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Scolies
2 janvier 2012

LXXXVIII

Si l'on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce serait la salle d'attente.

Jules Renard

Rococo 

Essayons de décrire cette sinistre salle d'attente ainsi que ses occupants. Figurons-nous une pièce sans fenêtres emplie de chaises, d'ornements, et de divertissements variés : les chaises sont uniformes et banales, les ornements tapageurs et du plus mauvais goût, les divertissements lassants et enfantins. Il y a du monde dans la salle d'attente ; tous sont serrés les uns contre les autres, respectueusement silencieux ; certains sont obligés, malgré leur fatigue visible au visage, de demeurer debout ; mais enfin tous sont immobiles, personne ne marche, tout semble arrêté, et c'est toujours machinalement, sans conscience, que de rares gestes sont exécutés. On y sent cette odeur caractéristique des salles d'attente, étrange et artificiel mélange du neuf et du vieux, comparable à ces femmes monstrueuses, genre Catherine Deneuve, qui cachent leur décrépitude par une chirurgie esthétique produisant, avec le temps, un sentiment d'horreur plutôt que de beauté.

Les individus présents semblent n'avoir qu'un seul sens : la vue. Leurs yeux sont rêveurs ; les uns sont concentrés sur un objet fixe que leur imagination déforme à leur guise, tel ce mauvais tableau représentant une idylle ou tel ce bouquet de fleurs artificiel aux couleurs criards ; les autres errent, leurs regards ne se dirigent vers rien de précis, flânant partout et donc nulle part, regards terriblement vides ; tous sont rêveurs, tous sont plongés dans leur pensée et n'en sortent jamais ; ils attendent ; et, parfois, ils toussent. Vue avec de la distance, la salle d'attente ressemble à un nuageux ciel d'idées mouvantes : les particules de ces pensées vaporeuses, irrésolues et sans ordre, tombent et remontent, vont dans des sens contradictoires, s'attirent et se repoussent, et, avançant et reculant toujours, ne parviennent jamais à se liquéfier et encore moins à se solidifier ; ces ombres de pensées existent à peine. Si nous pouvions pénétrer, curieux, dans leurs rêveries, nous trouverions un enchevêtrement de jérémiades bruyantes et de désirs impossibles, un composé chaotique de souvenirs tristes et de fantasmes de loteries gagnées ; obsédants, les remords et les images de bonne heure se confondent : images de liens brisés, d'échecs répétés, d'erreurs incomprises ; images de plage et de soleil, de jeunesse et de beauté éternelles, de domination tranquille, de richesse imprévue, de voyages incessants, d'esclaves dévoués, d'héritage, de dons, de rapidité, d'immédiateté, de totalités soudainement données – images de larves. Le présent n'existe pas dans la salle d'attente du bonheur.

Il y a trois portes : la première, petite, discrète, oubliée, verrouillée de l'intérieur, est celle dont tous sont venus, c'est la porte de la naissance ; la deuxième, d'un noir attrayant, est contemplée avec avidité par les nombreux neurasthéniques de la salle, c'est la porte de la mort ; la troisième, avec ses aguichants entrelacements de figures colorées et rococos est l'objet de toutes les pensées, elle séduit même les plus vieux, grâce à son charme elle empêche les plus faibles d'ouvrir la seconde porte, elle offre mille attraits différents pour chaque paire d'yeux, elle fait rêver tout le monde, elle est la porte du bonheur, elle resplendit, brille, éclate – elle n'a jamais été ouverte. 

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Commentaires
B
Je vous remercie pour vos encouragements, et surtout, je suis heureux de constater que vous partagez mon point de vue sur ces femmes qui refusent d'accepter le vieillissement. Je préfère voir une femme qui ne cache pas sa vieillesse et dont on peut parfois admirer les marques d'une ancienne beauté, à ces femmes devenant de plus en plus monstrueuses à mesure qu'elles essayent de cacher les signes naturels de leur flétrissement ; la première m'émeut, la seconde, malgré moi, me dégoûte. De même que, selon Bergson, le rire naît du mécanique plaqué sur du vivant, le dégoût vient peut-être de la vision de l'artificiel plaqué grossièrement sur le naturel – alors que l'artifice efficace est toujours discret et se contente, modestement, de renforcer les beaux traits de la nature.
D
Ce texte est très beau. Comme le sont ces femmes qui acceptent leurs rides. Et le dernier paragraphe est admirable. <br /> <br /> <br /> <br /> Crénom, voilà une année qui débute sur les chapeaux !
Scolies
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