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Scolies
22 novembre 2011

XLVII

Sentimus experimurque nos aeternos esse.

Spinoza

dali_montre 

J'ai longtemps été fasciné par cette phrase, que je me plaisais à recopier un peu partout : sur mes cahiers de cours, dans mes Ardoises, sur des morceaux de papiers errants, sur mon agenda... C'était à l'époque où j’approfondissais l'Éthique de Spinoza ; je me cassais la tête sur ce monument avec beaucoup de ferveur ; je ne jurais plus que par l'éternel Baruch, que je trouvais plus cohérent, plus assimilable que mon philosophe moustachu préféré. Le plus fascinant dans l'Éthique me semblait évidemment être le cinquième livre, que je m'acharnais à comprendre, à l'aide de commentaires érudits qui m'ont plus ennuyé qu'autre chose (je ne reconnais que deux auteurs qui ont su réellement stimulé le goût pour Spinoza : Alain et Deleuze). On a beaucoup glosé sur le scolie de la proposition XXIII du cinquième livre, dont cette citation est issue ; beaucoup, à tort, y virent la preuve du mysticisme de Spinoza : il n'y a rien de moins pertinent que la comparaison, faite par exemple par Victor Cousin, de Spinoza avec les sages orientaux.

Je croyais à l'éternité, et je pensais que certaines expériences concrètes dans lesquelles je sentais un sentiment d'éternité étaient une preuve de l'affirmation de Spinoza. L'espèce d'extase que je ressentais lors de certains rares moments d'exaltations amoureuses ou lorsqu'une cantate de Bach venait s'imposer en mon esprit, provoquant cette sensation forcément indéfinissable, tendait à me croire que le temps s'était arrêté, que tout mon être ne coïncidait plus avec les catégories du temps, que je baignais, en somme, dans l'éternité. Ce fut la découverte de la philosophie de Bergson qui ébranla toutes mes convictions à ce sujet et qui me firent douter de la réalité de l'éternité (il existe certes un concept d'éternité chez Bergson, mais il est fort différent de celui de Spinoza : l'éternité chez Bergson est comme une sorte de condensation paradoxale de la durée). Être éternel comme la vérité du triangle rectangle – car c'est bien de ça dont il s'agit avec Spinoza, c'est une éternité du concept qu'il propose – ne me disait franchement plus rien, au contraire ; je me mis à me méfier du concept d'éternité, et à voir en lui une volonté symptomatique et platonicienne de vouloir immobiliser, pour se rassurer, ce qui est toujours mouvant. Sub specie durationis plutôt que sub specie aeternitatis : tel fut le bouleversement radical provoqué par la lecture de Bergson, et tel est le véritable renversement du platonisme. Je n'arrive plus à fantasmer comme avant sur le troisième genre de connaissance qui permettrait de saisir les essences singulières des choses, et a fordiori l'essence de notre corps singulier, en les considérant selon leur éternité ; beau rêve vain, me dis-je aujourd'hui ; magnifique ineptie rationaliste ne pouvant être opératoire que du point de vue conceptuel. Il n'est pas évident d'envoyer valser comme ça le désir d'éternité ; mais lorsque nous savons vivre, nous sommes alors à l'aise avec la durée, nous la chérissons, nous nous plaisons à nous fondre en elle – comme avec une femme aimée. 

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