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Scolies
28 décembre 2011

LXXXIII

En toute espèce de biens, posséder est peu de chose ; c'est jouir qui rend heureux.

Beaumarchais

 fer___cheval

Stendhal cite cette phrase de Beaumarchais dans son traité De l'Amour en indiquant que c'est l'oubli de cette vérité qui conduit les hommes à sombrer dans la jalousie. De fait, ce qui dit Beaumarchais n'est pas contestable ; il faut être bien sot et inexpérimenté pour voir dans la possession matérielle la source du bonheur, et cela a été montré mille fois par tous les philosophes ; mais ce qui est intéressant, c'est que la connaissance de la vanité de la possession n'empêche pas les hommes de courir toujours plus frénétiquement vers elle. En rappelant que la jalousie est irrationnelle et que le sentiment de la possession d'un être est fondé sur une erreur, nous disons une vérité, mais nous n'avons encore rien dit de la jalousie ; il faut creuser plus loin, et examiner la source de l'illusion, sans quoi nous prêchons dans le vide. Lorsque nous voyons de la jalousie dans un être, que nous lui faisons admettre, souvent laborieusement, qu'il souffre de cette passion, et que nous lui conseillons, lorsque nous ne lui ordonnons pas, de mettre un terme à cette comédie ridicule à laquelle conduit toujours la jalousie, nous gâtons les choses plus que nous ne les arrangeons ; c'est que le jaloux a souvent honte de son indigne passion, qu'il reconnaît la puérilité de ses tourments, et que sa douloureuse inquiétude se double d'une irritation contagieuse dès qu'il est reconnu coupable de jalousie ; de sorte que sa peine est redoublée, la jalousie nullement atténuée, et le couple en querelle ; en croyant démêler, on a tout embrouillé. Dire la vérité est facile, et ne mène guère loin ; c'est comprendre le mouvement de l'erreur, c'est expliquer la logique des idées fausses qui est difficile ; et il faut toujours avoir dans la tête, lorsque nous traitons de ce genre de question, la première proposition du quatrième livre de l'Éthique.

Le philosophe devrait donc s'efforcer de rentrer à plein pied dans le problème de la jalousie en essayant de cerner avec acuité son origine, son développement, sa cohérence, sa logique ; non pas condamner l'illusion, ce qui est aisé et ce qui revient à occulter le cœur du problème, mais au contraire y aller franchement, mettre carrément l'entendement dans le cambouis des passions, dans l'espoir d'y démêler distinctement une chose ou deux dans le capharnaüm de l'âme humaine, ce qui est est déjà beaucoup. Je ne crois pas être capable de résoudre le problème, ni même de le poser adéquatement ; il faudrait un cadre plus large, une réflexion plus longue, une plus grande expérience ; je me contente ici de former l'esquisse – non c'est déjà trop, disons plutôt de tracer un trait caractéristique de la jalousie. Ce trait, sans doute trop général, le voici : il y a du fétichisme dans la jalousie. Je vois une remarquable analogie entre le superstitieux qui tient à avoir toujours auprès de lui son collier porte-bonheur et qui se trouve anéanti s'il l'égare, croyant que toutes les foudres vont soudain s'abattre sur lui  ; car, au fond, le jaloux, drôle de personnage évidemment bien plus complexe que le superstitieux, est une sorte d'adulte qui continue à penser en enfant, c'est-à-dire qu'il attribue, mais malgré lui, une puissance occulte à l'être aimé en faisant comme si sa possession éloignait de tous les maux et procurait une félicité suprême ; s'il n'est pas, par surcroît, un niais, il sait que cette vue est fausse ; mais comme nous continuons à avoir peur du vide en traversant un effrayant pont qu'on sait sécurisé, le jaloux continue à agir et à souffrir comme si l'être aimé était un imprévisible porte-bonheur vivant, toujours inconstant et fuyant. Un être ne se capture pas et ne se peut posséder comme un porte-bonheur ; il serait bien long de citer toutes les œuvres ayant pertinemment insisté là-dessus, mais citons tout de même, pour le plaisir, Cosi fan tutte qui donne raison au philosophe affirmant l'inconstance de toutes les femmes ; les Lettres Persanes qui montrent bien que les hommes ne sont jamais assurés de la fidélité de leurs femmes, fussent-elles dans un harem bien gardé ; et, pour finir, ce petit trésor trouvé dans le spirituel essai d'Alphonse Karr sur les femmes : « Les rabbins, dans les commentaires sur la loi zélotupia, – la jalousie, – à cette question : « Combien de temps faut-il qu'une femme reste seule avec un homme autre que son mari pour que celui-ci ait le droit de la supposer adultère et de la traiter comme telle ? » les rabbins répondent : « Le temps de faire cuire un œuf à la coque et de l'avaler ».

Cette sorte d'adoration haineuse propre au jaloux n'a rien à voir avec l'amour authentique ; et si un jaloux aime véritablement quelqu'un, ce n'est jamais du fait de sa jalousie, comme on le croit si souvent, puisqu'on ne cesse de répéter que la jalousie montre l'amour et que celui qui n'est pas jaloux n'aime pas vraiment, ce qui est mélanger tous les sentiments et assimiler l'amour à une passion triste. Tout le mécanisme de la jalousie est dévoilé génialement dans Proust ; le triste fétichisme de la jalousie est cruellement révélé dans la Recherche, et particulièrement dans La prisonnière, où le narrateur oscille sans cesse entre la douleur de douter de l'être aimé et l'ennui de la sécurité qu'apporte sa présence rassurante ; mais ce diable de génie, en bon pessimiste, s'est abstenu de montrer l'amour séparé de la passion de la jalousie, comme si elle était le moteur indispensable à la passion amoureuse. Peut-être bien qu'il en est ainsi ; mais alors, il faut également dire qu'il existe un amour fort et énergique qui n'est pas une passion, et qui n'est pas non plus le plat, faible et fade sentiment, succédant parfois à la passion amoureuse, et ressemblant davantage à l'indifférence tolérante qu'à l'amour.

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