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Scolies
corps
7 février 2012

CXXIV

 Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.

– Alain

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La morale réelle, c'est la morale du travail. "Travail" : ce mot ambigu ne plait guère, il est hanté par son étymologie latine, le tripalium pèse lourd et donne au travail une inflexion douloureuse dont il se passerait bien. Mais les autres mots ne conviennent pas : ils sont trop précis ("effort") ou trop larges ("énergie") ; seule "force" irait encore, mais on entend des choses si différentes par ce mot qu'il est toujours délicat de l'associer à un autre concept. Au contraire, si l'on se dépêche de dire qu'en utilisant dans ce contexte le mot de travail, nous ne voulons pas insister sur le sens de labeur, d'activité rénumérée, mais sur le sens de déploiement rationnel de force en vue d'un objectif précis, nous avancerons rapidement. En effet, par travail, nous pensons très précisément au seul moyen qu'ont les hommes d'être actifs, en tant qu'ils exercent librement leur puissance dans un cadre et vers un objet déterminé ; or, c'est dans l'activité seule que nous plaçons le bonheur humain. 

Ce premier article de la morale du travail, qui est la morale réelle car elle est la seule qui soit véritablement concrète, n'est que le résultat du bon sens, résultat auquel parvient n'importe quel homme travaillant quotidiennement. L'idée est d'une si grande simplicité qu'on la manque souvent, à savoir qu'il faut être en forme le jour pour dépenser ses forces, et fatigué la nuit pour régénérer son énergie et mieux recommencer sa tâche le lendemain, sans quoi le demi-sommeil laissera barboter nos forces et notre volonté dans une dangereuse et malheureuse irrésolution. Les intellectuels, qui eux aussi sont censés être des travailleurs, dépensent leur force avec moins de constance et de pugnacité que les prolétaires, ce qui les conduit bien souvent à se retrouver dans l'état de demi-sommeil condamné par la morale du travail : ils sont trop détendus pour exercer leur force, et pas assez pour trouver un repos qu'ils ne méritent pas ; la lenteur d'esprit et de corps les gagne, ce qui les fait tomber dans un ennui flasque ; mi-actifs, mi-passifs, ils rêvent lorsque le soleil brille encore, et se complaisent dans une indolence tout aussi peu féconde que peu reposante. Aussi, ils ne dorment pas bien ; ils ne peuvent éprouver la joie pourtant si commune de se coucher, la nuit, appelé par la fatigue réelle du corps, de se détendre, de ne penser à plus rien de solide, ce qui est précisément arrêter de penser et se laisser aller aux agréables rêveries nocturnes, et, par suite, être bercé doucement par le seul sommeil heureux, qui est le sommeil régénérateur. Ce n'est qu'en ayant passé une journée de travail, que le corps, après avoir été volontairement tendu toute la journée, peut être régénéré dans la nuit ; c'est pourquoi les intellectuels devraient s'efforcer de compenser leur habituel engourdissement corporel par des exercices physiques réguliers, ce que les Grecs, modèles insurpassables, avaient bien compris.

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30 janvier 2012

CXVI

Quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner.

– Jean-Jacques Rousseau

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La civilisation, c'est-à-dire l'Humanité, est le chemin de la perfection. La culture, mot demeurant souvent dans le vague, c'est d'abord ce qui croît ; si l'on pousse un peu l'idée en la dirigeant vers le sens dont il est question ici, on peut dire que la culture, c'est l'ensemble des moyens mis en oeuvre pour rationnellement faire croître ce qui peut être élevé en l'homme. Il n'y a rien de tel chez l'animal et il faut un peu de mauvaise foi pour le nier ; la volonté de rendre toujours plus ténue la différence entre l'homme et l'animal est trop visible ; et Montaigne, dans son Apologie de Raymond Sebond, se montre bien peu convaincant : on le lit en y prenant du plaisir, on adhère momentanément à son jeu (qui devient tout de même un peu lassant à la longue), mais enfin, on n'y croit rien. Je veux bien imaginer que les animaux ont une religion, mais pour un moment seulement ; et le scepticisme est un jeu qui doit s'arrêter pour ne pas devenir sérieuse folie. Ceci dit, le rapprochement excessif de l'homme avec l'animal, le désir d'y voir une différence de degré et non de nature, est à la mode. En effet, non content d'ornementer régulièrement les droits de l'homme de sornettes aussi incongrues que ridicules, les bien-pensants, toujours plus bêtement innovant, veulent maintenant accorder des droits similaires aux animaux. Arrivé à ce stade de bêtise, il ne sert plus à rien de raisonner, il faut se marrer, et bien fort.

