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Scolies
8 février 2012

CXXV

Il est aussi insensé de prétendre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, puisse franchir le monde contemporain pour aller au-delà, que de supposer qu'un individu puisse sauter par-dessus son temps, puisse sauter par-dessus le rocher de Rhodes. Si sa théorie va effectivement au-delà, si elle se construit un monde tel qu'il doit être, ce monde existera sans doute, mais seulement dans sa pensée, c'est-à-dire dans une cire molle où n'importe quelle fantaisie peut s'imprimer.

– Hegel

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Nous ne bénirons jamais assez ces rares esprits, qui, dans l'histoire de la philosophie, sont venus recadrer les rêveurs et situer l'effort de la pensée vers un objet solide, lequel se construit par l'observation sans ressentiment de la réalité telle qu'elle est : citons au moins Aristote, Machiavel, Spinoza, Montesquieu, Hume et Hegel, bien que ce dernier, pour d'autres raisons que celles qu'il évoque dans sa célèbre préface aux Principes de la philosophie du droit, finit malgré tout, avec son mouvement trop rationnel de l'Esprit, par tomber dans le vice qu'il dénonce. Ces grands philosophes, exaspérés par toutes ces fameuses exaltations philosophiques finissant généralement par une effrayante et presque délirante minutie dans la description de ce que devrait être les hommes et la cité, aiment le réel, s'efforcent de se rattacher à lui, et de faire enfin descendre sur terre toutes ces grosses idées qui se gambadent joyeusement dans les nuages de l'entendement humain. 

Les utopistes qui se prennent au sérieux sont marquées par un frappant mépris du réel, comme s'ils étaient forcés de sublimer leur haine de la réalité effective par l'élaboration d'une réalité idéale ; ils ne parviennent pas à accepter de composer avec la Wirklichkeit ; et, n'aimant pas l'être, ils se réfugient dans le devoir-être, que Hegel compare si bien à une cire molle : tout est liquide, fuyant, dans ce monde rêvé où les philosophes sont rois, où le Bien est accessible aux gouverneurs, où la raison triomphe sans combat de ses adversaires. Il est vrai que le réel est moins agréable à contempler que son avatar idéalisé et qu'il est tellement plus plaisant et facile de s'élever au-delà de ce qui est plutôt que de se frotter à la terre concrète et si aisément décevante du monde objectif ; tout cela est bien compréhensible, et il n'y a pas qu'en philosophie que les hommes se laissent aveugler par l'aura trompeuse du meta et du supra

Il y a deux moyens de sauver les spéculations fondées sur le devoir-être : ou de les prendre comme des idéaux régulateurs, dont nous avons toujours besoin, ou comme des gigantesques farces, ce que l'on fait d'ailleurs instinctivement ; car enfin, si l'on prend la peine de les feuilleter, on s'aperçoit qu'il y a de quoi bien se fendre la poire dans les Lois de Platon ou, mieux encore, dans l'oeuvre toute entière de Charles Fourier !

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