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Scolies
12 avril 2012

CLXXXIX

Outre cela, quoique paresseux, j'étais laborieux cependant quand je voulais l'être, et ma paresse était moins celle d'un fainéant que celle d'un homme indépendant, qui n'aime à travailler qu'à son heure.

 – Jean-Jacques Rousseau

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Sentir que nos efforts ont leur fin en quelqu'un d'autre que nous-mêmes, ou, ce qui est pire, en une institution étrangère à nous, sorte de froid organisme sans vie qui s'impose à nous, alors que, conséquence non de l'égoïsme mais du naturel amour de soi, c'est toujours la vue de notre réalisation personnelle, de notre épanouissement propre que nous poursuivons en déployant notre énergie ; sentir cela, c'est s'immerger dans un marais sinistre qui entrave notre volonté, l'enlaidit, l'affaiblit, la corrompt. Quand un autre nous commande, et a fortiori si nous n'avons point d'affection pour celui qui veut nous diriger, nous ne sentons que la contrainte, et ne pouvons voir dans toute sa valeur le but de l'action ordonnée. 

L'homme est un animal difficile. Il peut être le plus travailleur des animaux, mais également le plus paresseux d'entre-eux ; c'est qu'il doit vouloir pour agir, qu'il ne peut se contenter d'écouter son instinct, et c'est pourquoi, à proprement parler, l'abeille ne travaille pas, n'est jamais fainéante, fait toujours ce qu'elle doit faire, sans passer par l'intermédiaire d'une volonté. L'homme qui ne sait pas vouloir ne fait rien ; il se laisse aller, passif, demi-humain, piteux. Et vouloir est chose difficile ; ce n'est point un art qu'on acquiert comme on apprend une langue ; c'est un apprentissage qu'il faut recommencer tous les jours. Vouloir est difficile, oui ; et non tant à cause des obstacles parsemés sur le chemin à accomplir, qu'à cause des conditions qui nous sont imposées, conditions étrangères à nous qui tendent à rendre l'objectif suivi étranger lui aussi. Et l'on ne se bat point pour ce qui nous est étranger. D'où l'on comprend que la grande qualité du pédagogue est d'imposer des contraintes qui peuvent être désirées par les élèves, ce qui est possible en leur faisant comprendre l'intérêt réel et personnel qu'ils auraient à respecter ces contraintes pourtant extérieures, et en s'efforçant de rendre attrayantes ces contraintes : le pédagogue réussi est un habile séducteur.

Il y a des hommes qui ont un instinct de liberté qui crie fort, si fort que les voix faiblardes du devoir extérieur viennent à peine jusqu'à eux ; ces amoureux passionnés de l'indépendance peinent à travailler sous les ordres d'un maître quel qu'il soit ; s'ils l'écoutent, s'ils suivent l'exigence d'un maître, celui-ci est admirable, ils ne veulent pas le décevoir, et encore s'étonnent-t-ils eux-mêmes du peu d'enthousiasme qu'ils ont lorsqu'ils s'efforcent de travailler pour un maître qu'ils estiment plus que tout. S'ils jugent mal et trop rapidement, ils se condamneront et se trouveront fainéants. Mais ce n'est point cela ; ils sont férus d'indépendance, voilà tout ; et la preuve est qu'ils sont bien plus laborieux lorsqu'ils ont du temps libre, lorsqu'ils n'ont pas à subir les contraintes des cours, et qu'ils peuvent jouir sans entrave aucune de la plaisante et sans doute exigente contrainte qu'ils se donnent eux-mêmes. Ils travaillent, oui ; mais autonomes, sans quoi l'ennui est trop fort, ils s'endorment devant ces absurdes contraintes extérieures qu'ils ne peuvent choisir et qu'ils prennent comme des barreaux de prison, trop visibles, trop exaspérantes. Sous l'influences des autres, ils traînent, ils peinent ; seuls, ils vont allègres, et vite, et bien. 

Le cas Jean-Jacques est le plus exemplaire, qui peinait clairement à faire ce qu'on exigeait de lui, alors que, animé par son seul désir, paisible et libre à l'Hermitage ou à Montmorency, il écrit des chefs-d'oeuvres. Mais non, ce n'est pas le meilleur exemple ; il fut songer aux Rêveries du promeneur solitaire, lorsque Jean-Jacques, absolument libéré du regard des autres, ne songeant qu'à lui-même, ne vivant que pour lui-même, écrit avec un bonheur d'écriture que l'on ne retrouve dans aucune autre de ses oeuvres, et difficilement chez d'autres écrivains. Pourtant, ces rêveries parfaites sont le fruit d'un travail, comme les deux discours ; mais c'est un mouvement spontané et heureux, un effort voulu par soi, et juste soi. L'effort libre est heureux.

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