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Scolies
21 juillet 2012

CCLXXXIX

Eh bien ! enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu'ils sont, des moyens.

– Honoré de Balzac

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Comme le titre de l'ouvrage l'indique, Illusions perdues est un roman consistant essentiellement à déniaiser le célèbre protagoniste, Lucien de Rubempré, et évidemment, par la même occasion, le lecteur, qui lui aussi est est presque toujours riche d'illusion, notamment sur la vie parisienne et le milieu de la littérature. L'oeuvre, comme toujours chez Balzac, n'a pas pris une ride, malgré les siècles ; la transposition avec notre propre époque se fait naturellement, sans même y songer. Aussi, il faut dire qu'il n'y a rien de plus sot que de lire Balzac en simple historien, comme on le fait assez souvent. Quiconque a lu Balzac sérieusement ne peut pas s'en tenir bien longtemps au cliché de l'écrivain réaliste, rigoureux peintre de son temps ; la fantaisie et la profusion stylistique inimitable viendront très rapidement effacer ce pénible préjugé.

Dans le roman, comme d'habitude, notre puissant écrivain n'y va pas par quatre chemins, et tous les procédés littérairse sont employés : description sardonique, discours pathétiques, dialogues ironiques servent ensemble à dévoiler la cuisine de la gloire, ainsi que le dit génialement Balzac. Là, en l'occurence, Lousteau, fascinant personnage clef de l'oeuvre, est en ne peut plus explicite. J'admire sa phrase brève qui résume tous les longs discours qu'il a tenu auparavant à Lucien de Rubempré. Comment ne pas songer directement à Kant en l'écoutant, ce conseil cynique ? "Agis de façon que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen." La lecture de Kant jointe à celle de Balzac permet d'établir ceci : il est rigoureusement impossible d'être moral dans le monde commercial du journalisme et de l'édition ; on pourrait aller jusqu'à dire que la moralité est absolument contraire à la satisfaction de la passion de l'ambition. Entre parvenir et vivre moralement, il faut choisir ; le choix est en général si vite fait que la question ne se pose même pas. Au moins, au début du XIXème siècle, la question se posait, ce qui est déjà beaucoup ; désormais, la moralité n'existe même pas comme question. 

Pourtant, il me semble que nous pourrions sortir la maxime de Kant de la moralité pure et strictement théorique ; je veux dire qu'elle ne me semble pas impossible à pratiquer, si tant est que l'on a un mode de vie pouvant correspondre à l'exigence de la maxime. Il s'agit d'un effort permanent à faire sur soi en cherchant sans cesse à voir l'être humain en son semblable, le reconnaître comme un frère, et ce, quel que soit la situation donnée. Alors évidemment, lorsque notre seul objectif dans la vie est de gravir les vaines échelles de la vie sociale, les exigences de la maxime paraissent utopiques ; en effet, parvenir, c'est maîtriser l'argent, c'est être capable de voir dans tous les individus qui nous  un moyen d'augmenter son capital, ce qui est de toute façon inévitable si l'on se souvient que l'argent, par définition, ne saurait jamais être une fin. On comprend donc aisément pourquoi le mode de vie capitaliste, entièrement fondé sur l'argent et donc sur le culte d'un simple moyen, s'oppose totalement à toute forme de vie morale. On ne saurait espérer qu'une majorité d'hommes choisissent le chemin de la vie morale ; que le vulgaire tende à la bassesse pratique plutôt qu'à la moralité désintéressée n'est certes pas une découverte ; toutefois, on pourrait légitimement attendre de nos semblables encrassés dans la triste vie capitaliste qu'ils ne donnent pas de leçon de morale, comme ils ne se privent pas de le faire. Ce qui est insupportable, ce n'est pas le vice, souvent charmant comme le diable, mais les belles âmes, ces déchets roses de l'humanité qui font les pires infâmies en tenant des discours puant la condescendance et la honte de la fausse bonne conscience.

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