent, qui courent, qui se mélangent lorsque nous voyons l'objet aimé ! L'art n'a que trop raison d'essayer, avec les moyens limités qui sont les siens, d'atteindre l'expression de ce sentiment – ou plutôt de cet agencement complexe d'émotions en mouvement permanent.

Je crois que La Bruyère rend ici – dans cette susurration que avons tous envie de partager avec quelqu'un – un hommage à la puissance de la diversité des êtres qui nous entourent, ainsi qu'à ce potentiel d'émotions qui peut soudain se décharger sur une seule personne, avec toute l'énergie que peut accumuler, puis déployer, un regard, une écoute, un toucher. Les vibrations de l'âme honorent la vie.

17 octobre 2011

XI

Bientôt un instrument de plaisir ou d'émoi se fait accessoire d'école. Tout s'achève en Sorbonne.

– Paul Valéry

sorbonne 

Toute ma vie scolaire est l'expérimentation de cette proposition. L'école, bel idéal de liberté qui dans les faits n'est presque qu'un lieu de plus de conformisme servile, a plus d'une fois démonté mes génies pour en faire des ustensiles austères. C'est à cause de l'école que j'ai commencé par haïr La Fontaine et Montaigne – comment peut-on faire haïr ce qu'il y a de plus aimable ? En subordonnant. Le fonctionnaire subordonne. Il subordonne la puissance d'un texte à un intérêt ignoble, à une fin carriériste. Toujours l'école se trompe de sens : au lieu de se faire elle-même instrument de la culture, elle fait de la culture son propre instrument, c'est-à-dire qu'elle fait se soumettre les insoumis à la puissance normative de l'État ; l'école réussit ce tour de force, anéantir le caractère intempestif des créateurs pour les faire lécher le conformisme ambiant. On a fait de Montaigne un conformiste bien-pensant, un écrivain gentillement politiquement correct...

Je lutte contre les fonctionnaires, contre les cours des fonctionnaires, contre les livres des fonctionnaires. Ils sont triomphants aujourd'hui plus que jamais ; ils sont fiers et prétentieux ; ils anéantissent toutes les joies et les potentialités créatrices avec leur conformisme rigide.

Les étudiants d'aujourd'hui savent bien ce que c'est que de lécher le sperme théorique des universitaires. Ils se branlent, et nous sommes charger d'assimiler leurs décharges impudiques. Et si nous osons critiquer dans une copie le principe écolier de la soumission intellectuelle, si nous refusons de sucer les impuretés des pédants, nous nous faisons accuser de manquer de goût : nos langues ne savent pas apprécier les vertus de l'autotélisme – le nom pédant de la masturbation, comme, évidemment, chacun sait.

16 octobre 2011

X

Plus je connais les hommes, plus j'aime mon chien. Plus je connais les femmes, moins j'aime ma chienne.

 Desproges

 20_ans_pierre_desproges_quitte_L_1

J'espère qu'avec cette formule inégalée dans son genre de Desproges on comprenne la vérité du misanthropisme et du mysoginisme de la force : derrière le cynisme, le bon lecteur sentira l'amour, et c'est presque toujours en méprisant beaucoup qu'on aime véritablement les grandes catégories, les espèces de tout genre, les types englobant des multiplicités. Il faut avoir l'énergie pour briser la médiocrité contenue dans les catégories afin de pouvoir les apprécier en tant que telles. Comprend-on seulement le mouvement de vie qui éclate avec un mépris joyeux dans les œuvres puissantes de Schopenhauer, Cioran, Céline, Desproges ? Certains hommes, qui ne sont pourtant pas dénués d'humour, ne pigent rien à Cioran ou à Schopenhauer : ils prennent le pessimisme au sérieux, ce qui est précisément le meilleur moyen d'entrer dans leur jeu. Il faut faire l'apologie de la distance, vertu cardinal du lecteur. Avec la distance du mépris, nous savons tout apprécier ; nous trouvons notre contentement jusque dans le déroulement du médiocre, car ce sont dans nos yeux que tout se passe. L'écoulement monotone de la médiocrité lasse certainement, mais à petite dose, elle permet de mieux voir la grandeur. Et cette phrase de Desproges, que j'aime à crier aux personnes ne l'ayant jamais entendue, est assurément quelque chose de grand.

