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Scolies
8 juillet 2012

CCLXXVI

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.

– Du Bellay

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L'art est consolateur. Pourquoi ? Au contraire, ne dit-on pas souvent qu'exprimer son amertume et répéter ses plaintes ne font qu'aggraver la souffrance ? On ne sort pas de cette impasse tant qu'on ne voit pas dans l'art la discipline s'exerçant sur le sujet contemplatif et encore davantage sur l'artiste lui-même. Il faut même aller plus loin, et dire que l'on ne peut rien comprendre du tout à l'art si l'on ne part pas du constat que les sentiments se règlent et se modèrent par l'expression disciplinée. Il n'y a donc rien de plus faux que l'idée selon laquelle l'artiste transmet spontanément ses émotions à des spectateurs ; ses émotions ne constituent que le fondement de son oeuvre, bientôt élevées, civilisées, et rendues communes à tous par l'effet des contraintes vertueuses.

Se plaindre à son ami que l'on est malheureux, en accusant violemment le sort, en gesticulant chaotiquement, en communiquant sans réflexion les pires idées venant à l'esprit, et chanter son malheur, cela est tout à fait différent. Lorsque que l'on parle sous le coup de l'émotion, les paroles dangereusement se précipitent, et rien ne limite la malheureuse effusion. L'art méprise ces tristes bavardages sans règles. Être artiste, vivre en artiste, c'est d'abord avoir une saine puissance sur soi, ce que la danse montre mieux que tous les autres arts. Le chant le fait bien voir aussi ; car la musique ne tolère point l'impureté des émotions indisciplinées ; elle exige la supression de tout ce qui n'entre pas dans le sévère carcan de l'harmonie, ce qui se voit avant tout par la position parfaitement réglée du corps. Les professeurs de chant apprenent à bien se tenir ; c'est que sans cette discipline physiologique, le chant pur ne peut apparaître. De plus, et on pourrait disserter sur ce sujet longuement, la musique est rythme : le musicien comme l'auditeur doit faire l'effort de suivre ces successions ordonnées de notes allant en un chemin déterminé. L'art est la négation du chaos ; il est une victoire sur le désordre. 

La poésie est fondamentalement musique. La contrainte y est beaucoup plus marquée que dans la prose, ne serait-ce que par la nécessité de plier l'expression aux règles strictes de la versification. C'est pourquoi, je le dis en passant, le vers libre est la négation de la poésie véritable, riche de contraintes fécondes ; et l'on doit commencer par être esclave de la versification pour aboutir à la création d'une poésie réellement libre. La liberté ne commence jamais par la liberté ; mais de cela, une autre fois. La poésie est donc contrainte ; comme la musique, elle est rythme ; l'oreille attend et devine la rime ; l'esprit est actif, s'il écoute réellement, et doit se conformer aux règles. Mais la poésie est discipline par d'autres choses encore, par la nécessité de la prise de distance vis-à-vis de soi-même, par le besoin d'universaliser le sentiment en un langage commun, par le désir ardent d'être fort, ce qui ne peut se faire que par l'épuration de ses propres sentiments. D'où la catharsis d'Aristote, indépassable, malgré les incompréhensions et les sottises nietzschéennes. D'où Lamartine et Musset, qui pleurnichent moins qu'ils ne se consolent par le chant maîtrisé.

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