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Scolies
13 avril 2012

CXC

On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

– Pascal

86

Le bon sens a une fois de plus raison sur les philosophes et les théologiens, car c'est précisément le contraire qui est vrai, à savoir que nous n'aimons jamais des qualités, mais uniquement des personnes. Aime-t-on une femme pour la couleur de ses cheveux, sa douceur, la taille de sa poitrine, l'inflexion de sa voix, sa générosité ? Non ; car quantité d'autres femmes possèdent des qualités semblables et ne nous inspirent que de l'indifférence, voire de l'aversion ; non, car alors l'amour serait prévisible et répétitif, analysable et décomposable comme un problème mathématique. Les personnes que nous aimons ne sont pas uniformes, elles possèdent des vertus et des défauts différents, ce qui fait clairement voir que ce n'est jamais telle qualité précise abstraitement isolée que nous aimons en quelqu'un, et qu'il n'y a que par un raisonnement sophistique que l'on peut aboutir à la provocatrice conclusion de Pascal.

Si nous n'aimons pas des qualités, qu'aimons nous ? L'acte d'aimer est si simple, et notre raison, avec ses catégories rigides et sa manie d'exécuter des coupes abstraites dans une totalité mouvante, se fourvoie facilement. Une personne ne se décompose point ; elle se fait percevoir, sentir, aimer. Une personne est une totalité, non la somme de parties que l'on peut distinguer. Ce qui nous plaît en la femme aimée, ce n'est point cette voix, cette chevelure ou cette espièglerie, c'est l'ensemble concret, vivant, singulier, irréductible qu'elle constitue ; ce n'est pas la somme de ses qualités, mais le je-ne-sais-quoi charmant qu'elle est à chaque instant. C'est pourquoi nous aimons des êtres pour leurs défauts eux-mêmes ; c'est que nous aimons tout en eux, et ce n'est pas la considération de qualités négatives que nous découvrons en eux qui affaiblira notre amour. Par là nous comprenons pourquoi essayer d'expliquer un amour est un exercice vain : car pour expliquer, nous devons déplier abstraitement l'être, ce qui nous fera inévitablement manquer le presque-rien, c'est-à-dire l'essentiel, c'est-à-dire le charme réel de la personne vivante, non décomposée.

Nous n'avons donc pas tort de nous moquer de ces naïfs qui croient avoir réduit au néant l'amour, quand ils n'ont révélé que la faiblesse de la raison, et, imperceptiblement, la puissance de la sensibilité. Et Montaigne, en cherchant à comprendre son amour pour La Boétie, a écrit la plus belle phrase du monde, qui se comprend instantanément par tous, sans commentaire superflu : Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

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