CXXIV
Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.
– Alain
La morale réelle, c'est la morale du travail. "Travail" : ce mot ambigu ne plait guère, il est hanté par son étymologie latine, le tripalium pèse lourd et donne au travail une inflexion douloureuse dont il se passerait bien. Mais les autres mots ne conviennent pas : ils sont trop précis ("effort") ou trop larges ("énergie") ; seule "force" irait encore, mais on entend des choses si différentes par ce mot qu'il est toujours délicat de l'associer à un autre concept. Au contraire, si l'on se dépêche de dire qu'en utilisant dans ce contexte le mot de travail, nous ne voulons pas insister sur le sens de labeur, d'activité rénumérée, mais sur le sens de déploiement rationnel de force en vue d'un objectif précis, nous avancerons rapidement. En effet, par travail, nous pensons très précisément au seul moyen qu'ont les hommes d'être actifs, en tant qu'ils exercent librement leur puissance dans un cadre et vers un objet déterminé ; or, c'est dans l'activité seule que nous plaçons le bonheur humain.
Ce premier article de la morale du travail, qui est la morale réelle car elle est la seule qui soit véritablement concrète, n'est que le résultat du bon sens, résultat auquel parvient n'importe quel homme travaillant quotidiennement. L'idée est d'une si grande simplicité qu'on la manque souvent, à savoir qu'il faut être en forme le jour pour dépenser ses forces, et fatigué la nuit pour régénérer son énergie et mieux recommencer sa tâche le lendemain, sans quoi le demi-sommeil laissera barboter nos forces et notre volonté dans une dangereuse et malheureuse irrésolution. Les intellectuels, qui eux aussi sont censés être des travailleurs, dépensent leur force avec moins de constance et de pugnacité que les prolétaires, ce qui les conduit bien souvent à se retrouver dans l'état de demi-sommeil condamné par la morale du travail : ils sont trop détendus pour exercer leur force, et pas assez pour trouver un repos qu'ils ne méritent pas ; la lenteur d'esprit et de corps les gagne, ce qui les fait tomber dans un ennui flasque ; mi-actifs, mi-passifs, ils rêvent lorsque le soleil brille encore, et se complaisent dans une indolence tout aussi peu féconde que peu reposante. Aussi, ils ne dorment pas bien ; ils ne peuvent éprouver la joie pourtant si commune de se coucher, la nuit, appelé par la fatigue réelle du corps, de se détendre, de ne penser à plus rien de solide, ce qui est précisément arrêter de penser et se laisser aller aux agréables rêveries nocturnes, et, par suite, être bercé doucement par le seul sommeil heureux, qui est le sommeil régénérateur. Ce n'est qu'en ayant passé une journée de travail, que le corps, après avoir été volontairement tendu toute la journée, peut être régénéré dans la nuit ; c'est pourquoi les intellectuels devraient s'efforcer de compenser leur habituel engourdissement corporel par des exercices physiques réguliers, ce que les Grecs, modèles insurpassables, avaient bien compris.