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Scolies
3 janvier 2012

LXXXIX

Il y a des circonstances où le mensonge est le plus saint des devoirs.

Labiche

fernandel_chapeau_de_paille 

Ce qu'illustre parfaitement les pièces de Labiche, où les protagonistes sont toujours embarqués dans des quiproquos de plus en plus complexes, et sont contraints, à cause de ces malentendus inévitables, de voiler aux autres certains détails ou d'improviser des histoires plus ou moins vraisemblables. Sans cette nécessité de mentir, les pièces de Labiche n'auraient pas autant de charme et ne seraient pas aussi drôle ; et l'on voit bien, dans Le chapeau de paille en Italie, ou dans le Voyage de monsieur Perrichon, ou dans la Poudre aux yeux, ou dans bien d'autres encore, que c'est le mensonge qui fait la tension nécessaire au bon spectacle, et qui est, en quelque sorte, le fil conducteur de toute la pièce. Si Kant eût vu en les comprenant les pièces de Labiche, s'il eût connu les égarements embrouillés et les passions imprévisibles du cœur, s'il eût, enfin, davantage connu la réalité de la vie sociale, qui ne peut être arbitrairement séparée de la morale, il n'eût pas tant insisté sur l'impératif catégorique de dire absolument la vérité, toute la vérité. Benjamin Constant, dont on sait qu'il eut une expérience plus riche de la complexité humaine que Kant, fit des objections pertinentes au philosophe allemand ; mais une morale pure fondée a priori se moque bien des difficultés de l'application de la théorie à la réalité quotidienne, car, ce qui est certes curieux pour l'édification d'une morale, elle ne cherche pas à être pragmatique : Peut-être qu'aucun acte moral n'a été fait sur Terre, admet Kant ! Par là, la tendance très allemande à faire sans cesse de la métaphysique et à élaborer des systèmes fondés indépendamment de l'expérience, et ainsi à évacuer la complexité de la réalité concrète, montre ses plus grands défauts ; car l'expérience devrait toujours être présent à l'esprit du philosophe afin qu'il puisse modérer et nuancer ses assertions, éviter de se laisser emporter par le torrent de ses idées s'enchaînant furieusement les unes aux autres, et, en somme, afin qu'il ne construise pas des châteaux dans les brumes et les nuages, châteaux fantomatiques dont le sens commun se moque à juste titre. La morale de Kant a au moins ce mérite d'avoir permis à des milliers de professeurs de philosophie de faire facilement des bon cours sur la dichotomie inévitable entre l'idéal et l'expérience, sur les différences majeures séparant la philosophie idéaliste de la philosophie empiriste, sur la difficulté d'élaborer une morale universelle valable dans toutes les situations et fondée rationnellement – et, surtout, grâce à cela, ils ont pu proposer inlassablement à leurs élèves des sujets bateaux sur le devoir de dire la vérité ou le droit au mensonge, dissertations dans lesquelles il suffit de parler vaguement de Kant en faisant sembler de s'élever dans le ciel de la Moralité pure afin de petit à petit redescendre dans les complications prosaïques de la réalité de l'expérience pour honorablement répondre au problème.

Dans de nombreuses circonstances, les hommes disent moins la vérité par amour pour elle ou pour la morale que par faiblesse. Mieux : souvent, ils refusent de laisser dans l'ombre certains détails douteux de leur vie pour le plaisir vaniteux de montrer aux autres qu'eux, au moins, ils ont vécu une vie passionnante et riche en rebondissements. De façon générale, les actes attachés à la morale ne s'expliquent jamais par la pure Vertu ou le pure Vice ; ce sont les tristes sermonneurs qui agitent frénétiquement et emphatiquement ce genre de drapeaux grossiers, prédicateurs et dominateurs faciles qui sont eux-mêmes bien peu moraux, car leurs discours moralisateurs leur permettent avant tout de prendre plaisir à humilier les autres sans essayer de les comprendre. Depuis la nuit des temps, les hommes jugent et condamnent plutôt qu'ils examinent et comprennent ; et je crains que la domination de ces tyrans de tous les jours assis sur leurs pompeux trônes, variables selon les siècles et les pays, et fabriqués avec de gros idéaux uniformes et rigides, ne cessera jamais. 

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