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Scolies
7 janvier 2012

XCIII

La gaieté est la forme la plus agréable du courage.

Anatole France

 Dartagnan-musketeers

J'ai récemment commencé à lire les Trois mousquetaires parce que c'était les vacances et que je voulais me détendre ; je n'attendais rien de ce roman, sinon qu'il soit passionnant et divertissant, car je croyais lire un livre qui n'était que populaire et amusant : préjugé ne venant certainement pas de l'école, où Dumas est bien sûr ignoré, mais de ce que j'ai entendu ici et là à propos de ce gros écrivain bon vivant qui s'aidait d'un nègre pour écrire ses œuvres. Je me souviens vaguement d'un jugement de Flaubert sur Dumas que je viens de retrouver (ce qui m'eût pris peut-être une journée entière si l'informatique n'eût pas été à mon service) : « D'où vient le prodigieux succès des romans de Dumas ? C'est qu'il ne faut pour les lire aucune initiation, l'action en est amusante. On se distrait donc pendant qu'on les lit. Puis, le livre fermé, comme aucune impression ne vous reste et que tout cela a passé comme de l'eau claire, on retourne à ses affaires. » À ce moment, j'avais confiance en Flaubert, et je ne m'imaginais pas qu'un écrivain aussi sévère pût se tromper en formulant un jugement aussi rude ; cette confiance d'un adolescent ne parvenant pas à se remettre de la lecture de Madame Bovary s'évapora lorsque je découvris Stendhal ; et, maintenant, je comprends parfaitement pourquoi Flaubert ne pouvait que mépriser le Rouge et le Noir, Les Trois Mousquetaires, et je suis sûr qu'il eût été également furieux s'il avait vu qu'on pouvait considérer Simenon comme un grand écrivain. Mais je m'étendrai là-dessus un autre jour.

Si j'insiste tant sur mon préjugé, c'est que ma surprise fut gigantesque en découvrant les Trois mousquetaires, et presque dès le début du roman ; mais maintenant que j'en suis au trois quart, je suis encore tout émerveillé dès que j'avance dans cette œuvre si méprisée. Il y a une grossière erreur dans le jugement porté contre ce roman : du fait qu'il semble être fait pour les adolescents et du fait qu'il soit effectivement amusant, on en déduit qu'il ne saurait être pris au sérieux, et qu'il n'est qu'un enchaînement de plaisantes histoires invraisemblables ne méritant pas notre estime. Mais il n'y a pas que de l'amusement là-dedans. Les trois mousquetaires, c'est un torrent joyeux qui semble ne s'arrêter jamais ; c'est un déferlement qui emporte le lecteur heureux ; c'est un tonifiant sans pareil qui fait aimer le combat, l'amour, l'amitié, et, bien évidemment, les bons repas. Rarement je n'ai lu quelque chose d'aussi stimulant. Il y a une similitude avec Stendhal, quoique Dumas ait moins de finesse psychologique et que de toute façon personne ne peut égaler Stendhal dans l'art de créer cet inébranlable mouvement romanesque que rien n'arrête (Le caractère de la force est de se foutre de tout et d'aller de l'avant, je n'oublie jamais cette phrase) ; aussi, Stendhal touche le cœur de plus près. Mais ce que je trouve en Dumas n'en est pas moins précieux : c'est avant tout, je crois, une espèce d'engouement incontrôlable pour les forces libres et joyeuses que sont, chacun à leur manière, d'Artagnan, Porthos, Aramis, et Athos. D'où le choix de la belle et simple phrase d'Anatole France pour les évoquer, car tout le charme de ces personnages vient de cette liaison entre le courage et la gaieté que seul un génie et une heureuse force de la nature pouvait représenter avec autant de puissance, liaison condensée en quatre personnages inoubliables. Flaubert parle d'eau clair, mais dans les romans de Dumas, on ne cesse pas de boire du bon vin : je tiens l'épisode de l'enfermement d'Athos dans la cave du pauvre aubergiste, enfermement de huit jours durant lequels il est dit qu'il ne débouchonne pas moins de cent cinquante bouteilles, comme l'un des plus beaux moments de la littérature universelle. Je trouve la trivialité de la scène proprement sublime ; mais sans doute qu'il faut également apprécier Rabelais pour sentir ce genre de sublime, sublime qui, quant à moi, ne m'écrase pas moins que les cathédrales et les tumultueuses tempêtes auxquelles on associe d'habitude le concept de sublime.

Ces héros que j'aime de tout mon cœur ont quelque chose de follement français et je crois que la courte œuvre de François Couperin, intitulée l'Ardeur ou Sous le domino incarnat, jouée au clavecin et surtout pas au piano qui déforme totalement l'oeuvre, exprime assez bien l'esprit de ces hommes à la fois vigoureux et légers, à la fois chevaleresques et galants, à la fois courageux et joyeux. Qui n'a pas envie de vivre les imprévisibles aventures de d'Artagnan, et surtout, d'être animé par les mêmes tendances puissantes ? Avoir des amis fidèles et singuliers avec lesquels on fait régulièrement bombance, défier un peu témérairement les sots tout en étant capable de prudence lorsque cette vertu s'avère nécessaire, faire gaiement de l'esprit tout en combattant pour des causes dangereuses, se plonger volontairement dans des intrigues amoureuses complexes nés de belles femmes en corset – n'est-ce pas un rêve qui séduit à tous les âges, au-delà de l'adolescence ? Le caractère de ce livre est impérissable, n'en déplaise aux contempteurs de Dumas, qui sont en général les mêmes qui dédaignent le théâtre de Feydeau, Courteline et Guitry.

Je crois qu'on se méprend aussi sur Anatole France ; dès que j'aurais le temps, je prendrais la peine de lire cet auteur dont on dit qu'il a un style superficiel et trop classique, dont l'ironie serait désuète, et qui a fait écrire à Aragon : «Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé». Comme les surréalistes ont passé leur temps à faire les enfants se rebellant bêtement contre le bon goût, préférant les emphatiques et amphigouriques exercices de Rimbaud et de Ducasse aux soi-disant « cartes postales » des romans de Balzac, je suis presque sûr que je ferais, en le lisant, une bonne découverte.

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