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Scolies
15 février 2012

CXXXII

L'habitude de vouloir être le premier est un ridicule ou un malheur pour celui à qui on la fait contracter, et uné véritable calamité pour ceux que le sort condamne à vivre auprès de lui. Celle du besoin de mériter l'estime conduit, au contraire, à cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile.

– Condorcet

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Dès que nous faisons l'effort de philosopher (si nous osons employer ce verbe si élevé, qui, en l'utilisant pour notre compte, nous fait inévitablement paraître présomptueux, élévation sans aucun doute nuisible à l'effectivité de la philosophie, que je ne cesserais jamais de comparer à un art, un savoir-faire, un métier, aussi concret, palpable et prosaïque que la maçonnerie ou que le tissage) dès que nous essayons donc de philosopher, nous tâchons de distinguer, de couper rationnellement les idées, de déplier l'implicite, et d'être, en somme, un habile boucher du concept. Rappelons-nous toujours que le matériau du philosophe existe, et qu'il s'agit du concept, matériau qu'il n'est pas nécessaire de définir ici. 

Dans le contexte de sa réflexion sur l'instruction publique et l'école, une distinction importante est implicitement opérée par Condorcet, c'est celle entre la rivalité et l'émulation. Tout se passe comme si l'entendement faisait une scission opératoire, permettant d'établir une hiérarchie : c'est presque toujours un procédé de ce genre que le philosophe emploie pour proprement expliciter le réel. L'on ne comprend rien de la tâche du philosophe si l'on déconnecte, comme on sait si naturellement le faire, les concepts qu'il construit de la réalité à laquelle ceux-là sont censés correspondre. Et c'est une haute vertu du philosophe que de savoir faire penser au réel par un discours évocatoire et puissant, en ce sens qu'il frappe, saisit, et oblige le lecteur à voir dans le monde l'aspect précis que sa prose essaye de révéler : c'est parce que Alain, cet éveilleur, plus que n'importe quel autre, possède cette vertu rare que je le place au plus haut rang des philosophes.

Les premiers de la classe qui le sont uniquement pour être premier de la classe, c'est-à-dire qui placent la finalité de leurs efforts dans la seule perspective d'être le meilleur élève, sont des êtres insupportables, laids, démotivants. En disant laid, je pensais à leur esprit, mais c'est souvent tout aussi vrai de leur corps ; et tout le monde a un souvenir de l'un de ces intellos à la triste figure qui traînaient péniblement leur carcasse dans les couloirs de l'école comme s'ils étaient à ce point hantés par l'idée d'être premier qu'ils négligeaient les autres parties, plus importantes, de leur individu, ne se souciant ni de beauté, ni de sociabilité, ni de bonheur. Tout ce qui ne participe pas directement à leur réussite scolaire est obstacle pour eux ; ils voient des rivaux partout, et se lamentent de ne jamais pouvoir être absolument premier dans tous les domaines ; mesurant toujours le monde à l'aune de leur obsession, de leur passion triste, ils gâchent le heureux temps de leur jeunesse où tout ce qui est réel est découverte nouvelle. Il est évident que ce sont des élèves malheureux : ils n'aiment pas ce qu'ils font, car ils travaillent par amour-propre et non par amour des études ; ils sont, à juste titre, la cible de maints sarcasmes et quolibets ; et, ce qui est le plus exaspérant pour les autres, ils pensent toujours, sincèrement inquiets, avoir raté leurs devoirs, alors qu'ils le réussissent toujours. La bonne note n'est pas pour eux l'arrivée d'un bonheur positif, mais n'est que l'apaisement d'une angoisse ; ce n'est pas de la joie, c'est une maigre satisfaction, c'est un sentiment tout à fait négatif, c'est à peine une consolation de leur stupide état de travailleur absurde.

Ce qui différencie la rivalité de l'émulation c'est qu'il y a, dans l'idée d'émulation, l'idée d'élan généreux, sans jalousie, sans tristesse ; le mouvement est tout aussi puissant que dans la rivalité, mais il est animé volontairement selon un principe vertueux, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un affect à la fois joyeux et fécond. Nécessairement, l'individu animé par l'émulation s'épanouit davantage que celui qui est jeté passivement dans le cours monotone de la rivalité ; en effet, il s'appuie sur un amour réel pour l'objet de ses efforts, ne pense pas obsessionnellement à son misérable ego, et progresse tous les jours d'autant plus facilement qu'il déploie ses forces de bon coeur. Est-il besoin de le dire ? Le véritable bon élève, s'il s'efforce de progresser à l'école, c'est par amour pour les études, et s'il a conscience de ses qualités précises, il manque pas, par goût, de s'ouvrir également à d'autres sphères d'activités dans lesquels il sait pourtant qu'il ne pourra jamais être le meilleur ; surtout, il sait que la valeur profonde d'un individu ne se mesure pas avec les règles conventionnelles d'une institution dont le but, si l'on y pense un peu, est tout à fait autre.

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Commentaires
P
Devant l'Aigle Socrate, un condor... eh bien c'est<br /> <br /> Comme devant la corde un morceau de lacet... <br /> <br /> Mais ne méprisons point le penseur Condorcet,<br /> <br /> L'aigle ignorant parfois ce que le condor sait.
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