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Scolies
25 décembre 2011

LXXX

Il y en a qui parlent bien et qui n'écrivent pas bien. C'est que le lieu, l'assistance, les échauffe et tire de leur esprit plus qu'ils n'y trouvent sans cette chaleur.

Pascal

Rosset_Cement_1 

Ainsi nombreux sont les hommes politiques, forcément doués dans l'art de la parole, qui, aussi misérables sur le papier qu'entraînant à l'oral, semblent écrire avec leurs pieds. Mais il y en a tout autant qui écrivent bien et qui ne parlent pas bien ; et ce cas là me paraît plus difficile à expliquer. Prenons d'emblée un exemple, afin de ne pas se laisser égarer par des considérations trop abstraites : et l'homme qui me vient tout de suite à l'esprit, c'est le philosophe Clément Rosset, que, du reste, j'admire beaucoup. Voilà un excellent philosophe contemporain, dont on commence à peine à comprendre l'importance, qui se démarque précisément des autres philosophes de son temps par sa manière d'écrire ; chez lui, point de pédanterie, point de phrases absconses ; tout est clair et même spirituel ; il est connu pour ses exemples insolites, allant de Tintin au camembert ; tout l'éloigne des structuralistes, des heideggeriens, des lacaniens, des phénoménologues, et autres meutes philosophiques à la mode dont il s'est joyeusement moqué ; et, en somme, s'il y a un philosophe typiquement français, faisant songer à la manière de philosopher de Montaigne ou Bergson, c'est bien lui, Clement Rosset. Pourtant, son lecteur, habitué à tant de clarté dans l'expression, est bien étonné lorsque, par curiosité et pour le plaisir de voir et d'entendre celui qui fit si bien voir l'idiotie du réel et le tragique de l'existence, il cherche de lui une quelconque vidéo sur Internet, et découvre un bonhomme guilleret agréable à regarder, respirant la bonne humeur, terriblement attachant, donnant l'envie de boustifailler allègrement avec lui, mais qui n'a pas la moindre éloquence, ni même cette aisance à développer des idées qu'on exige aux khôlles qu'il dut pourtant réussir dans sa jeunesse ; de fait, sa voix ne porte pas ; il hésite et bafouille en souriant ; il fait davantage sentir à son auditeur ce qu'est la joie naturelle qu'il ne parvient à expliciter ses profondes idées. J'aimerais beaucoup lire des témoignages de ses anciens élèves ; je l'ai entendu dire qu'il adorait enseigner ; je me demande si ses cours étaient entraînants, et je ne peux m'empêcher d'en douter.

On ne peut expliquer cette différence de talent dans l'expression écrite et orale qu'en se rappelant que l'oral n'est pas uniquement de l'écrit lu à voix haute ; la parole fonctionne tout à fait différement de l'écrit. Déjà, parler, c'est improviser ; c'est se laisser guider par l'élan de la phrase ; la pause n'est pas permise, et les hésitations sont à peine tolérées ; et surtout, on ne peut revenir en arrière ; le mot est jeté ou n'existe simplement pas. Or celui qui écrit bien seul dans son bureau, ayant le rythme qu'il veut et disposant à sa guise de ses dernières pensées pour les rectifier, n'est pas forcément un bon improvisateur ; et il me semble évident que quelqu'un comme Jankélévitch improvise bien mieux à l'oral que Clément Rosset. De plus, parler, ce n'est pas seulement improviser un contenu intellectuel, c'est également émettre des sons, lesquels peuvent être plus ou moins agréables et emportant ; c'est une question d'inflexion et de nuance dans la voix ; et si nous pouvons maîtriser la tenue du corps, chose trop négligée, ainsi que l'intonation, le rythme, l'intensité de la voix, nous ne pouvons en modifier le timbre, qui est unique pour chaque individu, et qui est, il faut bien le dire, plus ou moins beau. Tous les hommes n'ont donc pas une voix d'égale beauté, ni une égale capacité à captiver l'auditoire. Et l'exercice même de l'éloque et l'exercice du beau style sont opposés, et ne se recoupent qu'à peine dans l'emploi qu'ils font de la langue ; c'est pourquoi un élève excellent à l'écrit peut se révéler pitoyable à l'oral.

Gilles Deleuze avait un timbre de voix particulièrement étrange, envoûtant ; joint à son sens du rythme et de la mise en scène, à sa manière de poser les problèmes comme on pose une intrigue romanesque, à son physique singulier, et naturellement à son talent philosophique, il n'est guère étonnant qu'il put faire tomber tant de personnes sous son charme. Si l'on comprend que parole et écrit vont en des chemins si différents avec des moyens si opposés, on s'étonnera moins de ces individus inégalement doués dans l'art de la parole et dans l'art de l'écriture ; et il eût été bien plaisant de pouvoir comparer la maîtrise orale des anciens écrivains et philosophes à leur génie dans l'écriture. Qui sait ? Peut-être qu'Épicure, quoique celui-ci écrivît déjà médiocrement, discourait aussi mal que Clément Rosset. 

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Commentaires
J
tres bonne analyse, j'ai moi meme souvent ecrit sur c rosset
Scolies
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