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Scolies
15 avril 2013

CCCXIV

La grâce de votre pensée, votre courage élégant, votre fierté spirituelle, je les respire comme les parfums de votre chair. Il me semble, quand vous parlez, que votre âme flotte sur vos lèvres, et je me meurs de ne pouvoir y appuyer ma bouche. Votre âme n’est pour moi que l’odeur de votre beauté. J’avais gardé les instincts des hommes primitifs, vous les avez réveillés. Et je sens que je vous aime avec une simplicité sauvage.

– Anatole France 

L'amour exprimé ici, celui de l'artiste Deschartes pour Thérèse dans le Lys rouge, est proprement l'inverse de l'amour platonique. Dans l'amour platonique, le corps n'est pas annihilié, ce qui n'est de toute façon jamais possible ; le corps est considéré comme un simple signe de l'âme, de sorte que toutes les perfections du corps se rapportent dans l'esprit de l'amant à l'idée qu'il se fait de l'âme de l'aimé. Ici, il s'agit d'un amour fondé sur le physique, mais sans aucune grossièreté, sans quoi il ne s'agirait non pas d'amour, mais d'un simple désir. En effet, on peut éprouver un désir violent pour une femme bien foutue, sans songer un seul instant à son âme ; on ne regarde alors que le corps ; on prend l'autre comme un moyen de jouissance ; c'est de la concupiscence, sans nuance d'amour. Les putes qui se déhanchent sur internet ne font jamais éprouver que de la concupiscence ; elles ne font pas deviner l'âme qu'elles ont en elles ; aussi, elles ne méritent pas notre respect. On respecte ce qui est digne, et une nénette qui de son plein gré excite le désir par les moyens les plus vulgaires n'est point digne ; elle est bonne, elle est sexy, elle est excitante, mais à aucun moment elle n'apparaît comme un être digne valant pour soi-même.

Mais il s'agit ici d'un amour fondé sur le physique, ce qui est bien plus intéressant que le simple désir. Deschartes aime profondément Thérèse, il la respecte, il voit son âme ; et ce qui anime son amour, c'est précisément l'union de son âme avec son corps, dont il contemple les lignes mouvantes avec l'oeil de l'artiste. Sauf qu'au lieu de considérer les perfections du corps comme des signes de la perfection de l'âme, cette dernière est la médiation par laquelle passe le regard contemplatif de l'amant : l'âme indique le corps, le révèle, le sublime. Le caractère de Thérèse n'est donc pas rapporté à l'âme, comme il se devrait dans l'amitié ou l'amour platonique, mais au corps ; les qualités qu'il vient d'énumérer, il dit les respirer comme les parfums de sa chair...  Les qualités de l'âme insufflent un élan vers le corps ; le spirituel est au service de la matière. Aussi, la concupiscence est-elle présente malgré la vision de l'âme de l'aimé ; aussi, la souffrance domine cet amour, puisque, l'âme étant subordonné au corps, Deschartes ne peut que désirer posséder un corps qui ne pourra jamais être complètement le sien. Le regret domine dans cet amour proprement impie qui inverse l'ordre ontologique de l'être : "votre âme flotte sur vos lèvres, et je me meurs de ne pouvoir y appuyer ma bouche". La suite de l'ouvrage, alors même que Thérèse se sera donnée à Deschartes, montrera les malheurs qu'engendrent nécessairement un tel amour : le corps ne permet pas une union réelle, l'imagination, qui façonne sans cesse des images douloureuses, excite une jalousie incontrôlable, et les êtres aimés, voulant se fondre ensemble, s'aperçoivent trop tard qu'ils n'ont pu que douloureusement se briser l'un contre l'autre.

L'amour spirituel n'a point ces inconvénients. L'âme qui aime l'âme se moque de ces histoires pathologiques de désir, de possession, de jalousie. L'âme qui aime l'âme cherche l'accord ; elle veut l'union des individualités ; sa quête de fusion est moins ardente, moins pressée, et pourtant s'achève en une union plus effective et plus durable. La réussite de cette union spirituelle vient de ce que les êtres font taire leur tyrannique amour-propre, et regardent l'autre pour lui-même, pour un être valant par soi-seul, et non pour les plaisirs physiques qu'il peut nous procurer. On veut l'autre sans le désirer ; ou, si il y a désir, ce n'est que concession de quelques instants de l'âme pour le corps, dont les forces doivent être employées à un moment ou un autre. Ceux qui cherchent l'autre dans son corps se trompent et sont condamnés à éprouver une déception douloureuse ; le corps n'est jamais qu'une somme de caractéristiques contingentes ; au lieu que l'âme est le berceau de l'identité personnelle, elle est ce qui donne sens à ce qui envoloppe matériellement l'être, elle est le principe vivant d'où découlent toutes les splendeurs du corps, elle est ce qui anime et ce qui rend possible la totalité singulière en mouvement d'un être. On comprend dès lors pourquoi tous les amours heureux sont des amours entre deux âmes. Pour éprouver un tel amour, encore faut-il apprendre à regarder par les yeux de l'âme, art qui s'oublie en notre temps pour des raisons évidentes ; ce sont pour les mêmes raisons que ceux-là mêmes qui croient en Dieu sont tout à fait incapables de l'aimer pour lui-même : dans leur glorification de la divinité, ils ne s'aperçoivent point qu'ils l'implorent pour satisfaire leurs désirs égoïstes, et qu'ils ne célèbrent en Dieu que leur misérable amour-propre. Mais les vrais amants de l'âme ont de tout temps été aussi peu nombreux que les vrais serviteurs de Dieu. 

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