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Scolies
15 avril 2012

CXCII

Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre impor­tance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et dis­tinctement.

– Descartes

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La neuvième règle des Règles pour la direction de l'esprit insiste sur un point de la méthode caractéristique de la méthode cartésienne, à savoir qu'il faut s'efforcer, pour atteindre la vérité, de commencer par le plus facile : ce n'est qu'ainsi que l'homme apprend à utiliser au mieux l'intuition et l'induction, lesquelles sont les deux seules opérations de l'entendement selon Descartes. Saisir la vérité par intuition est une opération qui demande de l'exercice et de l'entraînement ; cet entraînement permet notamment de développer la vertu de la perspicacité, que Descartes place à un haut rang. 

Quoique l'intuition, par définition, soit une opération donnant accès à la connaissance d'une vérité évidente, l'usage de cette opération n'est pas en elle-même entièrement évidente et sans poser de problèmes. De fait, partir de l'intuition pour aller vers la vérité ne va pas de soi, et la plupart des hommes, alors qu'ils possèdent tous cette capacité de former facilement un concept simple et certain d'une chose, s'engouffrent, lorsqu'ils cherchent la vérité, dans des complications inutiles, des chemins complexes et enchevêtrés se mêlant vainement les uns les autres, comme s'il ne disposait pas ou du moins comme s'il ne savait pas se servir de l'intuition, opération qui est pourtant le fondement, selon Descartes, de la connaissance. En vérité, les hommes ne sont pas habitués à se servir de l'intuition, c'est-à-dire qu'ils ne s'exercent pas à utiliser cette capacité de leur entendement, un peu comme le sédentaire qui ne s'exerce pas physiquement et dont le corps s'affaiblit du fait de cette inertie physique ; les facultés ne sont jamais entièrement et définitivement données, il faut les exercer pour qu'elles deviennent le plus efficace possible. L'homme, s'il est doué de raison, stagnera toujours dans l'irrationalité s'il n'emploie pas cette raison et s'il ne la développe pas, ce qui ne peut se faire qu'en la déployant concrètement ; de façon générale, une capacité ne peut devenir effective qu'à la condition qu'elle ne demeure pas à l'état de puissance et qu'elle devienne acte ; d'où l'on voit la vérité du proverbe : « C'est en forgeant qu'on devient forgeron », proverbe qui s'applique aux activités manuelles comme aux activités intellectuelles. Descartes semble particulièrement conscient de ce problème, et c'est pourquoi il indique un moyen de développer cette capacité à saisir les choses clairement et distinctement par l'intuition, à savoir  qu'il faut tourner le regard entier de l'esprit vers les choses très petites et très faciles, c'est-à-dire qu'il faut s'appliquer à ce que notre intelligence, devant être la plus attentive et la plus pure possible, s'exerce d'abord non vers ce qui est difficile et complexe, mais vers ce qui est le plus à la portée de notre entendement : en somme, il faut adopter une démarche progressive, ce qui convient à toutes les méthodes : comme le tireur à l'arc qui, à mesure qu'il progresse, s'éloigne de plus en plus de sa cible, l'homme désireux de trouver la vérité doit commencer par considérer ce qui lui est le plus accessible.

