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Scolies
22 février 2012

CXXXIX

Le style c'est l'oubli de tous les styles.

– Jules Renard

jrenard


L'artiste authentique connaît les styles mieux que personne, et il n'y a que les péteux présomptueux qui affirment fièrement leur ignorance pour légitimer leur pseudo-création artistique ("je ne lis pas les grands romans pour ne pas être influencer dans mon écriture" ; "je ne lis pas les philosophes, je tiens à mon indépendance intellectuelle, je préfère penser par moi-même" ; "je n'ai pas besoin de connaître Raphaël ou Rembrandt pour faire de la bonne peinture", disent-ils dédaigneusement). Pierre Louÿs était connu pour son érudition sans pareille, dont il a su habilement jouer ; Flaubert jugeait les styles avec la fermeté du forgeron qui reconnaît une épée aiguisée ; et c'est en virtuose que Proust s'amusait à les imiter (il suffit de lire son pastiche des frères Goncourt dans le Temps retrouvé pour s'en convaincre). D'où une idée qui ne peut être méprisée que de ceux qui ne se sont jamais penchés sur le problème, à savoir que la connaissance des artistes n'abolit en rien la singularité de notre élan créateur, et même qu'elle l'encourage à s'épanouir en nous permettant, grâce à la vision de toutes ces différentes perspectives, de mieux cerner ce qui nous appartient en propre, et, par suite, à cultiver, à faire croître cette singularité.

Et pourtant, le style c'est l'oubli de tous les styles. Quelle est la signification de cette belle formule aisément mémorisable mais qui peut paraître quelque peu obscur ? Simplement qu'au moment de la création, lorsque le peintre peint, lorsque l'écrivain écrit, lorsque le compositeur compose, ils se doivent d'être absolument eux-mêmes, c'est-à-dire de faire taire, lorsque le moment crucial est venu, les voix assourdissantes des grands génies qui les empêchent de librement chanter, d'actualiser leurs virtualités propres, autrement dit, de créer une oeuvre originale et de se façonner un style singulier ; sans quoi, l'on reste un singe avec un pinceau. C'est pour les mêmes raisons que l'on a raison de dire, avec Buffon que le style, c'est l'homme ; mais encore faut-il que toutes les conditions nécessaires à la révélation de l'homme par le style soient réunies, ce qui revient à dire que l'artiste doit réussir à être lui-même en créant, à mettre de sa substance propre dans l'oeuvre. Pour y parvenir, il faut avoir digéré ses influences, les avoir assimilés, incorporés ; et c'est pourquoi les génies sont presque toujours d'abord de talentueux pasticheurs : Mozart intègre dans son style muscial tous les styles de musique qu'il découvre ; Proust semble se libérer de l'influence de Flaubert, de Saint-Simon, en les pastichant, car l'imitation est un moyen d'enfin se débarasser de ces styles puissants et enchanteurs qui obsèdent et nuisent à l'élan créateur de l'artiste. Connaître les style, se laisser bercer par eux, les imiter, pour, au moment de la création, pouvoir travailler à son oeuvre ξὺν ὅλη τῆ ψυχῆ. On ne naît pas soi-même ; on le devient.

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