15 octobre 2011

IX

L'erreur de Descartes est de meilleure qualité que la vérité d'un pédant.

  Alain

 l_ecolier_le_pedant_

Peut-être que ce qui caractérise le pédant est précisément qu'il ne cesse jamais de dire des vérités. Il est fier des vérités ; elles le gonflent ; et le malheur, c'est qu'il n'explose jamais. Descartes pourra dire autant de vérité ou d'erreurs qu'il veut, il sera toujours trop gracieux pour avoir la moitié de la lourdeur du pédant.

14 octobre 2011

VIII

Le temps et mon humeur ont peu de liaison ; j'ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi.

 Pascal

 Self_portrait

Tout est dedans. Nous faisons assurément un grand pas vers la connaissance du bonheur et de la sagesse lorsque nous comprenons que les événements extérieurs n'ont que peu de prise sur nous. Les exemples qui vont dans ce sens déferlent dans toutes les têtes : combien de personnes, n'ayant guère été favorisé par la fortune d'un point de vue matériel, l'ont été du point de vue de la météo de l'âme ? Je connais mille personnes dont l'âme est toujours belle, fière de son temps intérieur, de son soleil rarement caché par les nuages ; les accidents se déroulant hors cette intériorité sont dérisoires et n'influent que de façon très indirecte l'harmonie naturelle du sujet. Nous lions spontanément, et sans doute avec erreur, le monde à notre intériorité : ils ont des liens – ceci est difficilement contestable – mais ces liens ne sont pas aussi puissants et fondamentaux qu'on pourrait le croire ; ce sont des jeux de reflets, d'images et d'expressions. La perception du monde n'est pas rigoureuse. Notre vision de la réalité n'est pas sérieuse ; elle manque de précision et de cohérence. La perception est une danseuse, qui ne prend guère son activité au sérieux ; elle fait son boulot, mais ne cherche guère à imposer les résultats de son activité ; elle aime trop sa liberté pour s'agenouiller devant l'objectivité comme la putain suce méticuleusement les queues.

Tout est dedans. Si l'on ne va pas voir ce qui se passe à l'intérieur de quelqu'un, si l'on ne cherche pas à comprendre la complexion propre d'un individu, on ne pourra jamais comprendre sa relation avec le monde. Les sociologues, en négligeant ceci, se montrent tout à fait stupides : quelle erreur énorme : couper la réalité du sujet singulier la percevant ! Ils ne voient rien, ces hommes là ; ils ont des yeux colorés par l'idéologie ; ils n'ont pas même l'idée de pénétrer la chose singulière. Oculos habent et non videbunt, comme d'habitude...

Moi, je la veux pénétrer, la chose singulière ! Par tous ses trous, jusqu'au fond des entrailles, allant sans vergogne à travers toutes les pores, ne négligeant aucune ouverture – j'entre joyeusement dans le processus singulier. Je me veux météorologue de l'âme plus que du ciel ; et si je ne sais lequel est le plus réel, de l'un ou de l'autre, je sais lequel a le plus d'importance aux yeux du philosophe. Il y a, en tout cas, primauté de l'intériorité sur l'extériorité ; il faut d'abord cerner la première pour comprendre les rapports du sujet avec le second ; c'est ainsi qu'on comprend quelqu'un. Le cœur du rapport entre soi et le monde est toujours en soi, toujours. Tout est dedans.

13 octobre 2011

VII

Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles

À qui le bon Platon compare nos merveilles,

Je suis chose légère et vole à tout sujet,

Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.