La capacité de voir distinctement chaque chose n'est pas une capacité réservée aux seuls hommes de science ; ce serait limiter à tort la sphère d'action de l'entendement, considérée de façon générale comme la faculté de comprendre, que les hommes emploient dans les activités les plus simples, les plus banales, ou dans les activités semblant surtout fondées sur l'usage du corps. L'homme ne saurait être habile sans comprendre en les distinguant les diverses choses auxquelles il se confronte dans ses activités, et la perspicacité est une vertu qui dépasse le strict domaine intellectuel ; ce qui est d'autant plus évident si l'on pense que la force spécifique de l'homme réside en son intelligence, laquelle consiste précisément, selon Bergson, dans la capacité à opérer des distinctions puis à établir des rapports entre les choses en vue de préparer au mieux l'action concrète. Descartes, en montrant la manière dont il faut se servir de l'intuition en la comparant avec la vue, fait bien voir que la perspicacité est une qualité dont aucun homme ne peut se passer et qu'elle peut être développée par tous, indépendamment de la sphère de la science : celui qui veut tout regarder ne regarde rien, car il faut que le regard soit concentré sur un point déterminé et précis pour avoir un regard perspicace : ainsi, il est impossible d'analyser un tableau si l'on se contente de le regarder de façon générale, sans s'attarder sur des aspects précis. Comme regarder sans concentrer son regard revient à avoir une vision vague et floue d'une chose, penser à un ensemble de choses de façon trop générale, sans les distinguer et les décomposer, revient à penser confusément ; il s'agit plus d'une rêverie sans objet déterminé que d'une recherche rigoureuse par l'entendement, et il n'y a nulle perspicacité contenue dans cette façon de penser qui en voulant trop étreindre n'embrasse rien. On comprend encore mieux l'analogie faite entre la vue et la saisie intuitive des choses si l'on pense que la perspicacité, venant du latin perspicax signifie d'abord avoir la vue perçante, être clairvoyant. La comparaison avec l'artisan s'avère également tout à fait parlante ; car s'il y a un homme qui, quotidiennement, dans son activité, doit faire preuve de perspicacité, c'est-à-dire être capable de concentrer son attention sur un point précis et par là faire preuve de pénétration d'esprit, c'est l'artisan, qui, au travail, doit procéder avec méthode, exécuter des gestes rigoureux, et surtout ne pas égarer son attention ailleurs, ce qui serait favoriser les erreurs et les maladresses. On remarque ainsi qu'un réparateur compétent, et peu importe son domaine de spécialité, est capable de repérer aisément la cause du problème ; en se concentrant sur l'objet en question, il voit la petite faille, le petit détail responsable du dérèglement de l'ensemble, ce qui est proprement faire preuve de perspicacité. Il apparaît ainsi qu'il n'y a guère d'activité humaine où la perspicacité, la pénétration d'esprit, la capacité à distinguer les choses, à concentrer toute son attention sur un point précis, ne soient requises ; il semblerait donc qu'il n'y ait rien de bouleversant et de contraire au sens commun dans le fait d'encourager la vertu de la perspicacité.

Cependant, si tous les hommes dirigeaient spontanément leur effort dans l'acquisition de la perspicacité et s'efforçaient de suivre la méthode consistant à partir de ce qu'il y a de plus facile, il n'y aurait nul besoin d'insister autant sur ce point ; si Descartes le fait, c'est qu'il constate une tendance, un défaut abondamment répandu parmi les hommes qui consiste à préférer ce qui est difficile à ce qui est simple. En effet, tout se passe comme si les hommes éprouvaient une fascination pour le mystère et les raisonnement inutilement compliqués ; ils admirent plus aisément les argumentations alambiqués, qui leur apparaît peut-être comme une preuve de virtuosité, comme s'il était probable que la vérité, pour être conquise, devait emprunter des chemins tortueux et dont les voies sont impénétrables pour le commun des hommes. Il y a là un préjugé que Descartes s'efforce toujours de combattre, à savoir que le simple et le facile ont moins de valeur que le complexe et le difficile ; thème cher à Descartes, qui ne cessa pas d'insister dans toute son œuvre sur l'accessibilité de la connaissance, sur le bon sens commun à tous, et même sur la plus grande facilité qu'a l'ignorant de fonder sur des principes sûrs la science vraie que le savant, qui doit, quant à lui, se débarrasser au préalable de tous ses préjugés acquis par la lecture d'ouvrages remplissant la mémoire de raisonnements tordus, comme on peut le voir dans La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, dialogue inachevé mettant en scène Eudoxe montrant à l'ignorant Poliandre, contre Épistémon, qui porte bien son nom, le moyen de conquérir lui-même et facilement les grandes vérités essentielles. 

Plus que tous les autres, Descartes forme l'esprit. Ses tourbillons fantasques sont oubliés et moqués, mais sa méthode, par l'effet fécond qu'elle produit sur l'entendement, ne perdra jamais sa majesté et sa pertinence.

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