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Scolies
16 avril 2012

CXCIII

La vengeance procède toujours de la faiblesse de l'âme, qui n'est pas capable de supporter les injures.

– La Rochefoucauld

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La fiction embellit les passions. La raison de cela n'est point difficile à trouver : c'est que les passions sont les ressorts de l'action. Sans elles, point de drames, point de romans, point de héros. Aussi, le créateur, en inventant une histoire ou en reprenant à sa manière propre un mythe ancien, rend, par tous les procédés de son art, la passion puissante, souveraine, sublime. L'iliade, c'est la colère d'Achille : passion basse magnifiée, élevée ; irritation devenue moyen de déploiement épique génial. Il est donc rare que l'art ne célèbre pas, sous une forme ou une autre, les passions, bien que, et c'est ce qui échappe au vulgaire, celle-ci soient toujours épurées, sublimées dans les oeuvres d'art dignes de ce nom, sans quoi elles ne prodigueraient cet étrange sentiment d'apaisement, sans quoi il n'y aurait tout simplement pas de catharsis. Les oeuvres réellement belles n'excitent point les passions, mais donnent l'expression la plus parfaite de leur mouvement : l'inégalée esthétique de Schopenhauer aide à comprendre ce point.

Il en va autrement pour les oeuvres inférieures, et notamment celles du cinéma ; là, les passions ne sont pas épurées, mais rendues spectaculaires, envoûtantes ; là, la fiction réellement ment, et suscite des effets souvent nuisibles. On ne compte plus les films de vengeance, sentiment fort utile au cinéma pour mettre en scène un héros charismatique animé par un violent désir de buter du monde, donc de produire du spectacle. Ces films rendent la vengeance sympathique, et le spectateur souvent confond, dans son excitation, vengeance et justice ; il n'y a pas de confusion plus dangereuse. Cette confusion naît ainsi : on nous présente un héros aimable et charismatique, on nous montre de cruelles injustices qu'il doit subir, enfin on rend abominables, détestables, grossiers ses ennemis, faisant qu'on en vient, comme le héros, à désirer la mort des connards dont on a, durant le film, vu toute l'ignonomie sans grâce. Dans Le vieux fusil, modèle du genre, Philippe Noiret n'est pas seul à vouloir tuer les nazis responsables de la mort tragique de sa famille ; le spectateur l'appuie, l'encourage, et se réjouit pour lui de ses succès. Par ailleurs, l'exécution de la vengeance, du fait de la mise en scène, est agréablement spectaculaire, ce qui n'est jamais le cas de la vengeance réelle, qui est d'une tristesse évidente mais également d'une laideur répugnante. Dans le réel, l'effet avilissant des passions n'est point composé par une habile mise en scène ; ce n'est que désordre, humeur, et expression de faiblesse. En regardant Kill Bill, le spectateur ne se contrôlant pas peut en venir à croire que la vengeance donne des forces, qu'elle permet à Béatrix Kiddo de se surpasser, comme si l'intensité du désir de vengeance rendait vraisemblables les exploits les plus incroyables. Nous sommes forcément excités en regardant Unglorious Basterds, car nous attendons, impatiemment, les scènes de vengeance jubilatoires : nous approuvons le spectacle un peu grossier de Shosanna Dreyfus, nous méprisons son fatal et stupide attendrissement, nous apprécions la scène finale, laquelle est encore une vengeance exprimant le triomphe de la vengeance sur tous les autres valeurs, sur l'histoire, sur la gloire, sur la manipulation, sur la sincérité. La vengeance est exaltée et communiquée sans la magie rédemptrice de l'Art.

La mariée était en noir de Truffaut, plus proche de l'art, où la bassesse de l'action est relevée par la qualité de l'expression et la fuite du spectacle grossier, n'a pas ces défauts flagrants qui donneraient raison à la suspicion de Platon à l'égard des créateurs de fictions. La cousine Bette, d'un tout autre genre et d'une tout autre puissance créatrice, est un roman qui fait voir, sans ornements divertissents, la vérité du désir de vengeance, qui est ramenée à sa juste valeur de passion triste et pitoyable. Mais combien regardent les films impressionnants de Tarantino sans avoir jamais lu un Balzac de leur vie ?

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