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Scolies
17 janvier 2012

CIII

Le mariage est une science. Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l'anatomie et disséqué une femme au moins.

– Honoré de Balzac

 HBalzac

Je veux rendre hommage au génie de Balzac. De Rabelais à Céline, la littérature française a connu beaucoup de génies quelque peu monstreux : ce sont des dingues qui ont su dompter leurs instincts puissants par les exigentes contraintes de l'art. Car enfin, si j'aime à dire que Saint-Simon ou Balzac sont des timbrés, ce n'est qu'une manière de parler ; du fait de la maîtrise supérieure de lui-même qu'il doit avoir et du fait de l'impératif d'ordre qui le domine plus que n'importe quel autre individu, l'artiste est l'inverse même du fou. L'écrivain impose au monde sa vision singulière en l'universalisant ; mais il y a des singularités plus extravagantes que d'autres ; il y a, dans certains individus, une force qui, en se déployant, donne l'apparence du démon. Et plus je lis Balzac, plus j'ai l'impression d'avoir affaire à une sorte de Méphistophélès effrayant de la littérature. J'ai trop fantasmé sur Balzac écrivant ; lorsque je regarde une image de lui, comme avec Schopenhauer, je suis envoûté.

Cette citation étrange est extraite de la Physiologie du mariage, l'ouvrage qui le fit devenir à la mode en 1829. Je crois que je n'ai jamais lu de livre aussi loufoque par l'extravagance contrôlée du style et de la pensée. L'ouvrage est divisé façon Descartes, en Méditations,  Je tiens à insérer un extrait de cette oeuvre proprement extraordinaire qui donne le ton et qui éclaire mon propos : "À travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l'auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l'épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l'auteur sentait un démon qui, au sein d'un bal, venait lui frapper familièrement sur l'épaule et lui dire "Vois-tu ce sourire enchanteur ? c'est un sourire de haine." Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d'un manteau brodé et s'efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d'une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de : "Trinque !" seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres ; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l'auteur attentif, il épelait d'une voix aussi agaçante que les sons d'un harmonica : "Physiologie du Mariage !" 

Balzac est un grand et gras écrivain qui déplaît toujours par moments ; il n'est pas charmant ni particulièrement agréable à lire. Il est fréquent d'être un peu horrifié à la première lecture d'un Balzac ; son univers inimitable est l'antithèse de la poésie, il est le paradis du prosaïsme. Les surréalistes le détestaient ; j'en suis heureux. Je crois qu'il faut beaucoup lire Balzac pour l'apprécier : il est nécessaire d'avoir un temps d'adaptation, de s'habituer à la beauté si grasse de sa prose. Le génie de Balzac est souvent contesté ; je comprends bien pourquoi ; tout le monde ne peut goûter à une prose aussi incongrue, plantureuse indélicate. Mais tout cet amas de phrases grasses forme une totalité fertile : je ne m'étonne pas qu'Alain le classe parmi les meilleurs, et avoue avoir développé un nombre considérable de ses idées en le lisant. Les pensées charnues de Balzac sont propres à engendrer toutes sortes de pensées subtiles, et même – tout dépend de la nature du penseur en question – des pensées fines et délicates : on sait que Proust doit beaucoup à Balzac. Eugénie Grandet, par exemple, est un chef-d'oeuvre que l'homme aimant décortiquer les passions humaines ne cesse pas de revisiter inlassablement, plus riche en connaissance à chaque lecture. Il y a peu d'écrivains aussi instructifs que Balzac.

J'aime Balzac jusque dans ces divagations les plus tordues ; et il est l'un des écrivains qui me fait le plus rire. Séraphita, même si ce n'était sans doute pas l'effet voulu, m'a fait plus d'une fois éclaté de rire. Je me suis moqué des délires soi-disant rationnels de Louis Lambert. Il cite plusieurs fois, enthousiaste et exalté, la physiognomie de Lavater. J'aime les comparaisons absolument inimitables de Balzac : personne, pas même Homère, n'eut autant d'inventivité ; et il faut dire aussi que peu d'écrivains se seraient permis des associations aussi saugrenues. Il faudrait faire un florilège des comparaisons les plus étonnantes. La Comédie Humaine regorge de trivialités sublimes, ce genre de beauté trop méprisée que seule la prose peut donner. J'admire ce génie monstrueux jusque dans sa vie légendaire.

Un jour, comme mon cher et gras Balzac, j'aurais une robe de bure.

 

 

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