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Scolies
10 janvier 2012

XCVI

Nul ne fera jamais s'épanouir les capacités de son intellect s'il ne fait en sorte que la solitude occupe au moins la moitié de sa vie. Autant de solitude, autant de vigueur.

Thomas de Quincey

kant_konigsberg 

La vie en société ne permet pas l'épanouissement des forces créatives, quelles qu'elles soient, d'un individu. La vie en société permet autre chose, qui est plutôt le couronnement joyeux de la croissance de ces forces : la finalité de toute conversation, j'aimerais développer ce point un jour, n'est jamais autre chose que le plaisir.

Il y a une explication simple à la fécondité de la solitude : c'est que ce n'est que dans la solitude, où l'on ne se soucie pas de ce que les autres pensent de nous, où l'on n'est pas pressé par des regards exigeants, où nul devoir ne s'impose directement à nous, ce n'est que dans cet état d'indépendance presque sacré pour l'homme aimant la pensée que l'on peut méditer à sa guise, avancer dans les chemins que l'on s'est imposé, faire tourbillonner inlassablement sans impératif de temps notre pensée sur point choisi, et, en somme, faire mûrir librement notre intellect. Ceci semble assez évident par soi-même, mais l'observation des hommes – et je parle surtout de ceux qui disent vouloir augmenter leurs capacités intellectuelles – montre pourtant le contraire : ils évitent la solitude, n'en aperçoivent pas les bienfaits, et ratent l'occasion de s'améliorer eux-même. Il est vrai que beaucoup disent aimer la pensée, mais que peu l'aiment vraiment ; or, il est presque toujours visible que les hommes reçoivent tout ce qu'ils veulent ; seulement, ce qu'ils veulent, ils font semblant de le savoir, ils évitent d'avouer leur désir secret, et légitiment par la puissance tyrannique du destin leur propre absence de volonté déterminé.

Les étudiants ne cessent de se plaindre de la qualité médiocre de leurs cours, blâment les professeurs pour leur incompétence, et s'agenouillent soudainement lorsqu'ils ont la chance de découvrir un professeur éloquent et charismatique ; ils se mettent à boire le discours magique avec avidité, sans perdre la moindre goutte ; ils apprennent par cœur tout ce qui sort de la bouche dorée du professeur idolâtré – fétichisme plus fécond qu'un autre, sans doute, mais fétichisme malgré tout, qui fait confondre pensée et croyance, et qui tend à faire dépendre l'accroissement de l'intellect d'une personne tierce. Pourtant, rien n'est plus faux ; ce n'est toujours que seul avec soi-même que l'on peut développer ses capacités propres ; et s'il est vrai que d'autres personnes peuvent nous influencer, ce n'est qu'en donnant des possibilités de pistes à suivre et par des mouvements qui stimulent la volonté : mais l'essentiel est en soi, toujours. Pour les hommes déployant leur force dans une activité intellectuelle, tout se joue dans ce monologue incessant, car ce n'est pas dans le dialogue que se trouve la vérité profonde que cherche pour son compte chaque individu ; c'est dans le monologue que l'on conquiert nos vérités. Ce n'est pas en écoutant les autres discourir et débattre que l'on apprend ; c'est en lisant, et en méditant de ce qu'on lit – toutes les autres voies sont des voies détournées, indirectes, faibles, voire tout à fait illusoires. Bien des étudiants devraient y songer, qui tous les jours fondent en jérémiade en voyant la médiocrité (toujours plus rêvé que réel) de leur établissement, et qui ne cessent de rêver d'un autre établissement prestigieux, fantasmant de professeurs géniaux, produisant un contenu toujours intéressant, ce qui leur permettrait selon eux et de s'intéresser davantage à leurs études et de mieux réussir que dans leur insatisfaisant et emmerdant établissement actuel. D'où ces provinciaux qui se lamentent misérablement de la nullité de leurs cours et qui se réfugient dans le rêve parisien ; fuite qui aboutira à une autre fuite, car arrivé à un certain niveau de maturité, les professeurs ne changent plus rien à l'affaire ; il est trop tard pour être bouleversé, mis sur un chemin absolument nouveau ; bientôt ils trouveront un autre moyen de légitimer la nullité, laquelle n'est pas à trouver dans les conditions extérieures de l'épanouissement de leur intellect, mais bien en eux-même, dans leur intellect même. Leopardi, dont l'enfance passé seul dans une bibliothèque est bien connu, n'avait pas besoin de bons professeurs pour devenir génial.

Fuyez, intellects insatisfaits ! Rêvez donc de mondes meilleurs ! Vous finirez par être acculés dans votre bocal sans issue, je veux dire votre intellect médiocre. Choisissez un lieu où vous établir en fonction de la meilleure harmonie de votre corps avec l'environnement, en fonction du plaisir que vous donne votre entourage, en fonction d'intérêts financiers, de confort, de goût, mais non pas en fantasmant un paradis dans lequel votre intelligence s'épanouirait mieux qu'ailleurs. L'intelligence se fout de l'espace et du temps ; elle déploie sa force dans tous les lieux et à tous les heures de la journée ; le bon étudiant mûrit ses pensées aussi bien sur les bancs d'Harvard que sur la chaise bancale d'une université paumée ; et Kant, s'il écrivit ses Critiques immortelles à Königsberg, eût tout aussi bien pu réaliser cet exploit à Francfort, Berlin, ou je ne sais où encore. 

Tout est en nous.

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