Si l'animal se perfectionne, ce n'est jamais que par l'action de l'homme. Jamais l'animal ne se dressera tout seul. Et encore, quelle faible faculté de se perfectionner, et même chez les animaux les plus étonnants ! Il faut des années pour qu'un perroquet lève la patte lorsqu'on émet un signe précis, et cela suffit à en faire l'acteur d'un spectacle dans un zoo. On est tout surpris lorsqu'on voit un singe singeant l'homme, comme s'il y avait quelque chose de similaire entre le singe et l'enfant. Il n'en est rien ; jamais le singe, tout aussi impressionnant soit-il, ne peut s'élever naturellement et consciemment ; c'est un dressage, et non une éducation, qui vise le spectaculaire, c'est-à-dire, encore et toujours l'homme. 

Il n'y a que l'homme qui peut qui doit se réaliser et devenir ce qu'il est. L'animal est déjà ce qu'il est ; il n'opère pas par des médiations, il écoute ses instincts, sans discernation, puis agit, et la messe est déjà dite. Rien n'est entièrement donné à l'homme ; aucun animal n'est fait ainsi. On mesure le degré de civilité d'un peuple aux efforts mis en oeuvre pour perfectionner les citoyens ; et c'est pourquoi, à jamais, les Grecs incarneront l'idée de civilisation. Le gymnase est peut-être l'image la plus frappante de cette faculté de perfectionner dont parle Rousseau : voilà des hommes qui se réunissent dans le seul but de perfectionner leur corps, qui développent leur muscle non par accident, mais volontairement, pour la simple joie de le faire. Puissent les éternels kouroï toujours stimuler notre désir de perfection !

26 janvier 2012

CXII

Je suis en faveur de la coutume qui veut qu'un homme baise la main d'une femme la première fois qu'il la voit. Il faut bien commencer par un endroit quelconque.

– Sacha Guitry


baisemaintintin

Le baise main, je viens de l'apprendre, n'est pas si ancien qu'on le croit : alors que l'on s'imagine généralement qu'il s'agit d'une coutume ancestrale, remontant au moyen-âge, une rapide recherche permet d'apprendre que ce rite fut inventé à la fin du XIXème siècle, inspiré par l'amour courtois médiéval. Je suppose qu'auparavant les salutations entre hommes et femmes offraient moins de contact, et qu'elles consistaient en révérences distantes fort peu propices aux excitantes sensations érotiques. Du reste, cette question de politesse est passionnante, et je me précipiterais, s'il existait, vers un ouvrage qui, écrit avec élégance, narrerait spirituellement l'histoire des bonnes manières ; nul doute qu'un livre exhaustif sur ce sujet existe, mais il serait bien plus étonnant d'en trouver un bien écrit, qualité qu'aujourd'hui l'on ose même plus exiger des historiens. Trop grande attention pour des détails, diront certains ; mais d'une part, tous les détails qui composent les relations humaines sont fascinants, et, d'autre part, le vrai, c'est le tout, comme le dit Hegel, formule géniale et passe-partout qui sert à légitimer tout intérêt porté à des petites sphères qui semblent a priori éloignées d'un sujet général. 

Dans le baise main, l'homme doit s'incliner jusqu'à la main de la femme qu'il tient délicatement, avancer doucement ses lèvres et les faire effleurer la paume. Ce geste est lourd de signification ; et je m'abstiens de toute explicitation détaillée superflue de peur de m'ennuyer moi-même. L'idée à retenir est que l'homme montre par un signe gracieux qu'il se plie de bon coeur pour présenter ses hommages à une représentante de l'autre sexe, et qu'il y a, tacitement, un jeu de galanterie qui est accepté par ce geste.

Aujourd'hui, le premier contact avec une femme se fait par les joues, le visage. Si je regrette un peu que le baise main soit tombé dans la désuétude, je ne me plaindrais pas, car j'aime le rituel si charmant de la bise. Je me souviens de l'heureux temps du collège et du début de la puberté où, pour la première fois, tous les futurs hommes se réjouissent d'embrasser les jeunes filles de leur âge. Je me rappelle très bien que j'espérais faire la bise à telle ou telle jeune fille que, dans l'ingénuité du désir propre à l'adolescence, je jugeais magnifique et que j'idéalisais excessivement en lui donnant une splendeur qu'elle n'avait pas du tout objectivement, ce que la vision des anciennes photos de classe fait bien voir. Enfin, qui n'a pas été déçu de ne pouvoir faire la bise quotidienne à une jeune fille convoitée ? On s'attache rapidement à ce rite qui n'a rien d'anodin. Chamfort n'a pas tout à fait tort lorsqu'il réduit l'amour au contact de deux épidermes. Il est doux de se souvenir des premières sensations données par une personne aimée ou désirée. 

