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Scolies
5 janvier 2012

XCI

L'homme qui se plaint de sa condition humaine et qui accuse la nature est un homme qui commence à mourir et même qui souhaite mourir.

Alain

 alainage

Les plaintes nuisent à la vie. Les jérémiades sont nuisibles à tout le monde, pour le tchandala qui geint, et pour les autres qui doivent supporter les pathétiques lamentations du faible. Se plaindre de son sort, c'est indiquer à un destin imaginaire que l'on abdique, c'est laisser déchoir sa volonté, et surtout, c'est répandre parmi ses semblables une sorte de virus contagieux et peu combattu qui fait abaisser la puissance. N'écoutons pas les chrétiens : la compassion et la pitié ne sont pas des vertus, ce sont des mécanismes qui se déroulent malgré nous et qu'il faut s'efforcer d'éviter. Compatir, c'est souffrir avec ; c'est accepter la souffrance de l'autre, l'intégrer à soi, comme s'il était utile de la multiplier ! Il faut le dire toujours : aucune concession à l'égard de la tristesse, ne jamais laisser quelqu'un penser qu'elle puisse avoir une quelconque fécondité, une quelconque vertu, une quelconque beauté. Sur ce point, plus que sur n'importe quel autre, il faut se montrer intransigeant ; accorder ce point, c'est déjà ouvrir la porte au pessimisme. Quant aux signes de compassion, c'est tout à fait autre chose : la politesse exige dans certaines circonstances de montrer que nous ne sommes pas indifférents à la souffrance de l'autre, lui assurer que nous comprenons son affliction ; mais ces gestes et ces paroles sont du théâtre, et celui qui joue ne souffre pas.

Néanmoins, il y a une bonne façon de consoler, véritablement et autrement qu'avec un masque triste ; c'est en exprimant sa propre force. Non pas fanfaronnade et vanité, cela va de soi ; mais transmission d'énergie et expression de puissance réjouissante. La tristesse et la joie sont à égalité : l'un et l'autre se transmettent ; et si la vue d'un homme triste tend à attrister, un homme naturellement joyeux transmet sa joie. Il est malsain d'encourager le malheureux dans sa plainte ; c'est l'enfoncer encore davantage dans sa tristesse, car même si, en faisant ainsi, nous lui donnons une petite satisfaction d'amour-propre, nous affaiblissons également sa volonté ; la passivité l'étreint peu à peu, il ne songe même plus à se relever par lui-même. Les larves sont trop persuasives et nombreuses pour que, par faiblesse, nous les aidions à ramper et à se reproduire. Au contraire, il est sain d'encourager le malheureux en lui faisant voir notre propre bonheur ; s'il n'a pas une mauvaise nature, il se réjouira de cette vision, préférera les exhortations toniques aux lamentations partagées, et, voyant notre sourire, il sourira un peu, lui aussi. Tout cela se trouve dans Spinoza et dans Alain. D'ailleurs, si les Propos sur le bonheur d'Alain sont aussi efficaces, c'est sans doute du fait qu'il n'y a pas un seul moment où il donne raison à notre tristesse ; il oblige le lecteur à s'en prendre à lui, et non à sa nature ou ou au destin ; et, ce qui fait que les aliniens sont plus heureux que les nietzschéens, c'est que l'on sent, dans la prose elle-même, la puissance sereine d'Alain qui contraste tellement avec l'emphatique et trop enthousiasmante poésie de Nietzsche. Les faux sourires se remarquent, même dans l'écriture ; et les grands enthousiasmes finissent toujours dans la déception.

Quant aux éternels malheureux qui sont jaloux de notre bonheur, laissons les pleurnicher.

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Commentaires
D
Les laisser pleurnicher ou, de temps à autre, les assommer, comme disait l'autre.
Scolies
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