 La Fontaine

Roelant_Savery_001 

Voilà une description à la légèreté contagieuse ; on aimerait tous être comme La Fontaine, dans cette errance fleurie qui ressemble à la liberté. On y sent la légitime variété des désirs humains, qui le fait aller en des chemins qu'il ne connaît pas toujours, en des forêts pleines de surprises, cueillant joyeusement la singularité de chaque nouvel objet rencontré. J'aime vraiment ce mot de singularité ; il exprime ce qu'il y a d'irréductiblement beau dans chaque parcelle de Dieu ; et toujours ce mot me procure une ferveur et pour l'existence dans sa totalité, et pour les choses singulières qui me viennent à l'esprit. Malheureux celui qui reste toujours bloqué sur une seule fleur, puisant rapidement toute sa beauté, se lassant, se dégoûtant, prenant en aversion ce qu'il adorait autrefois ; au contraire, les papillons du Parnasse, fiers de leur frivolité, cherchent la beauté partout où elle se trouve, et préfère les fleurs riches en puissances variées, dont on sait qu'elles peuvent étonner, qu'elles peuvent prendre des formes insoupçonnées. Regardons la vie ; nous y voyons une multitude de processus, de puissances s'effectuant : cette diversité devrait nous réjouir. L'ennui, ce fléau de l'animal conscient, se développe lorsque l'homme reste figé sur un processus : il se fige à son tour, pose des questions stupides au processus et à l'ensemble de la réalité ; cherchant une finalité, il trouve vanité ; et ce faisant, souvent sans en être conscient, il invente son malheur.

La légèreté ne doit pas être qu'une vaine métaphore ; elle doit devenir acte. Qu'entendons par légèreté ? C'est ce que décrit La Fontaine. Non seulement dans ces quelques vers, mais dans toute son œuvre. C'est la célébration continue des petites beautés éparpillées dans l'univers, que nous ne pouvons tous aimer, car nous avons une complexion propre et que le goût nous force à refuser, mais qui sont toujours assez nombreuses pour égayer notre existence jusqu'à sa fin. Ces objets singuliers, toujours nouveaux, que sont-ils ? Tout : ce sont des enfants, des hommes ou des femmes ; ce sont des plantes ; ce sont des jardins ; ce sont des outils, des instruments, des technologies ; ce sont des jeux ; ce sont des peintures, des livres, des mélodies ; ce sont des sensations, des sentiments ; ce sont des nourritures. L'exhaustivité est impossible dans l'hymne des choses singulières à découvrir. Pour apprécier tous ces nouveaux objets, il faut s'engouffrer dans ceux-ci, fouiller leur particularité, trouver le cœur de leur processus, s'avancer, en somme, jusqu'à la compréhension en quelque sorte amoureuse de leur essence. Ceci peut paraître abstrait ; mais lorsque nous y regardons de près, lorsque nous observons ce qui fait notre joie, nous trouvons toujours une activité découverte, une personne approfondie, un fruit goûté et apprécié.

Eh quoi ? N'apprécies-tu pas cette vie féconde, qui propose tant de singularité à effleurer, tant de fleurs à sentir ? C'est que tu n'as pas encore appris la légèreté. Regarde La Fontaine ; il vole ; il n'est pas effrayé par les nouveaux objets ; il est sans cesse intrigué ; et ses errances, chez ce génie créateur, sont la source de délicates inventions, Fables et Contes, que nous pouvons à notre tour apprécier. Soyons conscients de la réalité productrice et regardons les nuances toujours nouvelles qu'elle invente ; c'est en quoi la nature est proprement divine. Répétons-nous les vers de La Fontaine, et essayons nous aussi de devenir, que ce soit par l'imagination, dont je n'ai pas pu peindre ici les vertus, ou par la participation directe aux choses matérielles, de légers papillons du Parnasse. Le désir est l'essence de l'homme ; le désir fait allègrement s'envoler ; des fleurs aiguiseront toujours notre volonté.