Aucune femme ne fait la bise de la même façon, et ce, au moins parce qu'aucune n'a le même épiderme. Aussi, tous les détails comptent et tous les sens sont convoqués. La vue fait admirer de près les détails de la femme ; nous approchons d'un coup du corps de l'autre, et nous pouvons, avec une rapidité parfois regrettable, contempler les parcelles du visage, les cheveux, ou les oreilles, auxquelles nous ne faisons guère attention habituellement. Nous touchons directement le visage, et toutes les peaux offrent une sensation de contact absolument unique ; si toutes les jeunes filles sont douces, elles ne le sont pas de la même manière. De même, la barbe de l'homme peut donner des sensations que ne donne pas le contact de deux joues imberbes. Souvent, nous effleurons également la chevelure, si essentielle dans le désir que nous avons pour une femme. Surtout, l'odorat est convoqué ; et je sens que les mots me manquent pour exprimer toutes les émotions prodiguées par les douces exhalaisons émanant de l'être désiré. Il n'y a rien de plus enchantant que de sentir intensément le parfum d'une femme aimée ; et je crois que l'odeur agréable de certaines femmes jouent beaucoup dans notre envoûtement pour elles. Au fond, même l'ouïe, en faisant entendre le petit smack quelque peu ridicule de la bise, joue un rôle non négligeable. Les maladresses ont beaucoup de sens, dans le rituel de la bise : il nous est tous arrivé de déraper et d'approcher dangereusement nos lèvres d'une autre partie du visage... Je me souviens soudain d'une jeune fille que je fréquentais au lycée et dont je ne me souviens pas même le nom ; en revanche, j'ai en mémoire, plus qu'une image de son corps bien foutu, le souvenir merveilleux de ses bises ; c'est qu'elle y mettait beaucoup de volupté, que le baiser n'était pas feint, que ses lèvres caressaient le plus tendrement du monde la joue, et que le parfum était ensorcelant ; c'était une artiste de la bise ; je lui rends ici un vibrant hommage, en même temps que je jouis, quelque peu nostalgique, de ma réminiscence ! 

Il y a des femmes qui ne tolèrent pas qu'on les baise (si je puis me permettre d'utiliser cette formule malheureuse qui fait se gausser tous les lycéens lecteurs du début de Candide) : ce sont les mêmes qui honnissent la galanterie sous le prétexte qu'elle rabaisserait la femme et qu'elle nierait l'égalité des sexes. Cette mentalité féminine moderne est barbare.

25 novembre 2011

L

Le travail du corps délivre des peines de l'esprit, et c'est ce qui rend les pauvres heureux.

La Rochefoucauld

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Le travail de l'esprit inhibe l'énergie du corps, et c'est ce qui rend les intellectuels malheureux.

23 novembre 2011

XLVIII

L'amour humain ne se distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines : la caresse et le baiser.

Pierre Louÿs

1863_Alexandre_Cabanel___The_Birth_of_Venus

On voit la différence qualitative entre l'animal et l'être humain jusque dans la manière d'atteindre la volupté amoureuse ; on ne le souligne jamais assez. Etenim, quid corpus possit, nemo hucusque determinavit. Avec l'être humain, tout devient art : sa force vient de sa volonté de dépasser la simple survie : il invente un art de manger, il invente le vin, il invente l'art d'aimer ; l'artifice lui est naturel, à l'homo faber.

La littérature – après la vie elle-même, n'oublions jamais de brûler nos livres – est la mieux placée pour nous faire sentir la sensualité et l'érotisme ; elle ne l'a pourtant, à mon goût, pas assez fait. J'ai une pensée pour celle dont Platon disait qu'elle était la dixième Muse, et dont il ne nous reste, sur les 12000 vers, que des ruines éparses. Pierre Louÿs, qu'on recommence un peu à lire aujourd'hui, a su être l'héritier de la pure littérature érotique grecque ; il est dommage que les adolescentes ne le lisent plus comme avant. Dans Aphrodite, et malgré les défauts importants de ce roman, nous sentons ce que peut le corps : comment ne pas rêver de la belle Chrysis ou, mieux, de l'ingénuité de Bilitis ? Il ne serait pas étonnant que les lecteurs de cet érotomane comme il n'en existe plus se multiplient (il est d'ailleurs évident qu'un certain nombre de ses textes ne pourraient aujourd'hui être publiés). J'avais commencé à lire Si le grain ne meurt uniquement à cause de mon désir de découvrir ce que Gide pouvait raconter de Pierre Louÿs ; j'y avais heureusement trouvé beaucoup d'autres choses plaisantes et surprenantes, comme dans toutes les grandes œuvres. 

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