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Scolies
18 juillet 2012

CCLXXXVI

Les invalid's chez nous, l'revers de leur médaille
C'est pas d'être hors d'état de suivr' les fill's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir retourner au champ de bataille.
Le rameau d'olivier n'est pas notre symbole, non!

Ce que, par-dessus tout, nos aveugles déplorent,
C'est pas d'être hors d'état d'se rincer l'œil, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir lorgner le drapeau tricolore.
La ligne bleue des Vosges sera toujours notre horizon.

Et les sourds de chez nous, s'ils sont mélancoliques,
C'est pas d'être hors d'état d'ouïr les sirènes, cré de nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir entendre au défilé d'la clique,
Les échos du tambour, de la trompette et du clairon.

Et les muets d'chez nous, c'qui les met mal à l'aise
C'est pas d'être hors d'état d'conter fleurette, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir reprendre en chœur la Marseillaise.
Les chansons martiales sont les seules que nous entonnons.

Ce qui de nos manchots aigrit le caractère,
C'est pas d'être hors d'état d'pincer les fess's, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir faire le salut militaire.
jamais un bras d'honneur ne sera notre geste, non!

Les estropiés d'chez nous, ce qui les rend patraques,
C'est pas d'être hors d'état d'courir la gueus', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir participer à une attaque.
On rêve de Rosalie, la baïonnette, pas de Ninon.

C'qui manque aux amputés de leurs bijoux d'famille,
C'est pas d'être hors d'état d'aimer leur femm', cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir sabrer les belles ennemies.
La colomb' de la paix, on l'apprête aux petits oignons.

Quant à nos trépassés, s'ils ont tous l'âme en peine,
C'est pas d'être hors d'état d'mourir d'amour, cré nom de nom,
Mais de ne plus pouvoir se faire occire à la prochaine.
Au monument aux morts, chacun rêve d'avoir son nom.

– Georges Brassens

Le peuple a besoin d'être fidèle à quelque chose, de sentir qu'il existe pour défendre des valeurs supérieures aux autres. Les Grecs étaient fidèles à leur cité, fiers d'un patriotisme tout à fait naturel : on en trouve une belle illustration dans le Criton de Platon. Le problème est que notre nation n'a pas grand chose à voir avec une cité grecque. Son histoire est complexe et il est impossible de la résumer en quelques lignes. Toutefois, on peut dire le plus important, à savoir que la nation fut inventée en France au moment de la révolution française ; on avait besoin de remplacer la fidélité au roi, aux Bourbons, par une autre entité, plus générale, dans laquelle tous les français pourraient se reconnaître. Mais l'on voit bien que cette sorte de nation ne peut qu'être artificielle. La nation française est un regroupement de territoires et d'identités très différents qui ont souvent été conquis par la force, et parfois au moyen des pires atrocités. Il y a dans la nation française, du fait de sa grandeur et de sa vaste histoire, une construction dont la légitimité est forcément plus incertaine que celle de la cité grecque. D'où les rapports complexes qu'entretiennent en permanence les Français avec leur nation. Plus que n'importe quel autre peuple, les Français se méfient de l'État considéré en tant que monstre froid et mécanique, comme en témoigne l'ancestrale tradition française de mépris des forces de l'ordre. Et, en même temps, la France, c'est aussi l'idéal de grandeur cornélien, c'est la haute estime de soi allant aisément jusqu'au chauvinisme. 
Il y a deux excès en la matière, qui traduisent peut-être, au fond, le même malaise. Le premier consiste à dénigrer entièrement sa patrie, d'affirmer la contingence totale de sa nationalité, et d'expédier violemment d'un revers de la main tous les amoureux de leur pays : dangereuse attitude de déraciné conduisant au monde indifférencié dans lequel nous pataugeons aujourd'hui. Le deuxième consiste au contraire à exalter la patrie, mais sans prendre conscience que celle-ci n'est jamais sainte, qu'elle n'est pas spécialement favorisée par Dieu, et que la recherche aveugle de ses intérêts peut aboutir à d'honteuses atrocités. La raison parfois va contre les intérêts étroits d'un pays ; et il faudrait toujours accorder la priorité à sa raison ayant vocation à l'universel sur l'esprit partisan cantonné sur lui-même, tristement bloqué sur ses propres mirages nationaux. Ainsi on peut voir des patriotes qui remplacent l'amour par l'idolâtrie, et qui célèbrent le monstre froid, mécanique et dangereux plutôt que la culture universelle portée par la France. Il n'est pas étonnant que ce soit précisément après la première guerre mondiale que cette scission fut la plus marquée : il n'y a que deux moyens de réagir contre un événement traumatisant : ou bien on se met à dénoncer l'absurdité de la cause de nos sacrifices et de nos malheurs, ou bien, au contraire, pour donner un sens à tant de souffrance, on se met à glorifier la cause pour laquelle on s'est battu. Georges Brassens, comme Céline, comme d'autres, a bien su dénoncer l'excès patriotique, symptôme de la même maladie du déracinement. Un être humain enraciné ne se sent ni le besoin de nier l'importance de ses racines, ni celui de les exalter outre mesure ; il s'épanouit tranquillement à partir de celles-ci, comme l'arbre qui pousse et s'élève tranquillement vers le ciel sans amertume ni entousiasme fanatique. 
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