12 octobre 2011

VI

La vie est un travail qu'il faut faire debout.

 Alain

Michelangelos_David 

Il faut aimer l'homme regardant l'horizon et se méfier des éternels accroupis. Dressé, cet étrange animal porte noblement ses fardeaux, concentre son énergie, contemple le devenir ; assis, ses peines écrasent ses épaules, il se morfond dans la velléité, demeure fixé sur son marasme. Davantage qu'une métaphore facile mais belle, c'est une vérité physiologique : l'homme debout exerce une tension ferme sur ses membres, ses lignes gracieusement se consolident ; son regard dépasse le sol et s'élève au-delà des importunes hautes herbes : ses yeux semblent défier les dangers de la nature. La bipédie est une position d'affirmation qui pousse à regarder et aller en avant ; c'est la position qui fait marcher, qui enclenche ce processus singulier qui, en se développant, fit sortir l'homme du règne purement animal pour créer les civilisations uniques que l'on sait. On suppose que l'homme s'est mis debout, entre autres raisons, pour affronter au mieux les périls de la savane ; il doit le rester pour franchir les obstacles qu'il a et aura toujours besoin d'inventer.

Il ne manque pas d'âmes paraplégiques en ce monde pour inciter les hommes à ramper sans honte et à imiter le nonchalant mode de vie de larves en tout genre ; on veut nous faire croire que le bonheur consiste à demeurer confortablement assis, éloigné à jamais de la vie pleine d'efforts et d'oppositions qui fut celle des hommes du passé. Pernicieuse idée d'hommes fainéants et tristes ! Il faut s'insurger contre ces utopies d'insectes et ces pâles idéaux ennuyeux, qui font de l'inaction une vertu, de l'inertie une condition indispensable au bonheur, du combat une tare à éradiquer ; de telles sottises ne devraient pas être semées dans les champs des hommes ; et les âmes refusant de s'agenouiller ou de se coucher, qui existeront tant que l'homme sera l'homme, devraient déployer leur goût naturel pour le travail libre afin de mettre sur pied tous les bipèdes corrompus. Il n'est pas vrai que l'homme aime la facilité et le repos ; il ne demande qu'à effectuer en divers domaines sa puissance ; il l'eût fait de lui-même, s'il eût su naturellement exciter, diriger et contrôler son désir.

La grande force de l'homme, c'est sa capacité à se discipliner selon des règles collectives ou individuelles, et à fonder son épanouissement dans ces contraintes précieuses qui le poussent à se lever et à marcher droit vers la difficulté ; il peut vaciller quelquefois, être bousculé par mille objets divers souvent, mais il est toujours content de trouver des difficultés qui forment les bases nécessaires de son excellence. Seuls les faibles préfèrent s'allonger et couper les jambes de tous : le ressentiment prend toujours un malsain plaisir à se propager comme le montre ces austères moralisateurs qui condamnent des actions qu'eux-mêmes regrettent de ne pouvoir réaliser. Dès que l'homme se lève allègrement, se met consciemment en mouvement, et avance vers un chemin quelconque qui augmente sa puissance, il est beau, joyeux, et presque sage. La marche est l'expression corporelle de l'amor fati ; et Nietzsche, comme tous les gais penseurs, était un grand péripatéticien. Si je suis humaniste, ce n'est certes pas pour adorer un animal bureaucrate ou pour me prosterner devant de nouveaux sièges respirant le bien-être insipide et autres progrès de l'industrie du confort ; et s'il eût été en mon pouvoir de réveiller mes frères humains endormis, j'eusse crié, avec toute la ferveur qu'il m'est possible de partager, sans promettre autre chose que le bonheur d'une lutte libre et épanouissante : « Lève-toi et marche, chaque jour ! ».

Publicité
Publicité
1 2 > >>
Scolies
Publicité
Archives
Publicité