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Scolies
3 mars 2012

CXLIX

 Il est tout aussi agréable d'écouter la musique qu'il est déplaisant d'en entendre parler. 

– Lichtenberg

Boulez25oct2004

Faire des discours au sujet d'une activité quelconque au lieu de la pratiquer est toujours un pis-aller, mais il en va encore autrement pour la musique, art de l'ineffable, qui fait paraître risible tous les mots déversés pour tenter de la décrire ; en parler, c'est inévitablement manquer l'essentiel, nous ne pouvons, par ce biais, que saisir les contours, l'extériorité de la musque ; c'est que le monde des sons et le monde de la parole diffèrent radicalement, il y a là une irréductible différence de nature. Il n'est point vrai que les mots peuvent recouvrir, par leur puissance, toute la sphère de la sensibilité ; comme le langage, du fait de sa finalité, n'exprime que ce qui est commun, il est incapable de saisir la singularité profonde ; avec les mots, l'intérieur nous échappe toujours, et il n'y a que les artistes qui, éventuellement, quoique toujours imparfaitement, peuvent parvenir à une telle adéquation entre la sensibilité singulière et l'expression commune. Or, plus encore que la poésie, la peinture, la sculpture, ou le cinéma, la musique est un art où la sensibilité a la suprématie sur l'entendement ; plus que dans les autres arts, il s'agit, avec la musique, de se laisser porter par son mouvement enchanteur. Justement, les mots ont, par définition, vocation à immobiliser, et le mouvement ne s'immobilse qu'en perdant son charme propre. Pour persuader quelqu'un de la beauté d'une musique, il ne faut point discourir, mais faire écouter ; c'est dans le silence que s'apprécie les notes, et non dans le brouhaha du logos. La musique est l'art alogique par excellence. L'expert, comme il y en a tellement, qui est capable de dire tout ce qui a à dire à propos d'une nocturne de Chopin, en spécifiant le plus précisément possible ce qui fait la spécificité, dans sa structure et son style, un tel morceau, manque forcément l'essentiel tant qu'il  fait pas taire son savoir superflu pour faire parler l'oeuvre elle-même ; ce qui, par ailleurs, n'empêche pas qu'on puisse élaborer une science de la musique, mais le contenu de cette science sera, me semble t-il, toujours décevant par rapport à la réalité concrète de l'objet qu'elle prétend rationnellement embrasser dans un système. L'expérience montre qu'il est plus intéressant et agréable d'assister une conférence au sujet d'un auteur que nous aimons qu'au sujet d'un compositeur que nous aimons ; car enfin, qu'y a t-il de plus frustrant que d'entendre parler pendant des heures de Mozart sans l'écouter ? Notre avantage, à nous, modernes, est que lorsque nous lisons un livre traitant d'un compositeur, nous pouvons accompagner le discours rationnel avec l'expérience concrète de la musique ; je ne crois pas que j'aurais tant de plaisir à lire La vie de Rossini de Stendhal, en essayant vainement d'imaginer la beauté des arias du Barbier de Séville, si je ne pouvais pas avoir la jouissance d'entendre la musique. Lorsque Proust parle, si génialement, de la sonate de Vinteuil, il ne sert pas l'art musical, mais l'art de la prose. Les drôles de titres que les Français se plaisent à donner à leurs morceaux ne sont qu'amusants et ne représentent rien, ou bien il faudra m'expliquer le rapport entre l'Anguille ou La linotte effarouchée et la musique correspondant à ces étranges titres de Couperin. 

L'idée où je voulais en venir, et à laquelle je ne suis pas vraiment venu, est que l'on peut très bien savoir parler de musique, comme Boulez, et être incapable de bien en faire, comme Boulez.

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