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Scolies
17 mars 2012

CLXIII

Chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce, il arrivera sans doute à les élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que pour un instant, juste le temps de créer un automatisme nouveau : les portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne il ne réussit qu’à l’allonger. Avec l’homme, la conscience brise la chaîne. Chez l’homme, et chez l’homme seulement, elle se libère.

– Bergson

fable_de_la_fontaine___illustration_grandville___les_deux_mulets

Le problème essentiel posé par la question de la conscience de l'animal est le suivant : n'y a-t-il qu'une différence de degré entre la conscience de l'animal et la conscience de l'homme, ou y a-t-il une véritable différence qualitative entre les deux ? Or, nous nous aperçevons rapidement que la conscience humaine n'est pas simplement un peu plus élevée que la conscience de l'animal ; cette conscience diffère en nature et permet à l'homme de faire ce que ne pourra jamais faire l'animal : choisir. L'animal, aussi intelligent qu'il peut être, aura toujours une puissance de choix très limitée, il suit le chemin que lui a tracé la nature : il ne peut dépasser l'écoute strict de ses instincts. S'il choisit, ce n'est que pour obéir à la nature.

Au contraire, chez l'homme, "la volonté parle encore, quand la nature se tait", comme le dit Rousseau : la puissance de choix à nulle autre pareille que lui donne sa conscience l'émancipe de la tyrannie des instincts ; mille questions, mille préoccupations non dictées par ses instincts de survie avancent vers lui ; et les plus surprenantes bêtes n'entrevoient rien des problèmes proprement humains. La conscience humaine explore des possibilités de chemins radicalement différents de ceux de l'animal, et l'essentiel est là ; c'est la conscience qui fait apparaître ces chemins qui ne peuvent qu'être humains, et non pas une autre faculté. L'ère de l'homo faber commença lorsque l'homme put voir plus loin que sa survie dans le présent ou le futur proche ; c'est là que l'homme montra pour la première fois sa puissance créatrice consciente qui le fait différer qualitativement des autres êtres vivants. Montrez-moi un animal composant une musique, fondant une religion, maîtrisant la technique du feu, séduisant une femelle par des poèmes – autant d'activités humaines montrant que sa conscience ouvre des sentiers créatifs menant plus loin que la survie de l'espèce – et j'admettrais que la conscience humaine ne diffère de la conscience animale que par degré.

Évidemment, la position extrême de Descartes qu'on se complaît à critiquer pour montrer que les philosophes ont négligé les animaux est excessive. Malebranche, disciple de Descartes, prenait un malin plaisir à frapper en public les animaux et comparait leurs cris au bruit mécanique d'une porte qui s'ouvre ! Pour lui, les animaux ne connaissent tout simplement pas la douleur, ce qu'il justifie par des raisons théologiques : les hommes souffrent parce que Dieu a puni le péché originel ; or l'animal est irresponsable, il ne peut commettre de péché ; et comme Dieu est juste et parfait, il ne peut infliger de la souffrance à des êtres innocents. Ce qui, en effet, n'est guère convaincant ; ce n'est pourtant pas une raison pour verser dans le vice inverse, comme on le fait aujourd'hui, et prétendre que nous sommes des animaux comme les autres.

À ceux qui s'émerveillent béatement devant leurs bêtes adorés en leur prêtant des hautes vertus qu'ils n'ont pas j'aimerais poser cette quesiton : vos animaux ne sont-ils pas aussi cruels, en ce sens qu'ils prennent plaisir à la douleur de leurs semblables ? Je me baladais une fois près du Rhin, regardant, quelque peu émerveillé, la démarche toujours drôle de quelques canards qui passaient par là ; puis, pour je ne sais quelle raison, ils se mirent à attaquer férocement un membre de leur groupe ; il fuyait, ils le pourchassaient, ils l'enfoncèrent tous ensemble dans l'eau. Belle fraternité unissant les canards !... Nietzsche eût apprécié ce spectacle ; il eût vu la terrifiante Volonté de Puissance du canard. 

 
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