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Scolies
19 juillet 2012

CCLXXXVII

Plus je vais, et plus je pense qu’on ne devrait peut-être commencer à écrire que vers quarante ans. Avant, rien n’est mûr, on est trop vif, trop sensible, pour ainsi dire, et surtout on aime encore trop la littérature, qui fausse tout.

– Léautaud

Deux questions s'imposent : d'abord, que fait-on en attendant d'avoir quarante ans ? Ensuite, comment peut-on être sûr de ne pas rendre l'âme avant la quarantaine ? Le cas tragique de Simone Weil fait réfléchir. Je fus réellement indigné lorsque je découvris, coup sur coup, et son potentiel unique, et la brièveté de sa vie. On devrait pouvoir sacrifier des bonhommes inutiles pour que Dieu fasse vivre les grands de ce monde. J'aurais tout fait pour que Simone Weil vive et épanouisse sa pensée prometteuse. Il est scandaleux qu'une femme aussi prodigieuse meure à 34 ans tandis que tant de salauds et de connards croupissent dans leur basse existence jusqu'à leur centième année. La tragique mort prématurée de Simone Weil est presque du même ordre que celle, encore plus abominable, de Pergolèse et de Mozart. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous poser ces questions : qu'aurait-elle écrite ? Comment aurait-elle analysé l'après-guerre ? Si elle eût vécu davantage, je suis persuadé qu'elle eût écrasé par la supériorité incontestable de son oeuvre toutes les billevesées d'un Sartre, dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'elles ne valent pas grand chose une fois la mode passée. D'ailleurs, même sans avoir vécu davantage, elle surpasse tous ces intellectuels prétentieux qui pullulaient déjà à son époque.  

Bref, il est par là évident qu'il faut se garder de toute attente prolongée, et que l'empressement d'agir n'est point un signe d'impatience immature, mais qu'elle correspond à une nécessité vitale de l'oeuvre en construction. Je me réjouis que Balzac n'ait pas médité davantage sur la Comédie Humaine et qu'il se soit dépêché, au malheur de son estomac inondé de café, de la construire chaque année avec autant de vélocité ; le temps était compté. Est-ce après quarante ans que nous pouvons donner le meilleur de nous-mêmes ? C'est probable, quoiqu'il ne puisse y avoir de règle générale en cette matière. Rousseau n'était pas grand chose avant quarante ans ; Proust entreprit la rédaction de la Recherche alors qu'il avait 37 ans ; et les oeuvres de jeunesse de Flaubert, bien que remarquables, ne sont rien à côté de ses oeuvres de maturité. Les contre-exemples existent, mais sont tout de même moins nombreux. Il faut dire aussi que tout le monde n'atteint pas la maturité au même rythme ; n'est pas Victor Hugo qui veut. Par ailleurs, il est nécessaire de se souvenir à chaque circonstances que l'attente est presque toujours une mauvaise solution ; l'attente, c'est le début du renoncement. Au contraire, il faut toujours agir, malgré les erreurs inévitables, malgré la médiocrité difficilement supportable de l'action ; ce n'est qu'ainsi qu'un véritable progrès peut voir le jour en soi-même. Car on peut aller vers ses quarante ans en n'ayant presque pas avancé depuis ses vingt ans ; j'ai même observé des êtres qui ont manifestement davantage reculé qu'avancé au fil des années ; aussi, ils attendaient le moment d'agir. La sagesse, qui est la clef de toutes nos réussites, la source de toutes nos belles oeuvres, consiste justement à saisir le bon moment dès que possible, c'est-à-dire tous les jours. La patience n'est point dans l'attente rêveuse d'un chimérique moment opportun, d'un vague messie n'arrivant jamais, mais dans la persévérance dans l'effort réalisé tous les jours pour poursuivre son idéal. Les débuts sont décevants, certes ; toutefois, consolons-nous, car la récompense est à la mesure de la peine fournie. 

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