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Scolies
18 janvier 2012

CIV

Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes aujourd'hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses: la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui nous donna des scrupules. Depuis lors, c'est parfait: vous êtes un secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l'on se damne pour vous. Vous inspirez le désir et la peur; la folie d'amour est entrée dans le monde. C'est un infaillible instinct qui vous incline à la piété. Vous avez bien raison d'aimer le christianisme. Il a décuplé votre puissance.

– Anatole France

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J'ai commencé par lire de l'Anatole France, et je crois avoir trouvé un écrivain et une oeuvre qui me donneront bien des moments de bonheur. Il est toujours émouvant de découvrir un auteur qui nous parle : nous jouissons à l'avance du plaisir qu'il nous donnera, nous formons librement une image de lui, nous rêvons du titre de ses oeuvres sans avoir la moindre idée de ce qu'elles contiennent. Attiré par le titre, justement, je me suis plongé dans Le jardin d'Épicure ; je trouve un ensemble de textes abordant des sujets divers, mais toujours traités avec esprit, avec une grâce qu'on ne retrouve plus aujourd'hui. Le plaisir de la lecture est semblable à celui que donne Voltaire, il appartient à la même race d'auteur ; ce sont ces écrivains là qui éveillent de subtiles pensées avec le privilège du style charmant ; et c'est en souriant que nous les lisons, non pas avec ce visage trop sérieux, pincé que nous prenons presque inévitablement lorsque nous lisons quelque austère et gauche philosophe allemand. On trouve son style désuet, dit-on ; quant à moi, je dis qu'il manque terriblement aujourd'hui de ces maîtres qui écrivent clairement, simplement, agréablement. 

On connaît les charmes de l'amour innocent. La sensualité pure, Aphrodite vénérée, la volupté sans culpabilité ont été sublimé dans l'oeuvre de Pierre Louÿs, qui est sans doute notre auteur le plus amoureusement attaché à cette ingénuité et à cette beauté naturelle du corps humain. La préface d'Aphrodite est un véritable cri contre l'austère puritanisme en même temps qu'un hymne à l'amour libre, à la nudité innocente. Les chansons de Bilitis nous font rêver de cette manière antique, opposée au christianisme, de considérer et de pratiquer l'amour. Assurément, il n'y a rien de plus beau et plus pur.

Il faut rendre justice au christianisme d'avoir fait apparaître une autre manière d'aimer, qui n'est pas moins voluptueuse, mais qui est plus perverse. Il est évident que ce n'est pas en posant des interdits que l'on supprime les désirs ; et faire de l'amour un péché n'a pas n'a jamais empêché les hommes de copuler joyeusement entre-eux. C'est la nature de cette joie qui est différente dans une morale qui condamne la chair. Le plaisir amoureux est plus complexe, moins simple, moins pur que lorsqu'il court en toute innocence ; la transgression de l'interdit et le charme du secret rendent la volupté amoureuse plus dangereuse, moins corporelle peut-être que psychologique. Dans l'amour innocent, l'essentiel est dans le contact des corps ; c'est un amour sensuel. Dans l'amour coupable, l'essentiel est plutôt dans le parcours symbolique qu'exécute l'amant ; amour plus difficile et moins évident, il exalte l'envie de conquête de l'homme, favorise l'éclosion des passions, et donne un rôle plus important à la femme. Cet amour, c'est un amour de joueur ; c'est un amour labyrinthique. Je comprends pourquoi l'on s'est tant plu dans ce jeu dangereux qui donne un bonheur d'aimer si particulier, si romanesque. Si les femmes et l'amour doivent beaucoup au christianisme, la littérature doit beaucoup à la complexité de la vie sociale et des moeurs ; et en ce moment j'ai une petite pensée admirative pour Laclos et le divin Marquis.

Nous n'aimons plus les voiles du secret, nous ne sommes plus fascinés par la volupté transgressive. Je hais la dictature actuelle de la transparence ; elle rend la vie moins excitante et moins enchantante. Les mystères de Lisbonne, de Raoul Ruiz, est un film qui rend nostalgique de cette manière de vivre et d'aimer. Où sont ces existences baroques, imprévisibles, composées de plusieurs branches invisibles ? Le déroulement de la vie est trop monotone sans ces tentations dominées par le charme de l'interdit, sans ces obstacles incessants qui viennent empêcher l'accomplissement immédiat de notre désir. La société de l'adultère secret me paraît préférable à la société du divorce transparent. La femme gagne à être mystérieuse. Je pense sans exagération que les femmes sont moins puissantes aujourd'hui que dans les siècles passées ; car une femme puissante est avant tout une femme charmante, telle la  Concepcion Perez de la Femme et le Pantin.

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