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Scolies
1 février 2012

CXVIII

Il me paraît qu’en général l’esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l’homme dans un jour odieux. Il s’acharne à nous peindre tous méchants et malheureux. Il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites. Il impute à l’essence de notre nature ce qui n’appartient qu’à certains hommes. Il dit éloquemment des injures au genre humain. J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit ; je suis, de plus, très persuadé que, s’il avait suivi, dans le livre qu’il méditait, le dessein qui paraît dans ses Pensées, il aurait fait un livre plein de paralogismes éloquents et de faussetés admirablement déduites.

– Voltaire 

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Il n'est pas facile d'affronter Pascal, et c'est bien un Voltaire qu'il nous fallait pour limiter le charme terrifiant de ses Pensées. Ces génies s'opposent en tout ; il n'y a rien de moins janséniste que l'esprit de Voltaire ; et leur style, si reconnaissable, ne se ressemble pas du tout. Pascal est peut-être, par ses phrases incisives, jetées violemment sur le papier et frappant directement le coeur, le plus éloquent des écrivains français ; ses formules hantent le lecteur, reviennent régulièrement l'ébranler : Condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude ; Que le coeur de l'homme est creux et plein d'ordures ! ; Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie etc. Il faut être habile et courageux pour résister à tant de force persuasive et refuser la description si saisissante que Pascal fait de nous. Pascal eût pu être, s'il l'avait voulu, le plus grand sophiste de tous les temps ; il en avait toutes les qualités, et ne manquait pas d'en faire usage. Il y une pensée célèbre de Pascal où cela est bien visible, et que Voltaire n'évoque pas dans ses Lettres philosophiques ; c'est celle qui se termine par cette conclusion fausse : on aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Le raisonnement de cette pensée est un pur sophisme : Pascal fait comme si l'on pouvait décomposer abstraitement l'homme de ses qualités, oubliant volontairement que ce que nous aimons dans un être c'est la totalité qu'il forme, laquelle est, comme le dit si bien Aristote, plus que la somme des parties. Il n'y a aucun sens à juger un homme en procédant à l'analyse forcément grossière de ses caractéristiques, et personne ne le fait, sauf les mauvais lecteurs de mauvais personnages de mauvais romans ; ce n'est que par commodité que l'on divise à travers des mots trop vagues les éléments les plus communs qui constituent un être. Ici, Pascal ignore l'essentiel, le je-ne-sais-quoi qui échappe à l'analyse et au langage. Ce n'est pas la beauté que nous aimons dans la femme dont nous sommes amoureux, c'est sa beauté. Une fois ceci entendu, le raisonnement trop sublime de Pascal s'effondre. Il y a un peu d'affectation dans cette manière de vouloir toujours écraser l'homme.

Nous nous penchons volontiers davantage vers les pessimistes que les optimistes, que l'on juge plus percutants et plus amusants. Valéry disait que les optimistes écrivaient mal ; à première vue, en songeant à tous les pessimistes que j'aime tellement et qui écrivent si bien, j'étais en accord avec lui ; mais l'examen d'autres auteurs me fit comprendre qu'il n'en était nullement ainsi, et d'abord parce qu'il est sot de séparer les optimistes des pessimistes ; ce n'est pas là que se joue le style. Voltaire, qu'on admire vaguement sans le lire, à l'exception des philosophes qui le plus souvent le méprisent ostensiblement, est le parfait exemple de l'optimiste qui écrit bien, je veux dire avec génie. J'aimerais également qu'on reconnaisse un jour qu'Alain est l'un des plus grands prosateurs de la langue française, et que ses ouvrages seront davantage lus, lui dont on ne lit que rapidement les Propos sur le bonheur, qui ont autant contribué à sa gloire qu'à sa négligence, un peu comme le Candide de Voltaire. Au fond, il est facile d'être pessimiste ; il suffit de se laisser aller à ses mauvais penchants ; tous les arguments en défaveur de la vie et des hommes viennent spontanément ; ce qui est réellement difficile, c'est de montrer comment l'homme peut s'élever, sans fards et sans illusions, jusqu'à sa force véritable. Aussi, Voltaire a raison de préciser qu'il ose prendre le parti de l'humanité.
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